Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
IV
LA JOURNÉE DES « ARTISANS »
10 février.
Invisible à l’épaule des universitaires, visible à l’épaule des défenseurs, la bande d’hermine se hérisse contre le bord frisé des chapeaux de généraux.
Cela n’a rien à voir avec la patrie, ni même avec l’armée, comme tiennent à le faire accroire les profiteurs de malentendus. Il s’agit simplement d’un état d’esprit différent ; d’un antagonisme cérébral, entre les intellectuels comme l’archiviste Gribelin, par exemple, M. Esterhazy, le problématique du Paty de Clam, le casuistique général Gonse — pour prendre quatre échantillons de types divers et les « demi-intellectuels », selon l’adorable expression de Barrès, qui répondent aux noms peu connus d’Anatole France, d’Émile Zola, de Clemenceau, de Duclaux, de Grimaux, de Séailles, etc., etc., etc.
L’homme qui tue s’accorde mal avec l’homme qui pense ; et peut-être encore moins bien avec l’homme qui guérit.
Dans les locaux d’attente, où il semblerait que deux castes éloignées auraient pu s’estimer heureuses du contact facilitant des échanges d’idées et quelques aperçus nouveaux de part et d’autre, la sélection s’est opérée, d’un coup, à la première rencontre : pékins ici, militaires là.
Les témoins se sont partagé les salles. Il y a le coin des éperons, où l’on fume ; et le coin des lunettes, où l’on cause. Et l’on se regarde plutôt en chiens de faïence.
C’est la même chose dans le prétoire, la caractéristique de tout le débat. Et ce ne sont point les cannes brandies, les poings fermés, les menaces de mort, qui peuvent y rien changer, bien au contraire ! Il n’est tel réactif aux fiertés que l’injonction, et le piment d’un quelconque péril.
La mise en lumière de deux figures, sous des aspects opposés pareillement énigmatiques ; l’illégalité du procès de 1894 s’affirmant plus encore (du Paty de Clam, Henry ; l’obligation du mutisme imposée à M. Salles) : tel est le bilan du jour.
Après que M. Trarieux a eu terminé son éloquent témoignage, le commandant Forzinetti, ex-directeur du Cherche-Midi, révoqué parce que coupable d’avoir révélé sa foi en l’innocence de Dreyfus, s’est avancé à la barre, appelé, prêtant serment, entendant M. Delegorgue refuser de lui transmettre la question de Labori... et s’éloignant comme il était venu, mal d’aplomb, héros en disgrâce, recousu, retapé, raccommodé en maints endroits comme un invalide de la belle époque, sur ses pauvres jambes sept fois fracturées !
Ce qui a entraîné la renonciation de la défense à tout le groupe dit des aveux.
C’est alors que, tonsuré comme un jeune moine, raide comme un soldat de bois, saccadé comme un automate, le monocle incrusté sous l’arcade sourcilière, au pas de parade prussienne, un témoin est venu se camper devant la Cour, décomposant, par à-coups brusques et précipités, le salut militaire, d’abord à elle, ensuite, après demi-volte, au jury.
Un rire nerveux, puis un malaise ont successivement couru l’auditoire. C’était l’ « ouvrier diabolique » dont a parlé Zola dans l’article qui l’amène ici : le spirite, l’occultiste, le valseur pour tables, l’instructeur judiciaire de l’affaire Dreyfus : M. le lieutenant-colonel marquis du Paty de Clam.
Que cet être maladif (même s’il n’est point malade) ; que ce « sujet » évidemment favorable à l’observation scientifique ; que ce nerveux, cet obsédé, susceptible, dans une enceinte civile, de démonstrations odieuses, excentriques, capables de provoquer l’hilarité, ait été UN JUGE — cela, c’était à frémir !
De Montjuich, peut-être. On se les imagine tels : ad majorem Dei gloriam !
Ainsi l’avais-je déterminé, après l’avoir entrevu au Cherche-Midi. Et je ne m’en dédis pas. Il est bien de la race de ces dilettantes pour qui la douleur des autres est condiment à leur propre jouissance ; qui aiment la musique et les cris des patients, les petits vers et les grandes hécatombes : fils de Néron, neveux de Torquemada, perpétués à travers les siècles !
