Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
VII
LA JOURNÉE DES AUGURES
13 février.
Elle débute bien ! La Libre Parole de ce matin a, sous ce titre « Le défenseur de Zola, » publié le filet suivant :
« L’Intransigeant posait hier cette indiscrète question :
« Un de nos lecteurs nous demande si nous connaissons, au barreau de Paris, un avocat d’origine germanique, naturalisé Français, qui a épousé une juive anglaise, et dont le père, resté Allemand, est présentement inspecteur dans une compagnie de chemins de fer d’outre-Rhin. »
» Cette question vise-t-elle Me Labori, le théâtral défenseur de Zola ?
» Ce qui est certain, c’est que, comme tous ceux qui, de près ou de loin, ont trempé dans le complot anti-français, Me Labori a des attaches étrangères.
» Il a, en effet, épousé une demoiselle Ockey, protestante anglaise, après son divorce avec M. de Pachmann, un Allemand si je ne me trompe, dont elle a deux enfants, que leur père vient visiter dans leur nouvelle famille.
» Je ne donne ce renseignement qu’afin d’établir que Me Labori a pu subir des influences qui ne sont pas précisément nationalistes, me gardant bien de l’imiter en faisant intervenir des femmes qui n’ont rien à faire dans le débat. »
C’est Labori qui en donne lecture, lui-même, au début de l’audience, d’une voix calme, mais infiniment dégoûtée. Puis il ajoute :
» — Je ne me livrerai à aucun commentaire. Je répondrai par des faits, pour l’unique et dernière fois :
» Je ne suis pas naturalisé Français. Je suis né à Reims d’un père français.
» Ma femme n’est pas israélite.
» M. de Pachmann, que personnellement je ne connais pas, est Russe, natif d’Odessa, et même sénateur russe.
» Mon père est Alsacien. Depuis quarante-cinq ans il est au service de la Compagnie de l’Est. En 1870, il a été chargé des opérations d’embarquement des troupes au camp de Châlons. En 1871, il a été délégué pour reprendre des mains des Prussiens le service des chemins de fer et ce n’est pas là où il a fait le moins preuve de son patriotisme. Depuis 1871, il est chargé d’organiser la défense nationale dans sa section, d’accord avec la section technique du ministère de la guerre.
» En 1891, il était décoré de la Légion d’honneur spontanément, sur la proposition du quatrième bureau du ministère de la guerre et du général de Boisdeffre, qui lui a envoyé une lettre de félicitations. Vous apprécierez, par cela, ce que valent certaines attaques. »
L’impression ressentie est si vive, que Jaurès maintenant, contre un démenti télégraphique de M. Papillaud, le propos qu’il a affirmé tenir de celui-ci : « Lorsque le Matin a publié le fac-similé du bordereau, m’a dit Esterhazy, je me suis senti perdu » ; que la fin de comparution de l’infortuné Bertillon ; que les dépositions de MM. Hubbard, Yves Guyot (traitant le jugement d’Esterhazy de « parodie de justice ») passent dans une sorte de brouhaha.
Mais M. Bertillon a ouvert le défilé des grotesques, des experts professionnels, jurés, patentés, assermentés — sur la foi desquels on condamne le pauvre monde ! A part deux ou trois hommes raisonnables, et même fins, discernables d’emblée, à quelles exhibitions fantastiques n’allons-nous pas assister ?
S’ils se peuvent regarder sans rire, c’est tant mieux pour eux ! Mais nous autres, infortunés profanes, quelle que soit la majesté du lieu et la gravité des circonstances, il nous a été impossible, maintes fois, de garder notre sérieux.
Comment en serait-il autrement ? M. Bertillon, samedi, avait rendu cette sentence : « On ne saurait se fier à des preuves seulement graphiques ». M. Teyssonnières, lundi, fait cette proclamation :
« La graphologie, c’est le sabre de M. Prudhomme ! » Hier aussi, M. Charavay formule cet aveu : « L’expertise d’écritures est insuffisante à motiver une condamnation. »
— Et voilà pourquoi votre fille est muette ! comme dit le bon Sganarelle.
Mais ils sont tout de même d’accord, ces experts, à reconnaître que leur science imprécise, contradictoire, ne peut être qu’indicatrice et nullement déterminante.
On ne l’ignore pas ; on leur sait gré d’en convenir ; mais le régal de malice n’est que plus fécond par la récidive, et davantage apprécié.
