Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
COUP MANQUÉ !
Rennes, 22 août 1899.
Le voici revenu, de ce matin, ce beau type de notre race en qui s’incarne toute l’énergie de la défense, comme Me Demange en représente toute la réserve avisée.
L’attelage était démonté : le cheval d’expérience, le vieux routier qui connaît le chemin, les tournants et les abîmes, ne pouvait, malgré tout son zèle, suppléer le cheval d’élan. Ensemble, ils se complètent, s’apaisant ou se stimulant ; chacun suivant la parallèle où l’autre ne saurait mettre les pas.
On doit cet hommage à Demange. Car rien n’est plus beau qu’une conscience l’emportant sur un tempérament ; qu’une conviction dominant les tendances, les habitudes de toute une vie.
Celles-ci le devaient mettre contre nous, tout au moins le cantonner dans la prudence — et il est resté l’ouvrier de la première heure, fidèle à la tâche acceptée ! Et rien n’était plus touchant, ces derniers jours, que de le voir s’efforcer à tirer de milieu, à rétablir l’équilibre, tandis que le timon, devenu brancard, écorchait son pauvre cœur de chauvin épris des gloires anciennes !
Cette justice rendue, qui dira l’accueil fait à Labori ? Point de vivats, point de rumeurs. Les mains choquées en bravos semblaient seulement scander la palpitation des cœurs. Notre grand vécut là une agréable minute, tandis que sa jeune femme souriait, les cils trempés de pleurs de joie...
Et le voici, encore tout faible, les yeux creusés, la fièvre aux joues, mais vivant, Dieu du ciel, vivant !
Ceux qui n’ont pas traversé avec nous, dans cette salle aux issues gardées, l’instant qui suivit l’attentat, ne peuvent, ne pourront jamais comprendre, l’étendue de notre bonheur présent, mesuré à ce que fut notre désespoir.
On l’admirait, on l’estimait, on applaudissait à son courage et à son talent, mais personne, cela est bien certain, ne se doutait l’aimer ainsi. J’ai vu des hommes, des durs-à-cuire, renommés pour leur flegme, à la nouvelle du meurtre s’abattre sur une chaise et sangloter comme d’un deuil personnel qui vous frappe en plein cœur.
Ah ! sous tous les rapports on avait bien choisi, et l’assassin était bien stylé !
Mais ce pouvoir invisible en qui je crois, en qui j’espère, ne devait pas permettre qu’un tel sacrilège s’accomplit ; a fait dévier le plomb assassin.
Car, de nouveau, la haute silhouette se dresse, bien qu’appuyée à la table ; la voix retentit, sonore ; le masque, affiné par la typhoïde qui précéda, puis par la dernière secousse, s’avance, interrogateur.
En une matinée, tout a changé. Les questions seront posées quand même. Au banc... des compromis on chuchote, on se concerte. Le désarroi est au camp — en attendant la discorde, chacun tirant à soi pour se disculper.
Par deux fois, le général Mercier refuse d’indiquer la source des pièces qu’il détenait illégalement. Mais, du siège de la défense, comme tinte un glas, tombent des mots précis : le Code, la Loi, responsabilités, pénalités, serment de tout dire...
On a vu perler des gouttes de sueur à des fronts jusque-là impassibles, et qui se courbaient, comme ceux des conscrits sous la mitraille, devant le feu serré de l’argumentation.
C’est fini de rire et fini de fuir ! Que Dreyfus soit acquitté ou condamné, chacun des criminels en aura pour son grade : le coup est manqué, le sang a coulé pour rien !