← Retour

Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

16px
100%

AUTOUR D’UN PROCÈS


On sait que la loi interdit le compte rendu des affaires de diffamation et l’on pense bien que, respectueuse de ses décrets, de tempérament soumis et craintif, je n’irais pas me risquer à l’enfreindre, nous exposer à ses rigueurs.

Non que la magistrature, en ce moment, me cause un effroi extrême par un étrange revirement, le temple de Thémis semblerait devenu, avec les irréductibles Sorbonnes, quelque chose comme le lieu d’asile des idées proscrites, le refuge suprême des libertés.

Mais c’est lui témoigner plus de déférence que de ne la pas affronter et c’est pourquoi, dans les neiges d’antan, je préfère rechercher ce qui ressemble davantage au spectacle d’aujourd’hui. Pour faciliter, d’ailleurs, les similitudes, j’enlèverai les noms propres, qui datent et démodent. Le public comprendra mes réticences, approuvera ma réserve, et saura s’assimiler ce qui, du passé, peut convenir au présent.

· · · · · · · · · ·

Paris, 189...

C’est aujourd’hui que vient, en correctionnelle, le procès intenté par l’ex-général Boulanger (M. Boulanger comme on dit présentement) au journal qui, pour le combattre, évoqua la mémoire de son père, imprima que l’ex-avoué de Rennes était un voleur.

On a pu approuver ou ne pas approuver l’attitude de l’homme qui, à l’apogée de sa carrière, en possession de la plus haute situation qui se puisse conquérir, a tout compromis pour se lancer dans une aventure d’intention généreuse, mais de terrible responsabilité.

Seulement, il est impossible de méconnaître qu’entre tant d’attaques dont il fut l’objet, celle-ci, vraiment, a dépassé les bornes de la polémique permise, de la violence admissible,

D’abord, en soi, le fait n’est rien moins que certain.

Étourdi du coup qui le frappait ; habitué dès l’enfance, par les soins d’une mère admirable, à vénérer la personne et le souvenir de son père, le condamné, le proscrit, contre qui se liguent actuellement la presque majorité des pouvoirs de l’État, se trouve dans l’impuissance absolue d’établir le mal-fondé de l’imputation.

En effet (ainsi que le fera remarquer tout à l’heure son éloquent et énergique porte-parole), les archives de la corporation, ouvertes toutes grandes à ses adversaires, se sont tenues, devant lui, obstinément closes.

En vain, par trois, quatre lettres, a-t-il sollicité communication du dossier paternel : on lui a objecté, constamment, des fins de non-recevoir et que ces pièces « secrètes », uniquement d’ordre administratif et professionnel, ne pouvaient être communiquées même aux familles des intéressés !

Ah ! il fait bon être fils d’avoué, par le temps qui court !

Donc, là, on patauge en pleine incertitude. Tout ce qu’on sait du défunt est honorable, d’infaillible probité ; tout ce qu’on n’en sait pas (et ce que prétendent savoir les autres), les détenteurs officiels, amis des accusateurs, refusent d’en laisser prendre connaissance.

Voilà pour la matérialité du fait, son équivoque — et les compromissions qu’il suppose !

Quant à la moralité qu’il comporterait, s’il était admis, s’il était indéniable, on ne la distingue pas très clairement.

Ou mieux, elle apparaît si monstrueuse qu’on hésite à l’envisager. C’est la résurrection du péché originel, de la tare héréditaire ; la tradition des âges barbares, des époques féroces ; l’abolition du libre-arbitre, de la responsabilité — le rétablissement de la réprobation ancestrale, poursuivant, dans l’innocence enfantine, la culpabilité des aïeux !

Un fils responsable de ce qu’a fait son père ? Cent ans après la Révolution... qui affranchit la progéniture du serf et la postérité du bourreau !

Scientifiquement, physiquement, dans le sens de l’indulgence, cette théorie transformée a pu surgir, pour expliquer le legs de maux corporels ; servir à absoudre des « victimes », où la loi ; jadis, moins informée, voyait des coupables.

Mais moralement !

La conscience publique s’en est soulevée ; les ennemis loyaux ont capitulé, se sont écartés, avec dégoût, d’un champ de bataille où de telles armes étaient employées !

Quant aux quelques « courtisans du malheur », selon la jolie expression de Daudet, présents à l’audience, on devine leur indignation.

Il y avait là Gyp, le jeune Marcel Habert, le jeune Jules Auffray, le jeune Goussot, etc. Tous, en leur fidélité, étaient unanimes à réprouver le sacrilège ; qu’on vint, plus d’un demi-siècle après, troubler la paix des sépultures, arracher les morts de leur tombe, clouer des ossements au pilori — et arguer, contre un fils, des fautes possibles du père.

Les gens de cœur n’aiment point ces procédés.

 ⁎
⁎ ⁎

En ma qualité de femme, je connais mal la casuistique procédurière. On m’excusera donc de ne pas entrer dans ce qu’un haut magistrat — serait-ce pas M. Quesnay de Beaurepaire, un peu avant la constitution de la Haute-Cour ? — dénomma, d’une malheureuse inspiration, le « maquis de la procédure ».

