Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
XIV
LA JOURNÉE DE LABORI
22 février.
Je n’ai pas dit assez l’écrasante besogne qu’accomplit, en quatorze jours, le défenseur qui plaide là. Il fit tête à tout et à tous; accumula les conclusions dressa, pour l’avenir, à la grande stupeur des imbéciles, le monument juridique qui survivra aux événements... quand ceci sera de l’Histoire.
Maintenant, à pleines voiles, couvert par la liberté de la défense, et selon les instructions de Zola, il abandonne celui-ci, pour refaire, pour reprendre le procès de 1894.
Il remonte jusqu’aux origines ; il en déploie les phases, comme un manteau de ténèbres où l’œil hésite à plonger.
Il refrène son éloquence, ainsi qu’on mate un cheval trop fougueux ; il l’oblige à parcourir au pas, à tout petits pas, le chemin suivi jadis par l’accusation — chemin oblique, chemin tortueux !
Et, dès l’origine, il faut le reconnaître, quelque chose d’insolite apparaît. Ce suspect n’est même pas traité en prévenu : il est traité en condamné.
D’emblée.
Le 13 octobre, on le convoque à se rendre le surlendemain au ministère.
Le 14 (donc sans l’avoir vu ni entendu), on signe l’ordre d’arrestation et on a fait préparer sa cellule au Cherche-Midi.
Le 15, afin de renforcer le dossier, trop faible, paraît-il, et d’obtenir une preuve davantage concluante, M. du Paty de Clam imagine la fameuse dictée, puéril stratagème, insuffisant vraiment à déterminer le déshonneur et la perte d’un officier français.
Puis, le 29 suivant et le 1er novembre, par des indiscrétions aucunement imputables à la famille — d’abord ignorante (seule madame Dreyfus savait, et M. du Paty de Clam lui avait interdit de parler) ensuite intéressée à ce que rien ne s’ébruitât et ne devînt irréparable ; enfin, plus portée à choisir des confidents favorables qu’hostiles, — la Libre Parole, l’Éclair, étaient mis au courant, y mettaient le public.
Pour l’attitude du prisonnier, Me Labori s’en réfère au directeur même de la prison, le commandant Forzinetti ; au témoignage écrit de celui-ci, publié dans le Figaro, en novembre dernier, et qui valut, à son auteur, la révocation.
Car incessamment, de ce jour-là à aujourd’hui, le vieil officier n’a cessé d’affirmer sa croyance en l’innocence de Dreyfus.
Quant à l’instruction, les révélations survenues ont établi combien négatif en fut le résultat.
Pas de voyages à l’étranger. Pas de rapports aux attachés d’ambassade. Le vide, le néant ! Car la fameuse pièce « secrète », le document « libérateur » était au fond de tiroir, depuis huit mois, au ministère, jaunissant dans les cartons, quand eut lieu l’affaire Dreyfus, et que la similitude d’initiale — « Cet animal de D... » incita à l’appliquer au prévenu. Encore n’est-ce que bien plus tard qu’on lui donna de l’importance.
M. le général Mercier, prenant tout sur lui, substituant son arbitraire à la pauvreté des indices, n’avait même pas fait état de cette pièce auprès des deux seuls collègues auxquels il communiqua ses décisions : MM. Guérin et, Dupuy. Il ne leur avait parlé que du bordereau. Ceci a été affirmé par M. Guérin, dans une interview du Gaulois.
Relativement au bordereau lui-même, très discrètement Me Labori rappelle les affirmations formelles et retentissantes venues soit du Reichstag, soit du Parlement italien. En équité, elles se doivent retenir, ne fût-ce qu’à titre d’indication, les gouvernements n’ayant point l’habitude de condescendre à s’occuper des agents « brûlés », donc inutiles.
Ceci paraît assez logique.
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Comme se discerne l’état d’esprit aboutissant, hors même toute déloyauté, aux contradictions apportées aux débats pour des questions de dates, des minuties de détail, où nul n’a pu se reconnaître dans l’incohérence générale. Le commandant Ravary, le lieutenant-colonel Henry, l’archiviste Gribelin, le général de Pellieux lui-même, ensemble à la barre, entre eux, contre le lieutenant-colonel Picquart et Me Leblois, n’ont pu arriver à s’entendre, à s’accorder, à préciser de même, l’époque exacte d’une visite ou d’une constatation.
C’est qu’hypnotisés par une préoccupation unique, une obsession constante, la plupart en étaient arrivés à une positive auto-suggestion.
On en retrouve la trace dans les agissements de M. du Paty de Clam, qualifié, par Zola, de « diabolique », mais aussi d’ « inconscient ».
Quand il imagine d’installer un jeu de glaces, pour surprendre les mouvements de physionomie du « sujet » ; quand il s’obstine à vouloir employer une lanterne sourde, à déclic brusque, pour que le sursaut du réveil, sous le jet de flamme, lui livre peut-être une exclamation indicatrice ; quand il terrorise madame Dreyfus, en lui faisant entrevoir, pour son mari — il était assez bon prophète, — presque le sort du Masque de fer, il faut bien convenir qu’il manifeste, tout au moins, un zèle judiciaire intempestif et quelque excentricité.
