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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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LES TROIS-MARCHES


Loin de la cité monastique, de la ville neuve aux mornes murailles blanches, de la vieille ville aux mornes murailles noires ; loin des couvents, loin des casernes ; loin de la Vilaine aux eaux troubles, qu’écrème, tous les matins, de ses immondices, dans une barque vétuste, l’employé que j’ai surnommé le « Marchand de charognes » ; loin des faces mortes et des regards dormants, est, sur la colline, dans les verdures baignées de clarté, faubourg d’Antrain, la bonne auberge des Trois-Marches.

C’est une pauvre demeure, très vieille, très propre, souriante, hospitalière.

La porte, au-dessus du triple degré de pierre, les fenêtres, le portail, donnent sur la route, face à des villas dont les jardins descendent vers l’Ille, toute frétillante et claire entre des peupliers.

Alentour, ce n’est que prairies encloses de haies après lesquelles foisonne, parfumé, le duvet de la clématite. Des vaches y pâturent, de petite taille, mais robustes et le pelage lustré.

Leur mufle frais de la fraîcheur de l’herbe, baveux de fils transparents comme du verre, s’appuie aux barrières de verdure pour regarder passer le voyageur.

Au crépuscule, elles mugissent, impatientes du retour à l’étable. Alors, un enfant, une femme les vient querir, une mince baguette à la main.

Et, par petits troupeaux, elles se répandent sur les routes, se hâtant vers la ferme ou le faubourg. Leurs cornes d’ombre se profilent sur la turquoise verdie du ciel où monte lentement le croissant d’or...

C’est alors que s’illuminent, dans la pénombre, les croisées des Trois-Marches ; que luit, au sommet de la double montée, l’étoile familière vers qui s’en vont, épris de lumière, anxieux de vérités nouvelles, des Mages du savoir, des Rois de l’éloquence et de bons Bergers anxieux de soustraire les brebis à l’abattoir !

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La salle est gaie, proprette, avec le luxe d’une cheminée en marbre noir, de quatre lithographies militaires aux murs, d’un bouquet sur la nappe de grosse toile blanche.

A deux pas, la grande cuisine, où, sous la direction de l’hôte, la surveillance de l’hôtesse, flambent les antiques fourneaux. La chère est bonne, mais simple. D’immenses pains, coupés par tranchés, fleurent bon le froment ; et le cidre met des reflets d’ambre au flanc des carafes rebondies.

Dans le jardin sont des tonnelles ; sous un ombreux couloir de platanes, des tables de bois rugueux flanquées de bancs. Au delà d’un préau à l’aire battue, surhaussée, adossée au mur de fond, une sorte de petite estrade couverte où, les jours de noces, les soirs de bal, perchent les ménétriers.

Elle fut tribune — le 14 juillet dernier. Des phrases ardentes, des appels frémissants en jaillirent pour célébrer l’espèce de nuit du 4 Août qui s’accomplissait là : l’abdication des préjugés universitaires, le renoncement des méfiances populaires, en une admirable communion.

Les isolés de la Tour d’ivoire descendaient, sortaient de leur refuge pour mettre leur main frêle, leur main nerveuse, dans la main placide, la main robuste des ouvriers.

Les savants donnaient des idées, supérieures parce que scientifiques ; les plébéiens offraient l’appui de leurs bras, de leur cœur, le pouvoir de l’action, sans quoi le rêve est stérile.

Basch, professeur de Lettres, Blondel, professeur de Droit, à la Faculté de Rennes ; Barrucand, le preneur du « Pain pour tous », Armand Dayot, tous deux venus de Paris pour propager la Parole nouvelle, montrèrent la République en danger ; réveillèrent les esprits ; agitèrent les consciences, semèrent de l’enthousiasme — autour du festin frugal, sous le clair soleil, la Marseillaise monta, gronda, battit des ailes...

Si bien que, vis-à-vis, de l’autre côté de la chaussée, dans la villa où, un peu plus tard, l’ex-ministre de la guerre, Mercier, devait être son hôte, M. le général en retraite de Saint-Germain sacra.

