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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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XII

LA JOURNÉE DES INTELLECTUELS

19 février.

Une petite séance courte, de déblayage pourrait-on dire ; aux fins d’arriver au réquisitoire, et, peut-être aussi, par une dernière épreuve, de parvenir à décourager cet admirable lutteur qu’est Labori.

Peine perdue ! Il n’est pas de ceux qui défaillent ou désertent ! Son œuvre est faite, d’ailleurs, elle est acquise. Il n’est plus question que de prolonger l’effort qui sera l’honneur de sa carrière, et peut-être — attendez les événements ! — la gloire de sa vie !

Les bons confrères peuvent ricaner « qu’il s’est cassé les reins » ; insinuer qu’il est malade quand il est calme, et qu’il est gris (j’ai moi-même entendu le propos), quand il est violent ; cette excellente madame P... peut souhaiter qu’on l’écartèle en place de Grève, il est de taille à supporter le poids des envies et le fardeau des haines.

C’est un « monsieur ».

Comme est un monsieur cet autre, svelte, fluet, impassible, que nous voyons pour la dernière fois à la barre, et qui répond au nom de lieutenant-colonel Picquart.

Lui aussi, comme Labori, comme M. Paul Meyer, comme M. Grimaux, demande à s’expliquer sur un incident personnel ; tient à montrer quels procédés de polémique furent employés pour le déconsidérer.

Le Petit Journal imprima qu’il était marié, divorcé, et faisait élever ses enfants en Allemagne. — Je ne suis pas marié ; je ne l’ai jamais été ; je n’ai pas d’enfants ; et, si j’en avais, ce n’est pas en Allemagne que je les ferais élever.

Lui, soldat, ne pouvait rectifier. Sa famille l’essaya. Il s’agissait de faits matériellement inexacts : toute réparation fut refusée.

M. de Pellieux, alors, s’avance : en civil. Il a quitté son uniforme, dit-il, parce que son rôle est terminé.

Mais le changement de harnais ne l’a pas rendu moins agressif. Et, se tournant peu à peu vers son subordonné en état de prévention, sous le coup d’une décision du Conseil d’enquête, donc doublement ligoté, et qu’a déjà provoqué à égalité de grade, mais non de situation, M. Henry, le général traite le colonel de Turc à Maure ; déclare son attitude étrange le qualifie de « Monsieur », — « un Monsieur qui porte encore l’uniforme de l’armée française et qui est venu ici, à la barre, accuser trois officiers généraux d’avoir fait un faux ou de s’en être servi ».

— Fait, non ! S’en être servi, et s’en servir, oui ! riposte Georges Picquart.

Et il ajoute, complétant sa pensée, en cri d’alarme, mais aussi en flèche du Parthe :

— Rappelez-vous les papiers Norton !

Picquart est hué ; de Pellieux, applaudi. C’est drôle que ce dernier ne soit pas offusqué par l’uniforme au dos d’Esterhazy !

M. le lieutenant-colonel Picquart salue et sort, comme dans la chanson de Ferny, ou mieux se case dans la salle.

Pas une fois, au cours de ces débats, et quelques occasions qu’on lui en ait pu fournir, il ne s’est départi de la correction, de la réserve absolue qu’il s’était juré d’observer. Mais aussi, s’il a encouru des inimitiés puissantes, il s’est assuré des sympathies inaliénables et énergiques.

M. Stock, l’éditeur, vient témoigner quant aux lettres de M. Esterhazy que lui communique son ami M. Autant fils. Puis il atteste la bonne foi de M. Zola ; dit tenir d’un des juges de Dreyfus « que des pièces furent montrées secrètement au Conseil ; qu’il peut en énumérer quatre ».

Vous pensez si le président le reconduit !

C’est le tour de M. Lalance, député protestataire au Reichstag.

— Au Reichstag ! Encore un étranger bafouille une vieille baderne, dans mes environs.

Évidemment : il est Alsacien. Mais on sait que cette origine est en baisse depuis l’intervention de M. Scheurer-Kestner.

Ce que dit M. Lalance ? Écoutez : c’est intéressant.

— Monsieur le Président, je prends la liberté de donner à messieurs les jurés quelques indications sur les origines de cette affaire. Je crois que c’est une question qui n’a pas été présentée ici et qui a quelque intérêt.

» J’ai connu les familles Sandherr et Dreyfus, c’est-à-dire celles de l’accusateur et de l’accusé ; j’ai vécu avec elles, je les ai vues de près. Sandherr père était un protestant qui s’était fait catholique ; il avait l’intolérance des néophytes.

» En 1870, au moment de la guerre, des bandes dirigées par lui parcouraient les rues en criant : « A bas les Prussiens de l’intérieur ! » Ces Prussiens, c’étaient les protestants et les juifs. Ces cris n’eurent aucun écho : les protestants, les juifs et les catholiques ont fait tous également leur devoir pendant et après la guerre. Il n’y a pas, en Alsace, de divisions religieuses, pas plus qu’il n’y a de divisions politiques. Lorsqu’en 1874, on fut appelé à envoyer des députés à Berlin, ce fut un juif qui proposa la candidature de l’évêque de Metz ; ce sont les curés qui ont fait nommer les députés protestants.

» M. le colonel Sandherr, que je connaissais depuis son enfance, était un bon militaire, un brave et loyal citoyen, mais il avait hérité de son père l’intolérance. De plus, en 1893, il fut atteint de la maladie cérébrale dont il devait mourir trois ans après.

