Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
LE « PÈRE JOSUÉ »
Rennes, 29 août 1899.
Vous souvient-il dans les Gaîtés de l’Escadron, de Courteline, d’un type admirable : Hurluret, le capitaine, ronchonnot, et paternel, qui se perd dans les subtilités nouveau-jeu, mais qui aime ses hommes, et en est chéri ?
Il procède du commandant Hulot de Balzac ; des « Africains » d’Horace Vernet — et un peu aussi de ce capitaine Coignet dont les Cahiers resteront légendaires.
Il a peut-être moins d’envergure que le premier, que le dernier ; n’ayant point participé aux luttes épiques de l’Indivisible ou de l’Empire ; il ne s’élève point jusqu’à l’esthétique de Raffet, n’est que le descendant des héroïques grognards dont Charlet nous a laissé la silhouette...
Mais, tout de même, il a bu dans leur verre, et, par ses blessures, versé de leur sang !
Il est sorti du rang, à la force du mérite ; il a le mépris des freluquets d’écoles ; il se méfie des subtils dans l’armée tout comme ailleurs. Il va droit, net, ayant ses petites faiblesses, mais sans détours : le regard franc, la main loyale, le verbe haut... susceptible d’erreur et rien que d’erreur, incapable d’une bassesse ou d’une fourberie !
Hé ! bien, celui-là ressemble comme un frère au témoin d’aujourd’hui : à l’excellent homme que par dérision, les hermines du 2e bureau avaient surnommé le « père Josué » — M. le lieutenant-colonel Cordier.
Ah ! comme on comprend qu’ils l’eussent en horreur ! Regardez-les, pour la plupart ; regardez-le ! Ils ont des fronts de ruse et des mâchoires de haine : ils épiloguent, argutient, font des distinguo, coupent en quatre un cheveu de bonnet à poil ! Lui va comme un boulet de canon, comme la boule parmi les quilles.
Il ne dit pas : « Et allez donc ! » mais il reprend le « Allons-y ! »... et va si bien que tous les autres se démènent, se lèvent, protestent, comme s’ils étaient assis sur un cent de clous.
Et le « père Josué » dit tout ce qu’il veut dire ; met les points sur les i ; bouscule les petits pièges ; patauge à travers les toiles d’araignées ; le tout ponctué du poing sur la tablette de bois et d’un « Si v’ voulez ! » tout à fait réjouissant.
Il s’étonne qu’on ait fait reproche à Dreyfus « de n’avoir pas été, le jour de son mariage, digne de porter la fleur d’oranger » ; déclare, à propos des espionnes, « que des robes dans le service, il n’en faut pas » ; s’indigne contre le jeu de glaces et les deux paires d’oreilles aux écoutes, le jour de la dictée ; proclame que son antisémitisme n’allait pas jusqu’à vouloir la perte d’un juif innocent ; parle de soi-même, et des calomnies dont il fut l’objet, avec une bonhomie communicative qui lui conquiert la salle.
— Oui, je sais, on a dit et écrit Cordier : vieille bête, Ramollot, les petits verres, etc. Cela même a été publié dans le Moniteur officiel de ces Messieurs... mais je m’en f..., je suis un honnête homme !
On a presque applaudi. Et une rumeur approbative et rieuse a salué sa riposte au général Roget.
— M. Cordier a dit que ma déposition était fausse. Mais il n’a pas dit sur quels points ? Le ton était persuasif, le geste onctueux, le thorax bombait élégamment...
Ça n’a pas été long : le règlement s’est fait en cinq-sec.
— Sur tous !
Si bien qu’après l’intellectuel qu’est Georges Picquart ; qu’après l’espèce de héros wagnérien qu’est Freystætter, voilà qu’issu des légendes soldatesques, descendu du cadre des lithographies, un « troupier » selon le sentiment populaire se manifeste parmi les combattants de la vérité.
Ça a fait plaisir.