Voilà d’abord M. Teyssonnières, aberré de vanité, gonflé d’importance, et que hante à blanc, dans le vide, la monomanie de l’incompatibilité. Seigneur ! qu’il est prolixe, et diffus, et solennel Il croit que « c’est arrivé » ; pour de vraies insignifiances se défend contre des imputations que personne ne formule ; s’étend en considérations kilométriques sur des faits tout personnels. Il paraît qu’à l’entendre, son gendre et le frère d’icelui se sont précipités dans le camp adverse ; qu’aussi M. Trarieux et M. Scheurer-Kestner, sur production de ses données graphologiques, ont subi le même effet de conversion à rebours.
Une idée le possède : qu’on a voulu le corrompre. Veinard ! Ces choses-là n’arriveraient pas à ceux qu’on traite de « vendus ! » Mais qui a voulu le corrompre ? Ah ! cela il ne le sait pas !... Qui, selon lui, fut l’intermédiaire ? M. Crépieux-Jamin.
Comment M. Grépieu-Jamin, cette hermine, l’ex-dentiste de M. Drumont, et que celui-ci soutint mordicus, jadis, au cours de 1895, en tant qu’ « aryen pur » contre ce demi-intellectuel, ce « cosmopolite » de Lombroso ?
Pas possible !...
Et le pourquoi de la corruption ? Ici, nous tombons dans le fantastique. C’est en 1897 que cette tentative est esquissée, pour un rapport fait en 1894, et alors que l’auteur n’était chargé d’aucune nouvelle expertise ! ! !
On ne l’en fera pas démordre — c’est sa gloire ! Comme aussi l’aventure de son dossier d’expertise renfermant le fac-similé du bordereau, qui, le seul non encore restitué aux Archives de la Guerre, volage autant que le « document libérateur », égaré avant l’indiscrétion commise au bénéfice du Matin, se retrouva par miracle rentré au bercail, derrière une porte, peu après...
Quels mystérieux inconnus pouvaient l’y avoir déposé ? (La suite au prochain numéro.)
M. Trarieux, avec un bon sens un peu dédaigneux, réfute ces pauvres commérages.
Rien n’est plus drôle que d’entendre l’ancien ministre, de sa voix posée, détailler ces insanités !
Toutefois, Labori est parvenu à extraire de M. Teyssonnières que les caractères du bordereau étaient « d’une écriture naturelle, modifiée par les circonstances. »
C’est toujours ça !
M. Charavay, petit, chevelu, barbu, gai comme tout, dans son infirmité occasionnelle, s’exprime par signes et par syllabes gutturales. Si l’abbé de l’Épée revenait, l’adoption serait immédiate.
Mais il a un roulis d’épaules joyeux quand on lui parle du colimaçon du collègue. Et il s’en va sans avoir rien dit, décochant seulement la flèche du Parthe que j’ai signalée plus haut.
Après lui, ce sont MM. Pelletier, Gobert, qui se refusèrent, en 1894, à reconnaitre, dans le bordereau, la main d’Alfred Dreyfus.
Naturellement, plus que jamais :
— La question ne sera pas posée.
Et voilà le Trio des Experts, bouffe, inénarrable, dépassant l’opérette et même la féerie, les Minos, Eaque et Rhadamante d’offenbachique mémoire !
Couard, un colosse dont la tête est tout en menton. Le reste n’a l’air que d’un accessoire, d’une annexe, d’un superflu, d’un luxe : le couvercle de l’encrier, le bout de l’œuf à la coque qu’a décapité le couteau. Quand il parle, mâchant les mots dans son formidable appareil buccal, vous prend une inquiétude de cauchemar : il semble que le maxillaire se déclanche, et que la partie inférieure ne pourra jamais remonter, va demeurer là, bayante, sur le thorax.
Belhomme : M. de Lacretelle ressuscité, ou Latude affranchi. Haut, voûté, des yeux foncés dans une face poudreuse coiffé, barbifié de toiles d’araignées ; jaunâtre, passé, déteint, il apparaît vénérable, vétuste et décevant, comme une fiole vide retrouvée dans une cave, et revêtue de la poussière des ans.
Varinard : un roquet hargneux, petiot, jeunet, rageur, le pas cassant, la voix coupante — ah ! mais !
Sans trop manquer à la majesté du lieu, on se tord. Et le départ s’opère très tranquillement. Cinq cents personnes, guère plus, aux abords du Palais.