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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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VI

LA JOURNÉE DE LA RÉVISION

12 février.

Aujourd’hui s’est produit le choc prémédité entre les colonels Henry et Picquart ; et si ce dernier n’avait éventé l’embûche, c’était un dégradant pugilat dans l’enceinte même des lois.

Aujourd’hui, entre ces murs, habitués cependant à l’éloquence, Jaurès a fait retentir les plus magnifiques accents dont puisse vibrer une bouche humaine.

Aujourd’hui enfin, Zola, quoi qu’il doive advenir de lui-même, a reçu la récompense de son acte, le fruit de son effort : l’inéluctable, à travers tous obstacles, s’est accompli !

Une condamnation interviendrait, une violence serait commise, on le retrancherait, momentanément, par la prison, du nombre des humains, on l’enverrait tout de bon au fond de la Seine, que cela ne changerait point d’un iota le résultat obtenu.

Ce qui se murmurait s’est dit ; ce qui se disait sans consécration est investi d’un caractère officiel et juridique ; nous serions tous massacrés demain, nous, les anxieux de vérité, que dans un an, que dans dix ans, nos continuateurs n’auraient qu’à ramasser le legs immuable à travers les événements.

Il fallait une base légale à la demande de revision : on l’a.

L’illégalité commise en 1894 et que M. le président Delegorgue, il faut le reconnaître, s’est employé infatigablement à ne point laisser mettre en cause, — alors qu’elle filtrait, par tous les pores de la présente action — a été proclamée, en pleine audience ; à la barre des témoins, par Me Demange, saisi, à son tour, de cette prestesse de riposte dont M. le général Mercier ne saurait avoir, seul, l’heureux apanage.

De l’irréparable a surgi, malgré le bâillon, et sous la menace; l’irrégularité entachant, annulant le verdict d’autrefois, a passé du domaine extérieur dans l’action judiciaire ; du verbe, qui vole, dans l’écrit, qui reste.

De plus, on a éclairci la fameuse question du timbre, à qui M. Lauth, d’une part, et M. Gribelin, de l’autre, semblaient attacher une importance !...

Comme cela encore s’est simplifié !

Le bordereau, le petit bleu (on ne l’a pas oublié, de même origine) ainsi que beaucoup de pièces d’une provenance particulière, arrivent toujours en morceaux.

Le bordereau fut recollé, le petit bleu l’est aussi.

— En combien de morceaux ? interroge Me Clemenceau.

— Une soixantaine, répond M. Lauth.

— Quelle étendue avait le plus grand ?

— Un centimètre carré.

— Quel est le procédé de reconstitution ?

— Des bandes de papier pelure, très mince et très transparent.

— Appliquées comment. ?

— Sur l’envers.

— Alors, s’écrie le défenseur, comment le cachet de la poste eût-il pu être apposé du même côté ; extérieurement, sans toucher, par quelque point, à ces emplâtres, dont les plus distantes étaient éloignées de quelques millimètres, sans que le papier, témoignant de l’opération précédemment accomplie, ne s’interposât entre le signe et la surface même du document ?

Cela est net. Si l’on y ajoute que n’ayant pas été saisi chez Esterhazy, où il eût pu être retrouvé, normalement, timbré et déchiré, le petit bleu, intercepté à la poste, eût été produit, nécessairement timbré et intact, on comprendra sans peine que, recueilli où il fut subtilisé, c’était émietté et non timbré qu’il devait être. Pas une minute, le chef d’état-major ne s’y fût trompé.

Alors ? Quel eût été l’intérêt du lieutenant-colonel Picquart à cette impossible et inutile fraude ?

Cela est de toute logique. Mais, à la fin de leur carrière, ni Lauth, ni Gribelin n’auront encore compris !

Mais voilà que se produit un incident de tel ordre qu’il prête matière à réflexion.

Sans s’y attendre précisément, sans en deviner la nature, on pressentait que, d’une manière quelconque, il y aurait diversion. Le calme du lieutenant-colonel Picquart, sa volonté de correction, ses paroles, ses silences, son attitude le servaient trop bien pour qu’il ne fût pas essayé de l’en faire sortir.

