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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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XV

LA JOURNÉE DES « CANNIBALES »

23 février.

Émile Zola, par un jury triplement menacé dans ses biens et sa sécurité, dans ses fils, dans l’organisation de la défense nationale, Émile Zola a été condamné, hier, à un an de prison et 3,000 francs d’amende ; Perrenx, gérant de l’Aurore, à autant d’amende et seulement quatre mois de prison.

Les deux questions posées au jury étaient :

1re question. — Perrenx est-il coupable d’avoir diffamé le premier Conseil de guerre de Paris en publiant dans l’Aurore du 13 janvier, journal dont il est gérant, un article signé Émile Zola, contenant les passages suivants (suivent les citations) ?

2e question. — Zola est-il coupable d’avoir procuré au gérant Perrenx, ou à tout autre rédacteur, les moyens de commettre cette diffamation ?

Après quarante-cinq minutes de délibération, le jury est venu répondre « oui » sur les deux points, livrant ainsi les accusés au bon plaisir des magistrats.

Ceux-ci ont appliqué le maximum.

Toutes les responsabilités, quant au jugement de l’Histoire, devant être établies, voici quelle était la composition du jury. Je ne la donne point aux fins d’intimidation qui la firent, trois semaines durant, publier par la presse adverse — nous ne dressons pas, ici, de listes d’otages ; nous ne traçons point, sur les demeures, le signe qui marque pour la dévastation ou le massacre contre ceux qui pensent différemment, nous ne crions pas : « A mort ! »

C’est donc à titre de document, rien autre : pour le monde civilisé présentement ; ensuite pour la vengeresse postérité, qui ne flétrira pas, mais rira.

M. ANTOINE JURDE, commerçant, 85, rue Vitruve ;

M. PIERRE ÉMERY, négociant, 159, rue Saint-Antoine ;

M. VICTOR BERNIER, monteur en cuivre, 15, passage Saint-Sébastien ;

M. ÉDOUARD GRESSIN employé, 18, boulevard Pasteur ;

M. ÉMILE NIGON, mégissier, 9, rue de Valence ;

M. CHARLES FOUQUET, grainetier, rue de Javel, 90.

M. JEAN BOUVIER, rentier, 17, rue du Pont, à Joinville-le-Pont ;

M. CHARLES HUET, maraîcher, 37, rue Saint-Denis, à Bobigny ;

M. DÉSIRÉ BRUNO, marchand de nouveautés, 59, rue Carnot, à Stains ;

M. AUGUSTE DUTRIEUX, négociant, 94, rue de la Chapelle ;

M. JOSEPH MOUREIRE, tréfileur, 12, rue Popincourt ;

M. ALBERT CHEVANNIER, marchand de vin, 3, rue Monge ;

Car l’on ne pouvait, en bonne conscience, exiger trop d’héroïsme de ces paisibles citoyens, exhortés, conjurés, invoqués par l’État-Major.

Quoi qu’on en aie, ils ont jugé sous le sabre : ceci est l’exacte vérité.

S’en doit-on plaindre ? Je ne le pense pas. C’est mieux ainsi. Le verdict complète l’acte, en accentue davantage la puissance et la signification.

Quant à l’élévation du chiffre, c’était le tarif : il convient qu’on ait proportionné la peine à l’accusé, et alloué le maximum à celui qui est — et reste — le premier laboureur littéraire de ce temps !

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En prologue, Labori termine sa plaidoirie, magistralement, superbement.

Il examine la fameuse pièce, la dernière — il y en a tant que l’on pourrait confondre ! — celle dont a argué en dernière heure M. le général de Pellieux : la carte, la lettre, etc. L’authenticité de la carte, il y croit, mais non pas de l’annotation qui y est tracée, non plus que de la lettre y adjointe.

Il discute le bordereau encore, les rapports des experts jurés, tout ce fatras, toutes ces folies !

Il rappelle l’admirable carrière militaire de M. le lieutenant-colonel Picquart, sorti de l’École de Guerre où il professa : chef de bataillon à trente-deux ans, chevalier de la Légion d’Honneur, promu au choix le plus jeune lieutenant-colonel de l’armée française. Il le disculpe de toutes les imputations dont on prétendit le compromettre ou le salir; établit sa correction impeccable, son honorabilité parfaite, sa conscience rare ; affirme qu’il sortira de tout ceci, non pas réhabilité, mais grandi.

Il remet au point, aussi, la vérité, quant à la famille Dreyfus : trois frères sur quatre optant pour la France, en 1872, l’aîné, ayant fait son service militaire comme Français, demeurant là-bas pour veiller aux intérêts de leur entreprise industrielle. Puis celui-là, en 1897, malgré tout, abandonnant Mulhouse, rentrant à Belfort, se faisant naturaliser Français, après avoir fait opter ses six fils pour la nationalité française... deux avant l’Affaire, quatre APRÈS !