On a discuté beaucoup, de part et d’autre, pour préciser la portée légale de la diffamation posthume, si le vivant, l’héritier, était en droit ou non de s’en déclarer lésé. On s’est accablé sous les textes ; on s’est renvoyé, comme volant, les citations.

Je ne suis pas grand clerc en la matière ; ce sont là des logogriphes très embrouillés ; des labyrinthes très arides, où de plus savants que moi perdent joliment leur latin. On m’excusera donc d’y couper au court.

L’incident le plus important, c’est que le principal accusé s’étant retranché derrière le « secret professionnel » (pour ne pas dire au tribunal d’où et de qui il tenait les prétendus documents sur la foi desquels il accusait l’avoué de Rennes), l’avocat du général Boulanger a déposé contre lui, en tant que complice, et contre X..., l’inconnu fournisseur desdites pièces, une plainte en faux et usage de faux.

Les plaidoiries ? Il n’est, ma foi, rien à en dire... ou si peu ! La cause était claire comme de l’eau de roche, parlait d’elle-même.

Le rôle de Me ⁎⁎⁎ se devait borner à ce qu’il a fait établir l’intention de nuire ; et réhabiliter, par des actes notariés, officiels visibles, ceux-là ! — la mémoire diffamée, peut-être affreusement calomniée du défunt !

Sous ce rapport, véritablement, la lumière a été complète. Et si le malheureux officier ministériel eut jamais une défaillance (ce qui, j’y insiste, n’est pas établi), on peut proclamer qu’il la racheta par toute une carrière d’activité, de probité, de dévouement au bien public !

Ah ! l’abominable doctrine encore, qui enfonce l’homme dans sa faute, lui interdit le rachat de ses faiblesses, l’expiation ! Dieu n’est pas si sévère, qui a fait le Purgatoire ; qui a déclaré, par la bouche du Christ indulgent et remetteur de péchés, qu’il y aurait plus de joie au ciel pour un repenti que pour dix justes !

Dans le coin des vrais chrétiens, Marcel Habert, Jules Auffray, et Gyp, je suis bien sûre que l’on pensait ainsi !

 ⁎
⁎ ⁎

Il y avait trois avocats pour les accusés, un petit, un moyen, et un grand.

S’ils n’ont pas dit tous trois la même chose (le petit a du talent), l’argument-type était le même : « En déclarant, en publiant à son de trompe que le père du plaignant était un filou, jamais, au grand jamais, on n’avait eu l’intention de lui nuire à travers sa personnalité, c’est la cause dont il était le représentant qu’on visait ; la chose n’a été lancée que pour sauver la patrie et la République. »

A vrai dire, cela a paru piteux : on aurait préféré plus d’audace, moins d’arguties.

C’est le « moyen » qui a commencé : prétentieux, braillard et insupportable. Tous les lieux communs défilaient par sa bouche, comme les Béni-Bouffe-Toujours à l’enterrement de Hugo. Mais s’il s’écoutait avec bienveillance, il était le seul : un formidable ennui pesait sur l’auditoire.

Le petit a parlé ensuite, fort aussi. On eût dit que la véhémence dût illusionner sur l’anémie de la cause. C’est un malin, ce petit-là ! Et, par l’envolée des manches, il a révélé des dessous de lingerie rose dont le jeune barreau était révolutionné. Les dames aussi.

Le grand est venu, pour la bonne bouche, c’est le cas de le dire, onctueux et sucré. On dirait que sa langue est une friandise. Il la suce en parlant, puis avale sa salive comme quelque chose de très bon, les yeux clos, à la manière des chats gourmands.

Que l’on me pardonne la trivialité de l’expression, mais il est tout à fait « rigolo ! »

Je regardais le président, pendant que se débitaient ces harangues où ronflaient les grands mots, comme des roulis de baguettes sur des tambours de foire.

Il avait un masque fin où, fugaces, imperceptibles, comme les sillons légers que le vent trace sur l’onde, indéchiffrables, les impressions passaient.

La Cour s’est retirée, puis est revenue avec le jugement suivant :

· · · · · · · · · ·

Malgré tout mon bon vouloir, il m’a été impossible de retrouver la fin du précédent article, et ma mémoire demeure rebelle à y suppléer.

Il y a si longtemps !

On m’excusera, j’en suis certaine ; et l’on comprendra que je me sois limitée au suggestif rapprochement qu’inspiraient des circonstances tellement identiques avec des personnages tellement différents.

Je suis restée à l’axe de la roue, au point immuable, comme sur un îlot où très peu trouvaient place... et presque tous ont tourné ! Qui était pour la liberté est avec l’oppression ; et les metteurs de joug sont devenus les porteurs de torches !

Les hommes passent, le principe reste. Il faut s’y attacher comme au mât du navire pendant la tempête, y dût-on être crucifié par la foudre ou cloué par l’équipage !

Chargement de la publicité...