Il ne dit rien, s’en va, il a passé. L’impression reste ineffaçable...
M. de Comminges apparaît, disparaît. Et M. le lieutenant-colonel Henry lui succède. Sa main levée prête serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, sans haine et sans crainte...
Une sorte de colosse trapu, épais et lourd ; congestionné, dit-il, par la fièvre ; et qui, de fait dans cette atmosphère tropicale, semble grelotter sous sa lourde capote. Les cheveux, taillés en brosse, la moustache sont bruns ; le regard, sans flamme, a cependant comme une lueur madrée. Le torse penché sur la barre, étayé de ses fortes mains, il tend l’oreille, un pli d’attention entre les sourcils durs ; ne répond qu’à bon escient, comme s’il traversait un gué, aux pierres oscillantes.
Ce que l’on comprend le mieux, c’est qu’il se considérait comme le successeur moral du colonel Sandherr, en fonctions lors de l’affaire Dreyfus ; comme l’héritier direct de ses intentions ; comme le gardien de la « chose jugée » et des intérêts du Bureau, contre toute expertise ultérieure susceptible d’éclaircir le mystère de 1894.
Le chef d’ensuite, le lieutenant-colonel Picquart, du seul fait d’être sur la trace, était l’ennemi.
Il le hait : cela se sent, se devine, se perçoit dans le choix des termes et jusque dans l’emploi des silences...
M. Besson d’Ormescheville, le rapporteur de l’affaire Dreyfus, des chaussons de lisière aux pieds, un képi sur une face ouatée de flocons blancs, s’avance, salue, se retire.
— La question ne sera pas posée.
Après lui s’égrène ainsi, muettement, le groupe dit du premier Conseil de guerre. Le commandant Ravary, qui fut le rapporteur du second, lors du procès Esterhazy, confirme que le document « libérateur », renvoyé par ce dernier, était bien la pièce secrète « Ce canaille de D... » ; puis, en veine d’abandon, déclare délibérément qu’il n’a pas enquêté sur les promenades anormales dudit papier — faute de temps — ce qui soulève quelque surprise.
M. le général de Pellieux, petit, grisonnant, l’air troupier, doué d’une rare intelligence et d’une facilité d’élocution non moins remarquable, sent où le bât blesse quant à son rôle personnel : vient tenter d’expliquer le néant de son action envers Esterhazy, et en profite pour renouveler le réquisitoire que fut le rapport Ravary contre le colonel Picquart.
Et quand Albert Clemenceau lui demande pourquoi il a fait perquisitionner chez Picquart témoin, plutôt que chez Esterhazy accusé, il va jusqu’à répondre :
— C’était inutile. On y avait CAMBRIOLÉ depuis huit mois.
— Pardon ! objecte le défenseur. Un an s’était écoulé depuis lors.
Quel acharnement ils déploient tous après celui-là !
M. le commandant Pauffin de Saint-Maurel, galamment, vient s’offrir ensuite en holocauste : prendre sur lui sa visite et ses confidences à M. Rochefort.
Puis encore un défilé muet, civil cette fois : le groupe dit des anciens ministres, MM. Dupuy, Guérin, Delcassé, Leygues, Poincaré, Develle.
— La question ne sera pas posée.
M. Thévenet, lui, parle, et de façon bien lucide, bien péremptoire. En réplique à MM. Ravary et de Pellieux, il démontre la nonchalance de l’instruction contre Esterhazy, devant entraîner forcément l’acquittement... comme par ordre. Spirituellement, il souligne le roman de la Dame voilée, si soigneusement laissé dans l’ombre.
M. Salles, avocat, est aux pieds du tribunal. C’est lui qui reçut, d’un des juges de 1894, l’aveu de l’illégalité commise ; le transmit à Me Demange.
— La question ne sera pas posée.
Et tandis que le public s’écoule, on nous rapporte que le brave Forzinetti, dans les couloirs, rencontrant Lebrun-Renaud, s’est haussé, sur ses jambes sept fois « reboutées », jusqu’aux revers du paletot de l’autre, les a empoignés en criant :
— Un journal prétend que vous avez déclaré avoir reçu des aveux. Vous m’avez dit le contraire il y a six mois. C’est donc que vous êtes un f... menteur.