Enfin, il trace — et de façon combien vengeresse ! — le portrait d’Esterhazy ; fait l’historique de ses menées, de ses ténébreux et fantastiques agissements,

Puis il conclut :

« Je me place sur le terrain étroit où nous a conduits la plainte du ministre de la guerre. »

» Il reste qu’en 1894, en l’absence de preuves, un homme, un ministre éphémère, a pris sur lui de condamner un de ses officiers. Il reste que, depuis, on a tout fait pour maintenir l’erreur sous la protection des ténèbres. Il reste que la lettre de M. Zola fut un cri de justice et de vérité. Oui ; cette lettre a rallié tout ce que la France, à défaut de quelques perturbateurs, compte de plus grand et de plus pur.

» Ne vous laissez pas troubler ! Ne vous laissez pas intimider non plus ! L’honneur de l’armée n’est pas en cause. On a parlé des dangers de guerre. Ne croyez pas à ces dangers. Et d’abord tous ces braves officiers — qui ont pu se tromper — se battraient tous avec le plus ferme courage et nous conduiraient à la victoire.

» Ne frappez pas Émile Zola, messieurs les jurés ! Vous savez bien qu’il est l’honneur de la France. C’est par le cœur, c’est par l’énergie morale qu’on fait les batailles victorieuses. Et moi aussi, je veux crier : « Vive l’armée » quand je vous demande d’acquitter Zola. Je veux crier en même temps : « Vive la République ! Vive le droit ! Vive l’idéal éternel de justice et de vérité ! » et c’est avec une confiante tranquillité, messieurs les jurés, que j’attends votre sentence ! »

Comme avant-hier, comme hier, il termine dans une tempête de cris.

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C’est le tour de M. Clemenceau.

Sa face tourmentée, aux yeux jeunes, au rictus ironique, cette face d’ambre aux pommettes saillantes, aux méplats caractérisés, comme sculptée, creusée, fouillée au couteau dans une bille de buis, se détache bien en vigueur sur la pourpre des robes.

Et si son éloquence entend se restreindre, demeurer maîtresse de soi, plier ses ailes en quelque sorte, dans un milieu inaccoutumé, dans un cadre étranger, sa voix incisive, mordante, a de beaux accents de tristesse et de persuasion.

Il fait le procès de la « chose jugée » en tant que dogme ; démontre, par son propre exemple, en quelle obscurité on se débattit ; combien il fut difficile et grave de se former une conviction.

Puis il conclut :

· · · · · · · · · ·

« Nous sommes devant vous. Vous allez prononcer tout à l’heure. Beaucoup de Français se disent : « Il est possible que Dreyfus ait été condamné irrégulièrement ; mais il a été condamné justement et cela suffit. » C’est le sophisme de la raison d’État ! Nous dansons, tous les 14 juillet, sur les ruines de la Bastille ; nous avons conservé cette Bastille inférieure : la raison d’État ! C’est la raison d’État qui, par la guillotine, a arrêté le magnifique mouvement de 1789.

» Il n’y a pas de justice en dehors de la loi. Sans doute, c’est douloureux de se trouver en conflit avec les militaires, de braves gens qui ont cru bien faire. Il arrive à tout le monde de vouloir bien faire, et de se tromper ! Cela arrive aux civils sans uniforme. Cela arrive aussi aux civils en uniforme ; car les militaires ne sont pas autre chose.

» Messieurs les jurés, rendez-nous le service d’arrêter un commencement de guerre religieuse. Vous avez vu ce qui s’est passé en Algérie. Dites, au nom du peuple français, qu’il faut la justice, même pour les juifs, dites à la guerre religieuse qui commençait : « Tu n’iras pas plus loin ! »

Nous comparaissons devant vous, messieurs les jurés. Vous comparaissez devant l’histoire. » La péroraison s’achève dans un tumulte d’orage, qui, désormais, ira croissant.

M. Van Cassel, sorti pour une minute de sa langueur habituelle, se sentant appuyé par la masse des officiers en civil ou en uniforme, maîtres de la place, déploie enfin dans sa réplique quelque véhémence. Labori, enroué jusqu’au sang, défaillant, magnifique, crache son suprême défi à la face du Mensonge, et clame son invocation dernière à l’immanente Justice !

Alors, les jurés se retirent.

· · · · · · · · · ·

Trente-cinq minutes, on les a attendus. Mais le cœur ne battait qu’aux haineux, redoutant la clémence. Qu’importait, à nous autres, dans la voie désormais tracée !

A ce moment, j’ai eu la très nette sensation que si, par miracle, il y avait acquittement, cette poignée de furieux se précipiterait sur l’accusé, là, dans le prétoire... que quelque grand crime rôdait.

Je l’ai dit à des camarades : on s’est groupé. L’exquise femme de Labori, toute jeune et si jolie, avait amené, cette fois, ses deux garçonnets : « Comme ça, on sera tous ensemble », disait-elle pâlotte, mais brave, avec un semblant de sourire. Madame Zola, les autres amis, parents, alliés, s’étaient massés au centre de la salle.

Quand le dernier « oui » est tombé de la bouche du chef des jurés, des cris d’Apaches sur le sentier de guerre ont fait trembler les vitres. Ainsi prévenu, le public du dehors a répondu en hurlant à la mort.

— Cannibales a crié Zola avec dégoût : le même mot que Voltaire, défenseur de Calas.

Tandis qu’autour de lui, un pacte tacite de résistance liait les âmes... pour ton triomphe, ô Vérité !

Et pur si muove ! Et pourtant Elle marche !

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