Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
LE BYZANTINISME
DU
GÉNÉRAL MERCIER
J’accuse, enfin, le premier Conseil de guerre d’avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète.
(ÉMILE ZOLA.)
Rennes, 13 août, 1899.
Je voudrais que tous ceux que l’on a abusés, trompés, que l’on trompe et que l’on abuse encore, assistassent, par eux-mêmes, aux débats du Conseil de Guerre ; qu’ils pussent voir et toucher, comme saint Thomas, les vérités qu’on leur a dissimulées ou travesties.
Mais ainsi que toute une bibliographie existe, de notre côté, sur l’affaire Dreyfus, témoignant de notre souci, de notre scrupule, de notre désir à découvrir la solution du problème, tandis qu’il n’est, de l’autre part, qu’un seul livre là-dessus — le Procès Zola, de M. Georges Bonnamour, bien suggestif à consulter aujourd’hui — ainsi ce ne sont point des adversaires qui se sont montrés le plus empressés à venir ici, aux sources mêmes, chercher la précision et l’exactitude du fait.
Je le regrette. Car il n’est pas un être de bonne foi qui, ayant vu, ayant entendu, se trouvant donc en situation de contrôler les récits, les soi-disant comptes rendus de la plupart des feuilles nationalistes, ne demeurerait stupéfait, et quelque peu honteux, d’avoir accordé créance à de semblables... imaginations !
Heureusement, le document est là, qui peut parer à l’absence, permettre, à qui le voudra, en toute loyauté, de certaines épreuves.
Tenez, prenez non pas des textes plus ou moins falsifiés par la passion pour ou contre, mais des sténographies : celle du Procès Zola, celle de l’Enquête de la Cour de Cassation, tome I.
Dans celui-là, page 176, à la date du 9 février 1898, voyez la déposition de M. le général Mercier, lorsque pressé de questions par Labori, malgré les efforts du président Delegorgue, sur la communication de pièce secrète aux juges hors l’accusé et la défense, il s’en tira par des réponses dilatoires et hautaines.
Six feuillets, là, sont à relire. Il faut voir avec quelle morgue le militaire rappelle l’avocat à l’ordre : « Je crois que l’affaire Dreyfus n’est pas en question et qu’il est intervenu un arrêt de la Cour qui interdit de la mettre en question. »
Puis, après dépôt des conclusions tendant à la possibilité d’établir l’illégalité commise, et la déclaration retentissante du général Mercier : « Si j’avais à revenir sur le procès Dreyfus, puisqu’on me demande ma parole de soldat, ce serait pour dire que Dreyfus était un traître qui a été justement et légalement condamné », c’est la riposte ambiguë, byzantine, le démenti : « Ce n’est pas vrai ! » s’appliquant exclusivement à l’allégation que le témoin aurait parlé de la communication de pièce secrète et non au fond même du débat, au fait contesté.
Prenez, maintenant, le volume de l’Enquête, page 9. Ce n’est plus un simple avocat que l’ex-ministre de la Guerre morigène, mais un Président de la Chambre et tous les conseillers.
La question est posée, nette, précise. Voici les réponses :
« Je ne crois pas avoir à m’expliquer sur ce point... la demande de revision est limitée... c’est sciemment que M. le garde des sceaux n’a point relevé la communication qui aurait été faite de pièces secrètes... Je persiste dans ma déclaration : je ne crois pas que la Cour de cassation ait à s’occuper de cette question. »
Ceci à la date du 4 novembre 1898, donc neuf mois plus tard. Les deux fois, M. le général Mercier a levé la main devant le Christ, juré de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Samedi, troisième serment. Mais cette fois, il avoue. Dreyfus n’a pas été « légalement » condamné puisqu’il y eut communication de pièce secrète sur son ordre à lui — « ordre moral ».
Mais cela on en avait une telle certitude, ses silences mêmes (parjures par omission) avaient été si probants que la confession ne pouvait plus causer aucune surprise.
Ce qu’il y a eu de stupéfiant et d’un peu répugnant dans le témoignage, c’est son manque de crânerie, c’est cette affirmation de M. le général Mercier, qu’il n’a su, lui, de quelle manière son « ordre moral » avait été interprété, comment il avait été suivi, qu’en juin dernier, en juin 1899 !
A qui M. Mercier espère-t-il faire croire cela ? A qui fera-t-il admettre qu’en ces deux années de tourmente où, tant de fois, son nom fut prononcé, conspué, maudit, qu’après les débats du procès Zola, qu’après l’enquête, qu’après ces épreuves successives et de plus en plus troublantes, il ne fut pris que cet été du besoin d’être édifié !
Cela n’est pas vrai ! Et c’est une vilaine manœuvre que d’essayer de repasser à des subordonnés la responsabilité d’un acte accompli en tant que chef — et de vouloir qu’ils soient à la peine, n’ayant point participé au déshonneur !
Le parjure suffirait sans cette aggravation.