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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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XI

LA JOURNÉE DU UHLAN

18 février.

Manu militari : c’est ainsi que tout se passe, désormais ; que la salle est emplie d’avance, rien que sur vue de l’uniforme ou de la carte du Cercle Militaire ; que les généraux, dont la parole prime la loi, ont toute licence pour enfreindre les arrêts de la Cour ; que le droit de réponse étant aboli ; que le sabre de Damoclès, par un nouvel ultimatum de M. de Boisdeffre, est suspendu à nouveau, au-dessus du front des jurés. — « Sans haine et sans crainte », dit la formule légale ! — et qu’un invisible tambour semble rouler, commande dans le sanctuaire des lois !

M. de Pellieux avait laissé échapper le mot, avant-hier : « J’en ai assez, à la fin ! »

On en a eu assez à la fin, de cette justice civile qui, malgré que bien zélée, avait, impuissante, laissé filtrer la lumière ; de cet Ordre des avocats exigeant d’un officier supérieur le respect du barreau ; de cet auditoire mi-partie, acclamant tantôt Mercier, tantôt Picquart.

On a mis bon ordre à cela.

L’assistance, maintenant, hue Labori, lorsqu’il prononce les mots d’équité et de droit ; M. Delegorgue mène l’affaire à la houzarde... les intellectuels qui viendront n’auront qu’à bien se tenir !

Même, si bous ne sommes pas sages, il ne faut point désespérer qu’une heureuse négligence laisse envahir le prétoire par les clients ameutés, encore actuellement en bas.

Tout peut arriver. M. Lannes de Montebello, indûment revêtu de la robe, tentera bien d’assommer notre confrère Paul Desachy, coupable d’avoir crié « Vive la République ! »

C’est que M. de Boisdeffre, accouru à la rescousse de M. de Pellieux, va non seulement confirmer son dire, quant à l’exactitude et l’authenticité de la fameuse pièce de 1896, mais encore amplifier sur son ultimatum aux jurés. Il ne parlera pas de boucherie, lui, mais de démission en masse de l’État-Major ; il dénouera son tablier tricolore et, le tendant aux douze pacifiques citoyens qui apprécient « sans crainte » et délibèrent « en liberté », il leur dira : « Voilà. Si vous n’avez pas confiance, vous n’avez qu’à parler ! »

Ses subordonnés, dans la salle, trépignent, en délire ; commencent à faire taire les « pékins ».

Nous sommes vraiment à un tournant de l’histoire, suivant l’heureuse expression de Labori. Le Ministère de la Guerre refuse, brutalement, toute communication légale des pièces dont il est le détenteur ; pour protéger madame de Boulancy, présente au Palais, à quelques mètres de là, contre son cousin Esterhazy, qui l’a menacée de mort, et qu’elle puisse venir témoigner, ni le président, ni l’avocat-général ne lui veulent accorder la protection de deux gardes.

Comme ils ont tous soif de la vérité !

Et ce que le colonel Picquart doit les exaspérer, avec son calme esprit d’examen, sa lucidité singulière ! Il vient préciser que Lauth et Gribelin avaient le mot de son armoire ; que le dossier complémentaire a circulé beaucoup plus qu’on ne l’a prétendu ; que la pièce « Cette canaille de D... », entre autres, a séjourné pendant assez longtemps au pouvoir de M. Du Paty de Clam.

N’était-ce pas, précisément, le « document libérateur » ?

— Il y a même telle de ces pièces dont il serait bon de vérifier l’authenticité. Il y en a une, notamment, qui est arrivée au Ministère à un moment bien déterminé, au moment où le commandant Esterhazy avait besoin d’être défendu, où il était devenu nécessaire de bien prouver que l’auteur du bordereau était un autre que lui. Eh bien ! elle est arrivée à point, paraît-il. On ne me l’a jamais montrée, mais on m’en a parlé, tout en ne voulant jamais me dire d’où elle venait. Mais je trouve que cette pièce, étant donné le moment où elle apparaissait, étant donnés surtout les termes dans lesquels elle était conçue, termes qui sont absolument invraisemblables, eh bien ! cette pièce, il y a lieu de la considérer comme un faux.

Labori se penche :

— Ne serait-ce pas celle qu’invoquait hier M. de Pellieux ?

— C’est celle dont a parlé M. le général de Pellieux ; s’il n’en avait pas parlé hier, je n’en aurais pas parlé aujourd’hui. C’EST UN FAUX !

Mais le général Gonse contredit, en ajoutant son attestation, quant à l’authenticité de ladite pièce, aux formelles affirmations de MM. de Pellieux et de Boisdeffre.

