Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
CONSEILS
Rennes, 25 août 1899.
Labori, qui empeste encore l’iodoforme — oh ! ces simulateurs ! — lutte pour échapper à cet autre péril mortel : la déposition de M. Bertillon !
Elle s’allonge, se développe, se contorsionne:
... se recourbe en replis tortueux.
Elle se complique de dessins, s’aggrave de reproductions : tout un attirail de torture graphologique savamment combiné. La défense, l’accusation, le tribunal, s’inclinent sur des spécimens. Ceux qui ne répriment pas un fou rire, les malheureux qui essaient de comprendre, baissent un front tôt congestionné.
Heureusement, il est des médecins dans la salle !
L’auditoire, épouvanté, par discrets exodes se disperse ; la presse s’évade. Dreyfus seul, en dépit de son état de faiblesse, mathématicien longtemps privé d’exercice, s’intéresse à cette spéciale démence, l’étudie, l’observe un — aliéniste aussi, non loin.
Moi, regardant ce Bertillon bertillonner, je pense au cerveau incomplet du père, privé de la circonvolution de Broca ; lequel cerveau, m’apprit-on jadis, repose, à titre de legs documentaire, au laboratoire d’anthropologie.
Je songe à l’atavisme qui pèse sur la pauvre humanité : que le docteur Jacques Bertillon est le produit sain de ce qui fut sain et fort dans la pensée paternelle — que celui-ci, ce maniaque incohérent et dangereux, en représente la partie creuse, le vide, le néant...
Puis, me remémorant toutes les folies qui se sont dites ici, toutes les abracadabrances qui tombèrent de bouches cependant moustachues, je note les lignes principales du discours que je tiendrai à mon fils lorsqu’il sera en âge d’aller au régiment.
« — Mon enfant, tu vas recevoir les plus sages avis. On va t’engager à la soumission, au zèle, à l’observance de toutes les vertus. Personnellement, toutes mes recommandations, toutes mes sollicitudes, toutes mes tendresses, se résumeront en trois mots : « Ne travaille pas ! »
» Garde-toi d’apprendre : vois où cela mène ! Si tu déploies tes connaissances, elles te feront des jaloux et serviront à t’accabler. Si tu les caches, alors que, par tes notes, on saura que tu les possèdes, elles témoigneront de ta sournoiserie et de tes mauvaises intentions.
» N’essaie d’aucune manière d’augmenter ta somme de savoir ; ne révèle pas des curiosités qui, pour n’être pas dans la norme, sont susceptibles de devenir dangereuses ; n’interroge, ni ne renseigne jamais tes camarades ; ne tente point d’échanger avec eux ni des idées, ni des observations ; ne fréquente point, ne coudoie jamais, dans le service ou hors de service, des gens s’appelant autrement que Dupont, Dubois, Dulong, enfin des noms à désinence bien française.
» Ton père t’a dit (je n’y insisterai pas) de ne jamais contracter aucune liaison, si éphémère soit-elle, avec une personne née hors de France, sans t’informer, au préalable, si quelqu’un de ses parents n’est point au service de l’Autriche. Ne l’oublie pas.
» Mais, si périlleuse que pourrait être une infraction à cette règle, c’est si peu de chose, en égard des dangers qu’entraînerait toute négligence à mes particulières prescriptions.
» Ne fais rien. Tu entends bien, mon enfant, ne fais rien. Ne t’expose pas aux inimitiés de la concurrence, aux haines de compétitions. Sois un doux crétin comme il y en a tant, prends le métier militaire ainsi qu’une profession où l’on arrive très bien par la force des choses et l’écoulement des minutes à l’ancienneté ! Ne te fais pas de bile, accomplis strictement le strict nécessaire : sois de ceux desquels on ne dit rien ; à qui une heureuse médiocrité assure le repos.
» Ainsi peut-être éviteras-tu le bagne : vois plutôt où le contraire a mené cet infortuné Dreyfus ! »