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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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IX

LA JOURNÉE DE LA MENACE

16 février.

Comme l’on pouvait s’y attendre, voilà le sabre tombé dans la balance, et l’emportant de tout son poids ! La Force n’aime pas la controverse, atteinte à sa suprématie !

Une légère discussion au début, entre Leblois et M. de Pellieux (celui-ci s’appliquant à démontrer, par la nature des pièces énumérées dans le bordereau, qu’Esterhazy n’en pouvait être l’auteur), a amené le général, très discret, très expert, à employer un argument oratoire dont le sens et l’intention n’échapperont à personne — pas même aux intéressés qu’on suppose un peu trop simples, à la fin !

Personne ne souhaite la guerre, tout le monde la craint : en Allemagne comme en France. Mais de là à supporter que le spectre en soit tiré de l’armoire aux Croquemitaines et intervienne soit dans la presse dite patriote, soit dans des harangues forcenées, soit ici, aux débats, dès qu’est supposée la moindre velléité d’indépendance, ah ! non !

Le jour où quelque pauvre diable, chauffé à blanc, attenterait à la paix du monde, on s’expliquerait là-dessus, pour savoir qui lui a glissé, dans la main, la trique ou le caillou.

Mais, quant aux jurés, c’est suffisant que, tous les jours, leurs noms, professions et adresses soient publiés — et, sans doute, bientôt après et selon leur verdict, la façon de s’en servir ! — sans qu’un officier supérieur y vienne joindre l’avis que « le danger est peut-être plus proche qu’on ne le croit » et que « c’est à la boucherie » que l’on conduira leur fils !

Sous-entendu : si vous admettez qu’on puisse douter de l’infaillibilité des chefs ; si vous acquittez M. Zola.

Si ce n’est pas ce qui s’appelle une grande manœuvre, je veux bien être pendue !

Les petites manœuvres de M. Teyssonnières, moins brillantes, n’ont pu éblouir personne et ont jeté un vilain jour sur le tréfonds de son âme.

Savez-vous ce qu’il a fait ?

On sait que, rayé du tableau des experts pour irrégularité grave, il dut à M. Trarieux d’être inscrit ailleurs, de pouvoir gagner sa vie, d’être, au point de vue de la fonction, en quelque sorte réhabilité.

Comment a-t-il reconnu cela ? On se rappelle que lundi, à cette même place, devant la barre, débordant de componction, il protestait que sa « reconnaissance ne finirait qu’avec ses jours. »

Hé ! bien, la correspondance de son bienfaiteur, il s’en est allé mardi la livrer à la Libre Parole et il en est résulté un article on ne peut plus outrageant pour l’ex-objet de sa gratitude.

Quel brave homme, ce Teyssonnières, la noble conscience et l’excellent cœur !

Du coup, M. Trarieux se fâche ; combat la fausseté de ces assertions; communique, à la Cour, des lettres dont le président donne lecture et qui, par leur date, par leur texte, établissent le non-fondé des imputations qu’inspira le témoin.

Celui-ci est contraint à le reconnaitre publiquement, à désavouer le dit article, à en décliner la responsabilité ! Il n’en est que l’instigateur, pas l’auteur ; il n’a fait que fournir les lettres, les matériaux, et indiquer l’interprétation à leur donner.

C’est déjà bien !

Sans compter que, précédemment, M. Scheurer-Kestner l’a obligé, aussi, à convenir d’une inexactitude dont l’étrangeté mérite attention.

Le 11 juillet, lors de la deuxième et dernière visite que lui fit l’expert, l’honorable sénateur, ne s’occupant que de la corrélation entre l’écriture de Dreyfus et celle du bordereau, ignorait totalement le nom et jusqu’à l’écriture de M. Esterhazy, lesquels devaient lui être révélés seulement en novembre. Il ne pouvait donc en parler à M. Teyssonnières.

Or, celui-ci, qui tient paraît-il un journal de ses impressions et aventures quotidiennes, y a introduit à cette date, soit quatre mois à l’avance, au sujet des spécimens d’écritures consultés en cette entrevue, le nom d’Esterhazy.

— Qui vous l’avait appris ? interroge le défenseur.

— La rumeur publique...

— Oui-dà ? Et la dénonciation de M. Mathieu Dreyfus est du 18 novembre !

Maintenant, voici ensemble M. Paul Meyer et M. le général de Pellieux.

Celui-ci n’est pas une bête : il s’en faut !

Tant qu’il s’est senti sur son terrain, drapeau, chapeau, honneur, valeur, il a profité de l’avantage. Mais maintenant, il sent que ça glisse et ne s’aventure qu’avec prudence.

Tandis que le savant, avec sa bonhomie un peu narquoise, se meut à l’aise ; observe doucement qu’en pareille matière « les déclarations retentissantes » ne sont de rien. Lui, qui sait à peine distinguer entre la vallée de Barcelonnette et la vallée de la Meuse, s’il avait des troupes à y placer, il serait bien malheureux et « gafferait », c’est sûr. Ses yeux pétillent de malice, derrière les vitres de son lorgnon...

Puis, dès un accord sur la presque exactitude du fac-similé du Matin, le duel s’engage.

Il n’est pas long. A la quatrième reprise, le militaire est désarmé. M. Paul Meyer s’est contenté de réitérer la même question :

— Comment expliquez-vous que le fac-similé de 1896, presque conforme, d’après vous, à l’original, reproduise l’écriture d’Esterhazy, dont personne alors ne parlait ?

C’est le coup du journal de Teyssonnières ! Tout le monde, par double vue et sortilège, avait pressenti Esterhazy !

Mais ces assauts, si intéressants qu’ils puissent être, se ressentaient du préambule : de la menace formulée par M. de Pellieux, et aussi de l’effet produit par le lapsus qui lui avait fait dire, parlant de Dreyfus « Coupable, ou non. »

Soit, la confrontation de M. Paul Meyer, avec l’illustre Couard (lequel a apporté un rapport sur la substitution de l’étendard de Jeanne Hachette, à Beauvais, pour établir que le bordereau n’est pas d’Esterhazy !), et où le professeur s’est contenté de dire à l’élève, avec une bonhomie malicieuse, « qu’il n’était pas gentil » ; la très intéressante déposition technique de M. Paul Moriaud, regardé de travers, parce que Suisse, comme hier, l’avait été son émule d’égal mérite, M. Louis Franck, parce que Belge — sont demeurées au second plan devant la gravité de cette intervention armée, usant de la peur comme moyen d’intimidation.

Jugez donc en paix, bons jurés ! Tâchez de maintenir l’équilibre entre le respect de votre conscience et le souci de votre sécurité.

Dehors, personne toujours. On n’a pas encore eu le temps de prévenir...

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