PROCÈS ZOLA-JUDET
Voici, d’après le Temps, l’arrêt par lequel la 9e
chambre correctionnelle, siégeant hier sous la présidence de M. Puget,
s’est, à l’encontre des préférences énoncées par M. le substitut
Laisné, déclarée compétente dans le présent débat.
« Le tribunal, statuant sur la compétence :
» Attendu que les articles incriminés renferment des imputations
dirigées tant contre Zola fils que contre Zola père, à raison des
fonctions d’officier comptable rendues autrefois par ce dernier ;
qu’il y a donc lieu d’examiner si le tribunal est compétent pour
connaître de la poursuite ;
» Attendu que Zola, dans son assignation,
expose que, s’il a cru pouvoir dédaigner les attaques dont il était
l’objet depuis plusieurs mois, il ne saurait agir de même à propos de
diffamations et d’injures adressées à son nom ;
» Qu’il (Judet) le reconnaît dans l’article du 23 mai en
disant : « Les maladies combinées de son talent, de son
caractère, ne livrent pas encore la clef de sa conduite, le secret de
sa chute. A l’origine, il doit y avoir certainement une cause a plus
profonde, quelque tache sinistre, quelque mystère inouï, quelque
fêlure inconnue, quelque honte corruptrice, que nul n’a sondée et qui
domine implacablement l’œuvre impure comme la vie infâme de
Zola ».
» Attendu par conséquent que Judet ne relate les faits qu’il
impute à Zola père que pour expliquer « le rapport singulier qui
noue la destinée du fils anarchiste à celle d’un père voleur » et
démontrer qu’il était juste, inévitable, que Zola ait discerné
d’emblée, dans cette armée qu’il déteste, Dreyfus comme l’officier
modèle : il devait aller, spontanément, sans effort, à la
trahison, comme les pornographes vont à l’aberration, comme les bêtes
stercoraires vont au fumier et se délectent dans la pourriture.
» Attendu que dans un article postérieur à l’assignation, en date
du 18 juillet, Judet, expliquant encore plus clairement ses
intentions, s’exprime ainsi : « Un heureux hasard, en
m’initiant au déshonneur d’un mort, qui appartient à l’histoire, a
trahi la source ignorée, la cause profonde, la réelle explication des
haines de Zola contre l’armée ;
» J’ai pensé qu’il était légitime de le démasquer et nécessaire
de frapper à la tête ; maître de son secret, j’ai disqualifié,
comme elle méritait, la fausse générosité derrière laquelle s’abrite
le syndicat de nos ennemis... Pour abattre le pavillon il fallait
dénoncer la marchandise suspecte, il fallait diffamer, puisque
l’affirmation d’un forfait irrécusable est une diffamation ; j’ai
donc diffamé volontairement, froidement, le père de Zola, puisque le
fils essaie de prendre sa revanche posthume aux dépens de la France;
j’ai crevé l’abcès purulent de la dynastie de Zola... »
» Attendu que dans ces conditions le tribunal n’a pas à examiner
si les imputations dont Zola père est l’objet sont ou non de la
compétence de la juridiction correctionnelle;
» Qu’en effet ces imputations n’ayant été
dirigées contre Zola père qu’incidemment, à la suite d’une longue et
violente campagne contre Zola fils, le but avoué de Judet ayant été
uniquement d’atteindre ce dernier, et pour employer ses propres
expressions, « de terrasser Émile Zola, le pornographe et le
destructeur de la patrie, par François Zola, le lieutenant voleur
remis une fois de plus au pilori », il s’agit seulement pour le
tribunal d’apprécier si les délits de diffamation et d’injures relevés
par Zola fils, simple particulier, sont ou non établis;
» Attendu, en droit, que la façon dont doit être interprété
l’article 34 in fine de la loi de 1881 ressort des termes
employés devant la commission du Sénat par le rapporteur M. Pelletan
qui, à propos de la disposition additionnelle de cet article, s’est
exprimé en ces termes :
« Votre commission n’admet le délit de diffamation des morts
qu’autant qu’elle passe par-dessus leur tombe pour aller frapper les
vivants ; la loi n’a plus alors des ombres de personnes, elle a
des personnes réelles qui ont pu subir un dommage et qui ont droit à
une réparation : tel est le sens de la disposition additionnelle
que nous avons l’honneur de vous proposer »;
» Attendu que cette interprétation est conforme à la manière de
voir de M. le garde des sceaux exprimée comme suit dans sa circulaire
en date du 9 novembre 1881, relative à l’application de l’article
34 :
« La loi n’autorise les héritiers à poursuivre les imputations
diffamatoires ou injurieuses dirigées contre leurs auteurs qu’autant
que les diffamateurs auront eu l’intention de porter atteinte à leur
propre considération ;
» Elle repousse donc entièrement la diffamation envers les morts.
La réserve qu’elle fait au profit des héritiers ne consacre pas un
droit nouveau ; elle aurait été inutile à formuler s’il avait
fallu écarter les solutions antérieures de la jurisprudence. L’action
n’est en effet dans ce cas que l’action personnelle de l’héritier
diffamé. »
» Par ces motifs, se déclare compétent ; dit qu’il sera
passé outre aux débats ».