Même, il n’y put tenir. Comme on chantait, à Lyon, du maréchal de Castellane, sur le rythme de la batterie aux champs :

Voilà Saint-Germain qui passe,
Tout petit, tout tortu,
Tout ventru, tout mal f...ichu,

il fit, chapeau de paille sur l’oreille et canne en main, le verbe haut, l’œil rageur, la moustache hérissée, irruption dans la cuisine de l’auberge.

— Scrongnieugnieu, aurez-vous bientôt fini de nourrir toute cette bande-là ?

— Las, Monsieur le général, firent ensemble les hôteliers, de quoi faudrait-il vivre si l’on refuse des clients ?

La réponse était péremptoire. Le général s’ébroua et partit. Depuis, il lance seulement des œillades furibondes au passage, lorsque, dans le cadre des fenêtres, apparaît quelque visage de penseur.

Tandis que dans le chemin, face à face, une paire de chaises par-ci, une couple de chaises par-là, quadrille de l’autorité vigilante, quatre gendarmes veillent à la sécurité commune : soit Mercier, soit Picquart.

Des ombres aussi s’effacent contre les murs, agents attachés, pour leur sauvegarde, à la personne de quelques familiers des agapes journalières.

Quand les voitures ont fini de rouler, emmenant le contingent des invités occasionnels, et que la conversation fait halte, Pandore seul, du bruit de ses cent pas, aller et retour, rompt le silence.

Comme des prisonniers, ou des officiers supérieurs ayant droit à la sentinelle, on entend :

Un bruit de bottes, de bottes, de bottes...

Tragédie de Shakespeare qu’orchestre parfois Offenbach !

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Dans la salle close, les voilà tous assis : Picquart, Jaurès, Basch, Gabriel Monod, Gast, Leyret, Turot, Hild, Monira, Psichari, Viviani, Stock, Desmoulins, Barbet, etc. ; ceux qui passèrent : les docteurs Reclus, Brissaud, Widal ; ceux qui passent : Mirbeau, Laroche, Molinier, Havet, Corday, Navarre ; — hier, Pozzi, gloire universelle ; ce soir, Julien Benda, nouveau venu dans la notoriété demain, n’importe quel grand esprit d’où qu’il se soit orienté vers la lumière.

Les propos volent, spirituels ou passionnés, gais ou graves, s’élevant toujours, peu à peu, vers des conceptions supérieures. La belle voix de Jaurès claironne son rire — « Et ton rire, ô Kléber » — puissamment retentit. Georges Picquart, doucement, discute. Quelque savant disserte, établit la relation des effets aux causes, dans le débat qui nous occupe.

C’est un banquet de Girondins en liberté et pour qui la menace de la mort compterait moins encore qu’elle ne compta, jadis, à la Conciergerie.

On se moque de la laideur, et de la haine, et du mensonge, et de la force marchant contre le droit. On stigmatise d’un trait les défections, les défaillances.

Souvent, tous se taisent devant l’éloquence d’un seul. Il parle comme devaient parler les apôtres, alors que suspects, au fond des Catacombes, se réunissaient les premiers chrétiens. On écoute : la foi, le désir d’héroïsme vous gonflent le cœur.

Quelqu’un heurte à la porte : c’est, venant du Sud ou du Nord, de l’Est ou de l’Ouest, quelque pèlerin qui s’est acheminé vers cette table d’auberge où l’on rompt le pain de vérité.

Il entre, s’assied, se tait... Mais les sermons sont courts ; un mot de parisianisme brise le charme, modernise la bataille.

Alors on s’en va. Devant, derrière, les agents battent l’estrade, scrutent les haies, les recoins suspects. Les soirées, très douces, très lumineuses, prêtent à la songerie. De beaux vers vous chantent à la mémoire. En masse, on reconduit les plus menacés.

Les mains s’étreignent, on se sépare : dans quelques heures on se retrouvera, au pied de l’estrade où gît, raidi d’orgueil, ce crucifié décloué qu’est Dreyfus.

Et je pense qu’un jour, quelque destin que les dieux nous gardent, il y aura dans cette auberge, — comme dans celle de Saint-Jean-l’Hospice où Charles-Albert fit halte — une inscription disant que là se réunirent les défenseurs de la Justice, les tenants de la Vérité... et que nos enfants, puis leurs enfants, exprès venus, la regarderont songeurs, fiers d’être de notre sang !

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