C’est à la même inspiration, la même instigation, faudrait-il dire hiérarchique, donc d’essence supérieure, que céda en tout loyalisme et fidélité, et aussi en toute conscience, M. le colonel Maurel, président du Conseil de guerre.
Il faut que Labori donne lecture du compte rendu de la séance, alors paru dans l’Autorité, et notant tous les incidents entre la défense et l’accusation, pour que l’on apprécie, à distance, quel fut l’acharnement de la lutte, la ténacité de Me Demange, la ...vivacité du colonel Maurel. Celui-là, aussi, croyait bien faire, comme tous ou — presque tous !
Y compris M. Bertillon, homme honorable, monomane respectable, « sourd comme une pierre » à tout ce qui n’est pas son système et peut en contredire les déductions.
Le cas de M. Lebrun-Renault est plus complexe ; mais n’ayant pas entendu sa déposition, il serait injuste de lui attribuer une quelconque attitude.
De celle qu’il eut jadis, des témoins font foi : MM. Eugène Clisson, Dumont, Fontbrune, de Vaux, madame Chapelou. Les uns l’ont rencontré, le soir même de la dégradation de Dreyfus, et ils ne citent aucune sorte d’aveux. D’autres, MM. Clemenceau et Gohier, ont reçu de madame Chapelou les confidences parues dans l’Aurore du 25 janvier, confirmées par une interview du Temps. « Après le procès et la condamnation, j’ai entendu M. le capitaine Lebrun-Renault déclarer, non pas une fois, mais cent fois que Dreyfus n’avait pas fait d’aveux. »
Nous voici passés de la preuve par omission à la preuve par affirmation.
Celle-ci se double de l’altercation, l’autre jour, à côté, dans le couloir, entre le commandant Forzinetti et M. Lebrun-Renault.
Le vieux brave avait empoigné son camarade par le pan de sa tunique : « Un journal prétend que vous avez déclaré avoir reçu des aveux. Vous m’avez dit le contraire, encore il y a six mois. C’est donc que vous êtes un f... menteur ? »
S’il y a un rapport, conclut Labori, il date de trois mois, pas plus.
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Et nous voici à la scène de la dégradation.
C’est à l’Autorité que Labori en emprunte le texte, à l’Autorité qui, le rappelle-t-il encore, a non moins de haine contre Dreyfus que la Libre Parole.
« Le premier coup de neuf heures sonne à l’horloge de l’École. Le général Darras lève son épée et jette le commandement, aussitôt répété sur le front de chaque compagnie :
» Portez vos armes !
» Les troupes exécutent le mouvement.
» Un silence absolu lui succède.
» Les cœurs cessent de battre, et tous les yeux se portent dans l’angle droit de la place où Dreyfus a été enfermé dans un petit bâtiment à terrasse.
» Un petit groupe apparaît bientôt : c’est Alfred Dreyfus, encadré par quatre artilleurs, accompagné par un lieutenant de la garde républicaine et le plus ancien sous-officier de l’escorte, qui approche. Entre les dolmans sombres des artilleurs, on voit se détacher très net l’or des trois galons en trèfle, l’or des bandeaux du képi ; l’épée brille, et l’on distingue de loin la dragonne noire tenant à la poignée de l’épée.
» Dreyfus marche d’un pas assuré.
» Regardez donc, comme il se tient droit, la canaille, dit-on.
» Le groupe se dirige vers le général Darras, devant lequel se tient le greffier du Conseil de guerre, M. Vallecalle, officier d’administration.
» Dans la foule, des clameurs se font entendre.
» Mais le groupe s’arrête.
» Un signe du commandant des troupes et les tambours et les clairons ouvrant un ban et le silence se fait de nouveau, cette fois tragique.
» Les canonniers qui accompagnent Dreyfus reculent de quelques pas, le condamné apparaît bien détaché.
» Le greffier salue militairement le général et, se tournant vers Dreyfus, lit, d’une voix très distincte, le jugement qui condamne le nommé Dreyfus à la déportation dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire.
» Puis le greffier se retourne vers le général et fait le salut militaire.
» Dreyfus a écouté silencieusement. La voix du général Darras s’élève alors et, bien que légèrement empreinte d’émotion, on entend très bien cette phrase :
» — Dreyfus, vous êtes indigne de porter les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons !
» On voit alors Dreyfus lever les deux bras et, la tête haute, s’écrier d’une voix forte, sans qu’on distingue le moindre tremblement :
» — Je suis innocent, je jure que je suis innocent ! Vive la France !
» — A mort ! répond au dehors une immense clameur.
» Mais le bruit s’apaise aussitôt. On a remarqué que l’adjudant chargé de la triste mission d’enlever les galons et les armes du dégradé, avait porté la main sur celui-ci, et déjà les premiers galons et parements, qui ont été décousus d’avance, ont été arrachés par lui et jetés à terre.
» Dreyfus en profite pour protester de nouveau contre sa condamnation, et ses cris arrivent très distincts jusqu’à la foule :
» — Sur la tête de ma femme et de mes enfants, je jure que je suis innocent. Je le jure. Vive la France !