Et M. Esterhazy apparaît.

J’ai fait son portrait en janvier, ici même, lors de sa comparution devant le Conseil de guerre. Je n’ai que peu de traits à y ajouter.

Il semble encore plus « embusqué » que précédemment, dans tous les sens du mot plus hérissé de méfiance. Il a le bec crochu, le crâne chauve, la tête aplatie, la prunelle fugace des carnassiers à larges ailes.

Mais il ne plane pas...

Comme un oiseau de proie sur un perchoir, il va demeurer là, fixé à la barre, les paupières clignantes, un bref frisson aux épaules.

Que va-t-il répondre ? Rien.

Il ne répondra pas : il méprise Zola...

Me Tézenas a bien compris que c’était la seule tactique possible ; que même les oui, les non, auraient leurs dangers. Son subtil esprit l’a servi à merveille, et l’on ne peut qu’admirer l’ingéniosité du détour.

Mais la scène est shakespearienne, étouffante pour les assistants.

Me Albert Clemenceau, sans aucune sorte d’arrogance, s’élevant, par le ton, à la hauteur tragique de la situation, mais implacable comme un justicier, interroge, interroge, interroge.

Entre chaque question est une minute de silence, solennel, écrasant! Voilà qu’on en revient aux lettres, à celles qu’il a reconnues :

« Les Allemands mettront tous ces gens-là (les Français) à leur vraie place avant qu’il soit longtemps. »

« Voilà la belle armée de France ! C’est honteux !... Mais je ne partirai pas sans avoir fait à toutes ces canailles une plaisanterie de ma façon. »

« Nos grands chefs, poltrons et ignares, iront une fois de plus, peupler les prisons allemandes. »

« Le général Saussier est un clown que les Allemands mettraient dans des baraques de foire. »

« Si les Prussiens arrivaient jusqu’à Lyon, ils pourraient jeter leurs fusils en gardant les baguettes pour chasser les Français devant eux ».

Puis ceci, de vie privée, quant à l’amoureuse ayant cessé de plaire :

« Je la hais, tu peux m’en croire, et donnerais tout au monde pour être aujourd’hui à Sfax et l’y faire venir. Un de mes spahis, avec un fusil qui partirait comme par hasard, la guérirait à tout jamais ».

Enfin la lettre contestée, la seule, et sans que le fait encore ait été éclairci par des enquêtes et expertises contradictoires 2 :

« Ce peuple ne vaut pas la cartouche pour le tuer. Si ce soir on venait me dire que je serai tué demain, comme capitaine de Uhlans, en sabrant des Français, je serais certainement parfaitement heureux... Comme tout cela ferait triste figure dans un rouge soleil de bataille, dans Paris pris d’assaut et livré au pillage de cent mille soldats ivres !

» Voilà une fête que je rêve.

» Ainsi soit-il ! »

J’observe les officiers, là-bas. Pas un qui bronche, pas un qui bouge ! Ils semblent ne pas entendre, ne pas comprendre ces choses dont le cœur me bat à rompre, dont j’ai les tempes trempées de sueur !

Leur solidarité ne s’émeut pas ! Leur patriotisme accepte ! Il y a cependant là de braves gens, de nobles hommes ? A quoi pensent-ils donc ? A qui pardonneraient-ils ces blasphèmes ? Qu’y a-t-il donc entre cet homme et eux ?

Les officiers du 74e de ligne, ses collègues à Rouen, n’avaient pas telle résignation, rapporte Huret, en ce moment à la barre ; le tenaient pour suspect, le traitaient de « rastaquouère ».

Pas un traître, admettons — mais ces lettres ?

Ah ! bah ! boutade légère, fantaisie qui ne compte pas ! « Vive l’armée ! Vive Esterhazy ! » sont cris jumeaux. Pourquoi distinguer ? On le va porter en triomphe. « Saluez la victime ! » ordonnera un thuriféraire. Le prince Henri d’Orléans lui viendra serrer la main.

Ce pendant que l’on enjoint aux modérés criant « Vive la France » d’avoir à militariser leur acclamation ; et que l’on assomme, à tour de bras, ceux qui crient : « Vive la République ! »

Le geste est beau ! « Au comble de l’émotion, dit le Soir, un officier qui assistait à l’audience et se trouvait sur l’escalier n’a pu exprimer ses remerciements à la foule autrement qu’en lui envoyant des baisers. »

Comme dans les cirques, alors ?... aurait écrit Esterhazy.

Et Paris, après dîner, est envahi d’officiers de la réserve ou de la territoriale, dans les cafés où le bon esprit règne, venant s’offrir à l’ovation.

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