» Il fut envoyé cette année-là à Bussang, dans les Vosges, pour y faire une cure. Pendant son séjour, il y eut, à Bussang, une cérémonie patriotique, la remise du drapeau au bataillon de chasseurs à pied. Tous les baigneurs s’y rendirent. Auprès d’eux, il y avait un juif, Alsacien sans doute, qui pleurait d’émotion.

» Le colonel Sandherr se retourna vers ses voisins et leur dit : « Je me méfie de ces larmes. » Ces messieurs lui demandèrent d’expliquer sa pensée, et ils lui dirent : « Nous savons qu’il y a dans l’armée des officiers juifs qui font bien leur devoir, qui sont patriotes et intelligents. » Le colonel Sandherr répondit « Je me méfie de tous les juifs. »

» Voilà l’homme, messieurs les jurés, qui a dirigé l’accusation. On peut supposer qu’il s’est laissé diriger par la passion plutôt que par la justice.

» Quant à la famille Dreyfus. »

Mais le président coupe court.

Et Labori donne lecture de la magnifique page que voici et dont le signataire est M. Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne :

« Pourquoi j’ai signé ? Homme d’étude, je ne puis apporter ici que le témoignage d’une conscience libre et sincère. Après le procès de Dreyfus, l’idée ne m’est pas venue un instant de mettre en doute la légalité de l’arrêt rendu contre lui.

» Je ne voudrais pas diminuer l’initiative de M. Zola, mais ce n’est pas lui qui a ouvert le débat : c’est l’inconnu qui a transmis à un journal du matin le fac-similé du fameux bordereau.

» Ce jour-là, la question a été portée devant l’opinion publique. Il a été fait appel à la conscience de chacun de nous. On n’échappe pas à la logique des faits.

» D’autres événements ont surgi, d’autres documents nous ont été présentés. On nous a montré une écriture qui, de l’aveu de son auteur, offrait avec celle du bordereau une effrayante ressemblance ; nous avons assisté à un procès dont la marche nous a étonnés.

» Les témoins s’y changent en accusés. Nous avons lu un acte d’accusation qui nous a déconcertés, parce que nous y avons vainement cherché ce que nous croyions y trouver. On peut se condamner au silence, on ne peut s’empêcher de penser.

» En dépit que j’en eusse, mon esprit travaillait sur les données qui lui avaient été fournies et mes idées se résumaient en ce dilemme, de deux choses l’une, ou Dreyfus a été condamné sur le bordereau, c’est-à dire sans preuves, ou il a été condamné sur des pièces secrètes non communiquées à la défense, c’est-à-dire illégalement.

» Ce jugement presque involontaire m’est tombé lourdement sur le cœur. Si la loi, qui est notre garantie à tous, que nous pouvons avoir à invoquer demain, doit être toujours respectée, ne doit-elle pas l’être surtout quand, dans un individu, ce sont des milliers d’individus qu’on prétend condamner et déshonorer.

» Comment j’ai été amené à signer une protestation ? Le voici :

» Je venais de corriger une leçon de morale, faite par un étudiant. J’avais dit à ces jeunes gens ce que tous, j’en suis assuré, vous voulez qu’on leur dise : que la personne humaine est sacrée, que la justice est intangible, qu’elle ne peut être sacrifiée ni à la passion, ni à l’intérêt de quelque nom qu’on le décore.

» Pour la bonne foi de M. Zola, les épreuves même qu’il subit suffisent à l’attester ; il a agi avec son tempérament à la façon d’un homme qui est enfermé dans une chambre où l’air devient étouffant, se précipite sur la fenêtre et au risque de s’ensanglanter, enfonce la vitre pour faire un appel d’air et de lumière. »

C’est rudement beau ! Si beau que l’assistance daigne écouter, rend l’hommage involontaire du silence.

M. Duclaux, membre de l’Institut, directeur de l’Institut Pasteur, l’écrivain auquel sont dues les admirables Lettres d’un Solitaire que publia le Siècle, dit qu’il signa parce qu’il jugea utile « qu’un groupe d’hommes libres vînt attester que les débats du procès Esterhazy n’avaient pas dissipé l’obscurité du premier procès et qu’il était nécessaire de faire la lumière ».

M. Anatole France, membre de l’Académie française, l’incomparable styliste, l’incomparable ironiste, qui ne dédaigne pas de joindre à un subtil talent, d’insoupçonnées et exquises sensibilités, vient déclarer qu’à son avis Zola « a agi avec courage, pour la justice et la vérité, dans le sentiment le plus généreux ».

Et madame de Boulancy ?

Elle ne vient pas : elle a trop peur.

Et M. Thys ?

On y renonce : on lui ferait perdre son emploi.

Et M. Casella ?

On y renonce aussi. Quoique... Mais ça, l’avenir en décidera !

Et M. le général Billot ? Et M. Souffrain ?

C’est la Cour, cette fois, qui y renonce, par un arrêt. Le premier, du Conseil des ministres, n’aurait pas obtenu la permission de venir ; le second serait introuvable.

Et la lettre du « Uhlan » ?

Oh ! ça, la Cour n’y tient pas du tout, du tout ! Même l’autorisation du ministre de la guerre, quant à la communication de l’expertise, ne l’a pas décidée. Et par un arrêt encore, elle biffe ce détail négligeable du débat.

... Comment donc jugeait-on sous l’Empire ? Saint Delesvaux, ora pro nobis !

Ce soir, le carnaval commence : on ne se retrouvera que mardi. Une lassitude profonde, immense, est sur nous tous. Même le personnel de dehors, qui hurle moins...

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