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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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VIII

LA JOURNÉE DES SAVANTS

15 février.

« Pions, mandarins, scribes, rabbins, byzantins, cuistres, buveurs d’encre ; baladins des cinq continents de l’Institut, quand ils ne sont pas Belges ou Suisses » ainsi seront traités, d’après les notes que prend Georges Bonnamour, les hommes dont s’honore universellement la science et qui vont venir défiler ici : Paul Meyer, directeur de l’École des Chartes, Auguste et Émile Molinier, Célerier, Bourmont, Louis Franck, Grimaux, Louis Havet.

C’est que tous, sans exception, chacun selon son mode de travail, conclueront que le bordereau est de Marie-Charles-Ferdinand Walsin-Esterhazy.

Alors, ce sont des saltimbanques...

Après qu’a reparu un moment le Trio des Masques ; que le général Gonse est venu confirmer le dire du commandant Ravary (manque de temps pour tirer au clair la promenade du « document libérateur ») ; après que M. Crépieux-Jamin est venu affirmer, aux rires de l’assistance, que jamais il n’avait eu même la pensée d’attenter à l’incorruptibilité de M. Teyssonnières — lequel était le seul d’ailleurs, à l’estimer cent mille francs ! — M. Paul Meyer, de noir vêtu, les yeux vifs, les sourcils touffus, la barbe grisonnante avant que de témoigner, a demandé la parole pour un fait personnel :

Ayant été, dans la France Juive, qualifié de « fils de juif allemand », voilà ce qu’il tenait à répondre.

—  Je suis né à Paris, de parents français. J’ai été baptisé à Notre-Dame ; j’ai fait ma première communion à Saint-Sulpice ; j’ai confirmé à Saint-Sulpice ; j’ai même été élève du catéchisme de persévérance à Saint-Sulpice jusqu’à l’âge de seize ans.

Il y avait bien de l’ironie et du dédain, dans sa voix...

Quant à sa déposition, c’est une pure merveille de lucidité, de logique et d’érudition. Les plus ignorants en mesuraient l’ampleur.

Il explique aux jurés comme quoi le report, d’après photographie, sur zinc, dit « gillotage », employé pour le fac-similé du Matin, ne permet aucune falsification. Des altérations y sont possibles, par l’écrasement, à l’usage, mais c’est tout. De là à parler de faux, il y a loin !

Sans doute, le témoin qui s’est servi de cette expression — notez que c’est M. de Pellieux ! — « n’est pas habitué à formuler sa pensée avec précision. »

Quant au bordereau lui-même, il est, à n’en pas douter, de l’écriture d’Esterhazy. Est-il « de sa main, » selon l’équivoque derrière laquelle se sont abrités les récents experts ! Sur ceci, aucune hypothèse négative n’a paru vraisemblable à M. Paul Meyer. Mais il est un moyen de faire lever tous ces doutes. Si la communication de l’original du bordereau est jugée impossible, qu’on verse au dossier les clichés photographiques sur lesquels toute retouche est visible.

Hé bien ! mais, que devient le cliché « falsifié » du commandant Lauth ?

Enfin M. Paul Meyer conclut :

— Si l’on refuse de faire cette preuve, je saurai à quoi m’en tenir.

Je serais bien étonné qu’on la fît !

Car M. Molinier, professeur l’École des Chartes, se réclamant de vingt-cinq ans d’expertise, vient affirmer qu’en son âme et conscience, et sous nulle réserve, le bordereau est l’œuvre d’Esterhazy.

Entre temps ont été lues les dépositions recueillies par commission rogatoire auprès de mademoiselle Blanche de Comminges et de madame de Boulancy. Dans cette dernière, il est cité des phrases d’une lettre d’Esterhazy dans le goût de la correspondance publiée par le Figaro.

Il y est dit :

1° Que le général Saussier est un clown, et chez nous (les Allemands) nous le mettrions dans un cirque;

2° Que si les Prussiens arrivaient jusqu’à Lyon, ils pourraient jeter leurs fusils en gardant leurs baguettes pour chasser les Français devant eux.

