Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
II
Un mur derrière lequel il se passe quelque chose et devant lequel circulent une cinquantaine de personnes, harcelées par les agents.
Dans le tas, la presse judiciaire au grand complet, et en l’oubli de l’ordre du gouverneur de Paris, ainsi conçu :
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GOUVERNEMENT Mre
DE PARIS |
PARIS, le 30 mars 1895. |
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| ÉTAT-MAJOR | |
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BUREAU
de la Justice militaire. N° 1233 P. |
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OBJET :
au sujet de l’affectation d’un local spécial aux membres de la presse à l’hôtel des Conseils de guerre. |
A M. Bergougnan, Président de
l’Association de la Presse Judi- ciaire Parisienne, 33, rue de Constantinople, Paris. |
Monsieur,
En réponse à votre lettre du 25 mars courant, j’ai l’honneur de vous faire connaître que je viens de donner des ordres pour qu’une salle spéciale de l’Hôtel où siègent les Conseils de Guerre soit mise à la disposition des membres de la presse, dans les cas exceptionnels où, le huis-clos étant ordonné, l’accès de la salle d’audience serait interdit au public.
Veuillez recevoir l’assurance de ma considération la plus distinguée.
Général SAUSSIER.
Aussi en rappelle-t-on le texte, par dépêche recommandée, à M. le général de Luxer, qui le doit ignorer, car aussitôt, la salle de réception, en bas, est attribuée à la presse judiciaire.
Mais là-haut, que se passe-t-il ?
La curiosité demeure tiède. Car la mollesse prudente de l’enquête, si anxieuse de n’aller pas trop loin ; la rédaction du rapport Ravary, visant uniquement le lieutenant-colonel Picquart ; l’agacement du Commissaire du gouvernement (représentant l’accusation) contre les témoins trop à charge — et le huis-clos partiel ! — nous ont édifiés, d’avance, sur le résultat.
L’accusé aussi. Il se sent du côté du manche, couvert par la « chose jugée ». C’est ce qui bannit toute émotion du débat ; retire à l’homme le bénéfice de sympathie qui s’attache, d’ordinaire, à la situation.
On n’est pas inquiet pour lui : il n’est pas inquiet pour soi-même. Sept magistrats de bonne foi, évoluant dans le vide, accomplissent, à leur insu, un simulacre.
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Nous en sommes si parfaitement sûrs, que nous copions, des heures avant que le verdict soit rendu, la formule d’acquittement.
Parfois, la porte s’ouvre : un camarade, arrivant du dehors, apporte quelque écho, quelque nouvelle.
Ainsi, nous apprenons que le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel Henry, confrontés, auraient eu ensemble, dans le prétoire, une discussion, presque une altercation, des plus violentes ; qu’un des déposants civils s’est vu littéralement réduire au silence, par le Commissaire du gouvernement...
Puis, qu’il y a, extérieurement, ainsi que nous l’avons pu constater, jusqu’à sept heures environ, quatre pelés et un tondu — soit une cinquantaine de personnes, dont quarante reporters ; et autant de gardiens de la paix.
La consigne est stricte : il faut montrer le carnet de l’Association de la presse judiciaire pour franchir le seuil de la cour.
Mais vers huit heures, elle se relâche ; tandis que Me Tézenas prononce, à ce qu’on chuchote, une remarquable plaidoirie. Faut-il qu’il soit riche en éloquence, tout de même, pour la prodiguer ainsi, sans but et entrer en coquetterie avec une porte ouverte !
Soudain, on laisse monter ; comme dans la rue, on laisse stationner. Simultanément, dehors, des groupes s’organisent, en vue de la petite ovation aussi improvisée qu’imprévue ; dedans, on gravit en tumulte le large escalier de pierre à rampe forgée. Nous revoici dans la salle du Conseil, dont les membres sont debout, là-bas, au fond, sur l’estrade.
Et M. le général de Luxer lit :
Au nom du peuple français,
Aujourd’hui 11 janvier 1898, le premier conseil de guerre du gouvernement militaire de Paris, délibérant à huis-clos, le Président a posé la question suivante :
« Le nommé Walsin-Esterhazy (Marie-Charles-Ferdinand) est-il coupable d’avoir pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec une puissance étrangère ou avec ses agents, pour les engager à entreprendre la guerre avec la France ou pour leur en procurer les moyens crime prévu et puni par les articles 2 et 76 du Code pénal, et 189, 267 et 202 du Code de justice militaire, l’article 7 de la loi du 8 octobre 1830, l’article 5 de la Constitution du 4 novembre 1847, l’article 1er de la loi du 8 juillet 1850 ? »
Les voix recueillies séparément et commençant par le grade inférieur, le président ayant émis son opinion le dernier, le conseil de guerre déclare :
« A l’unanimité, Walsin-Esterhazy n’est pas coupable. »
En conséquence, le Conseil acquitte le nommé Walsin-Esterhazy, sus-qualifié, de l’accusation portée contre lui, et le président ordonne qu’il soit mis en liberté s’il n’est retenu pour autre cause.
Enjoint au commissaire du gouvernement de faire donner immédiatement en sa présence lecture du présent jugement à l’acquitté, devant la garde assemblée sous les armes.
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Et voilà : nous n’avons pas une syllabe à changer à notre petit papier.
Tant mieux ! L’acquittement, quel que soit l’accusé, est toujours préférable. Mais, triomphant par ricochet, bénéficiant moins des tendresses qu’il inspire que des haines attachées à un autre, M. Esterhazy eût peut-être mieux fait, en demandant une voiture comme il est d’usage, de ne pas aller à pied s’offrir à des enthousiasmes sur la sincérité desquels il ne peut se méprendre.
Deux pas plus loin, un confrère m’interpelle :
— Eh ! bien, vous savez ? On vient d’arrêter madame Jouffroy d’Abbans, celle qui connaissait le nom de la « Dame voilée », celle qui a déposé devant le commandant Ravary ! Ça recommence !
... On s’y attendait bien.