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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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SEMAILLES


Rennes, 3 septembre 1899.

Ne regrettez rien, vous qui êtes venus, qui savourez le morne ennui des « transplantés », loin des sites ou des meubles familiers, de la besogne journalière, et des êtres chéris. Même hors le but d’équité qui nous rassemble, regardez autour de vous — et comprenez la beauté, la force de l’action passive, de l’influence qui se dégage du principe sans que la volonté même y soit pour quelque chose.

Sentez la vieille ville bretonne, d’abord hostile — je ne parle pas, bien entendu, de la bande de jeunes sacripants qu’on nous lancera peut-être bientôt dessus, mais de la population honnête, sensée, dont l’autre est la honte et la terreur ; — sentez la détente qui se produit dans les esprits, qui bientôt gagnera les cœurs. Les regards se sont adoucis ; les faces austères se dérident sous une ombre de sourire ; des mains commencent de se poser dans nos mains tendues...

Qu’avons-nous fait pour cela ? Rien.

On a vu seulement que nous étions de braves gens ; que nous ne voulions de mal à personne ; que nous prêchions le calme ; que nous payions notre dû sans marchander. Les cochers, les commissionnaires, tout ce qui, déambulant, devient facteurs de nouvelles, ont pu voir, entendre, et redire que nous n’avions rien d’inhumain.

En ville, nous n’avons été ni arrogants, ni provocateurs.

Cela a surpris. Où donc étaient les « monstres » annoncés : les filous, les matamores, les escarpes du Syndicat ?

Une bonne femme, près de l’ancien domicile de Labori, une marchande ambulante, le troisième jour que j’étais ici, me contait ses peines et comment son établissement avait brûlé.

— Ça a été bien du malheur : la ruine, quoi ! Je ne crois pas qu’on ait mis le feu exprès. Il y avait bien un dreyfusard dans le pays... mais tout de même je ne crois pas.

Je lui dis :

— Je suis dreyfusarde.

Elle faillit en laisser choir son panier. — Vous, madame ? c’est pas possible. Avec un air doux comme ça.

Je restai encore cinq minutes, vulgarisant de mon mieux, pour lui être accessible, l’idéal supérieur que nous servons !

De loin, quand je l’eus quittée, je me retournai. Elle demeurait immobile, à la même place, les yeux fixés au sol, les mains croisées, pendantes sur son tablier. Un monde de pensées nouvelles se débattait, dans le vieux cerveau, sous la coiffe de tulle.

Et il en sera ainsi pour tous. Rappelez-vous l’admirable pièce de l’Année terrible, où Hugo dit aux Allemands : « Vainqueurs, vous êtes vaincus. Notre génie national vous enveloppe, vous cerne, vous imprègne. Vous importerez de la France en Allemagne. »

Ainsi en est-il aujourd’hui, sauf que c’est nous qui laisserons ici le germe de la justice, l’empreinte de la vérité, la noble fièvre d’enthousiasme et d’abnégation que charrient nos veines... et dont nous mourrons peut-être !

A Dieu-vat !

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