· · · · · · · · · ·

M. Molinier, frère du précédent témoin de ce nom, archiviste paléographe vient, lui aussi, déclarer quelle complète similitude existe entre le bordereau et l’écriture d’Esterhazy.

M. Célerier de même et aussi M. Bourmont.

La déposition, ou mieux la démonstration de M. Louis Franck, avocat du barreau de Bruxelles, est des plus intéressantes.

Chacun des jurés a reçu une feuille où sont reproduits le bordereau, une lettre de Dreyfus, une lettre d’Esterhazy. Tandis que le démonstrateur, sur le tableau noir, trace à la craie le signe graphique dont il traite, les assistants peuvent vérifier, sur le spécimen en leur possession, les ressemblances signalées.

Tout l’abécédaire y passe ; et, sans la moindre complication inutile, sans technicité fatigante, l’opération s’effectue, la preuve se dégage absolument.

Et M. Louis Franck d’une voix forte, atteste, jure.

Ces deux écritures émanent d’une seule et même personne : celui qui a écrit le bordereau ne peut être que M. Esterhazy !

Le témoignage de M. Grimaux, professeur honoraire à l’École de médecine, professeur à l’École polytechnique, a été bien poignant.

Tout vibrant de patriotisme, le vieillard qui fut, à l’École polytechnique, l’instructeur de tant de nos officiers ; qui, en 1870, abandonna un poste à l’abri du danger pour venir prendre sa part du péril, a des accents d’émotion qui font frissonner la salle en racontant quelle pression, quelle intimidation furent exercées contre lui.

Le général Billot, tout d’abord, présenta un décret de révocation au Conseil des Ministres. Il ne le retira que devant la résistance de ses collègues.

Ensuite M. Billot, il y a un mois, écrivit au général commandant l’École polytechnique pour lui demander « si M. Grimaux n’avait pas pris part à des manifestations hostiles contre l’armée ».

— Moi ! crie le vieux savant que les larmes étouffent, moi, moi !

Et, dans un mouvement d’aussi belle éloquence, ma foi, que l’évocation des ancêtres de Don Ruy Gomez, il appelle à soi tous les siens tombés sur les champs de bataille... depuis le grognard de Napoléon qui fut son aïeul, jusqu’au pauvre enfant qui fut son neveu récemment tué au Soudan.

Puis il dit comment, dénoncé par la Libre Parole (qui, huit mois auparavant, l’avait traité de « juif renégat passé au protestantisme », alors qu’il est catholique) il fut menacé, après trente-quatre ans de service, d’être révoqué pour avoir, en si noble et si nombreuse compagnie, signé la pétition qui demandait à la Chambre de maintenir la garantie légale du citoyen.

Une ovation est faite à M. Grimaux, car son témoignage qu’on voulait empêcher, ainsi fait envers et contre tous, est un acte de courage civique dont peu de gens seraient capables.

Avant de quitter le prétoire, il a tenu à serrer la main de Zola, qu’il voyait pour la première fois — comme on a l’autre jour, devant moi, présenté le colonel Picquart à l’auteur de Germinal.

Quel drôle de « syndicat » tout de même, où l’on ne se rencontre qu’après l’action !

C’est M. Havet, professeur au Collège de France, qui a succédé. Quel dommage qu’il parle ainsi, en fin de séance, alors que la fatigue alourdit les cerveaux ! Car ce qu’il dit est de premier ordre, comme puissance de déduction.

Au point de vue graphique, orthographique, grammatical, il n’a pas une seconde d’hésitation : le bordereau est d’Esterhazy.

Il démonte les phrases, en explique le mécanisme, et, de la contexture des textes, fait surgir la conviction. Dreyfus écrivait le français très correctement. Le bordereau, les lettres d’Esterhazy, sont de même tournure, ont la même marque de fabrique.

— C’est pensé en langue étrangère, dit M Havet. Et, ma foi, quand on songe aux lettres à madame de Boulancy, il y paraît !

Paris est pacifique, il semble se ressaisir. Mais les intéressés supporteront-ils cela ?

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