» Cependant l’adjudant a arraché très rapidement les galons du képi, les trèfles des manches, les boutons du dolman, les numéros du col, la bande rouge que le condamné porte à son pantalon depuis son entrée à l’École Polytechnique.
» Reste le sabre : l’adjudant le tire et le brise sur son genou : un bruit sec, les deux tronçons sont jetés à terre comme le reste.
» Le ceinturon est ensuite détaché, le fourreau tombe à son tour.
» C’est fini. Ces secondes nous ont semblé un siècle ; jamais impression d’angoisse plus aiguë. »
Et de nouveau, nette, sans indice d’émotion, la voix du condamné s’élève :
» — On dégrade un innocent !
» Il faut maintenant, au condamné, passer devant ses camarades, et ses subordonnés de la veille. Pour tout autre, c’eût été un supplice atroce...
» — Ce sont des adversaires qui parlent, messieurs les jurés, remarque Labori.
» Dreyfus ne paraît pas autrement gêné, car il enjambe ce qui fut les insignes de son grade, que deux gendarmes viendront relever tout à l’heure, et se place lui-même entre les quatre canonniers, le sabre nu, qui l’ont conduit devant le général Darras.
» Le petit groupe, que conduisent les deux officiers de la garde républicaine, se dirige vers la musique placée devant la voiture cellulaire et commence à défiler devant le front des troupes, à un mètre à peine.
» Dreyfus marche toujours la tête relevée. Le public crie :
» — A mort !
» Bientôt, il arrive devant la grille, la foule le voit mieux, les cris augmentent, des milliers de poitrines réclament la mort du misérable qui s’écrie encore :
» Je suis innocent ! Vive la France !
» La foule n’a pas entendu, mais elle a vu Dreyfus se tourner vers elle et crier.
» Une formidable bordée de sifflets lui répond, puis une clameur qui passe comme un souffle de tempête au travers de la vaste cour :
» — A mort ! A mort !
» Et, au dehors, un remous terrible se produit dans la masse sombre et les agents ont une peine inouïe à empêcher le peuple de se précipiter sur l’École militaire et de prendre la place d’assaut, afin de faire plus prompte et plus rationnelle justice de l’infamie de Dreyfus.
» Dreyfus continue sa marche. Il arrive devant le groupe de la presse.
— Vous direz à la France entière, dit-il, que je suis innocent. »
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Rien ne saurait traduire exactement l’effet de cette lecture.
Elle a été marquée par un incident assez rare, je crois, et significatif : le défenseur, les joues soudain inondées de larmes, interrompu, vaincu par sa propre émotion.
Tandis que l’accusé et quelques-uns de ses amis, à l’audition d’un récit ne les concernant nullement, visant un tiers inconnu, partageaient ce grand frisson, issu d’une croyance commune.
Et des gens, qui ne sont point encore arrivés à partager tout à fait leur conviction, dont l’âme demeure incertaine, se défend, bien qu’irritée du mystère et chaque jour un peu conquise, des gens, à entendre cela, avaient le cœur serré comme dans un étau.
Des femmes pleuraient. Un silence inaccoutumé avait envahi la salle...
Je n’en conclus rien : je constate. Et je dis ce que j’ai vu.
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C’est d’une voix étouffée que Labori donne lecture des lettres par lesquelles au ministre, à sa femme, à son défenseur, après comme avant la dégradation, le condamné encore proteste de son innocence, implore, recommande que, lui parti, on cherche, on cherche toujours !
Mais c’est d’une voix vibrante qu’après avoir énoncé les diverses manœuvres auxquelles M. du Paty de Clam eut recours, pour arracher des aveux à Dreyfus encore après l’ « exécution », il conclut, accusant la lâcheté des pouvoirs publics, en possession des moyens de dissiper tout équivoque et n’en usant point :
« Voilà messieurs, de quoi cet édifice effrayant que nous avons à porter sur les épaules est fait : édifice de mensonge pour les uns, pour ceux qui sont les auxiliaires humbles et misérables de cette besogne de ténèbres, mais édifice d’hypocrisie de la part des plus hauts, et ce sont les plus coupables ! Qu’ils ne l’ignorent pas et qu’ils entendent mes paroles, si elles atteignent jusqu’à eux, et qu’ils se souviennent que le nom de l’histoire qui est marqué au pilori le plus humiliant, c’est le nom de Ponce-Pilate ! »
Une clameur d’admiration s’élève, tonne, passe en ouragan, monte jusqu’au grand Christ immobile — et conspue les Pharisiens !...
Si bien que l’élément militaire, en nombre, en force, éprouve le besoin de réagir.
Impérieusement, des ordres de silence sont jetés. Dans ce palais, où règne la Loi, des officiers s’attribuent le monopole de l’autorité, font expulser, par les municipaux, qui leur déplaît.
Un jeune lieutenant du 2e tirailleurs, M. de Niessen, menace « de passer son sabre au travers du corps de qui se permettra d’applaudir encore ce Labori ».
On sort parmi les rugissements...