Et soudain, sur une contradiction, là, dans le prétoire, à cette barre soi-disant respectée, ce cri éclate :

— Vous en avez menti !

C’est M. Henry, rouge, gros, court, apoplectique, la mâchoire tendue, les yeux flamboyants, l’aspect d’un sanglier forcé dans sa bauge, qui vient d’ainsi outrager le colonel Picquart.

Cependant, le bras levé sur la face aux yeux de haine ne s’est point abattu. Par un suprême, un surhumain effort de volonté, il est retombé vers la barre tandis que d’une pâleur de cire, les dents serrées, l’insulté répliquait seulement, respectueux de soi-même, du lieu, et du commun habit :

— Vous n’avez pas le droit de dire cela !

Puis, aux jurés, d’une voix frémissante :

— Vous les avez vus ! Henry, du Paty de Clam, Gribelin, Lauth, les artisans de l’affaire précédente. Moi, j’ai pensé qu’il fallait suivre ma conscience. J’ai été outragé, par des journaux payés, pendant des mois, sans pouvoir me défendre. Je sais que j’exposais ma carrière et peut-être demain serai-je chassé de cette armée que j’aime, à laquelle j’ai donné vingt-cinq ans de ma vie ! Cela ne m’a pas arrêté, parce que je devais chercher la vérité et la justice. J’ai cru rendre ainsi un plus grand service à mon pays et à l’armée. J’ai fait mon devoir d’honnête homme.

Et il a expliqué l’état d’esprit du 2e Bureau, quant à la condamnation de Dreyfus, l’Arche sainte ; il a montré Henry, du Paty de Clam, Lauth, Gribelin, plus ou moins, suivant leurs capacités, exécuteurs testamentaires de Sandherr et PRÊTS À TOUT plutôt que de laisser toucher à l’œuvre commune, légitime ou non...

En réponse, M. le général Gonse (je l’ai vu), a allongé une tape amicale dans le dos de M. Henry qui a dit:

— Allons-y !

Et ce qu’avait insinué M. Lauth, il l’a repris à son compte avec plus d’insistance : que n’ayant pas reçu personnellement le petit bleu, il le supposait de l’invention de ses chefs d’alors.

Oh ! les haines de subordonnés, que même l’égalité survenue n’apaise pas !

Il a dit aussi : « Jamais la pièce « Canaille de D. » n’a eu de rapport avec l’affaire Dreyfus, jamais, jamais ! »

Cependant, à la reproduction, on y compléta le nom !

A sa suite, le général Gonse a protesté contre le sobriquet de Gonse-Pilate que lui a décerné un journal, au sujet de l’envoi du subordonné devenu encombrant vers les parages de Gabès.

Puis, Me Demange, si amusant au sens pittoresque du mot, avec sa physionomie fine, comme masquée de robustesse, en redingote, ce qui, dans l’endroit, paraissait anormal ; la langue assez preste pour déjouer — oh ! par inadvertance — la vigilance du président, a lâché dans un chassé-croisé de demandes et réponses, éclatant comme feux d’artifices, la confidence de M. Salles.

Dans son rapport, M. le commandant Ravary avait déclaré que Dreyfus avait été condamné légalement.

— Légalement ?

— Non. Une violation de la loi avait été commise.

— Le témoignage de M. de Salles ?

— Oui.

— La pièce secrète ?

— Oui.

— Communiquée aux juges hors la défense et l’accusé ?

— Mais oui ! Puisque, moi, je n’ai jamais vu que le bordereau !

Et le fait était établi !

M. Ranc le souligne ironiquement, dans l’hommage qu’il rend à Zola. M. Pierre Quillard traduit quelles furent nos impressions, à tous, aux récentes audiences du Cherche-Midi.

Et c’est le tour de Jaurès.

Oh ! la superbe harangue, tout enflammée de généreuse colère et d’une maîtrise de déduction incomparable !

Emporté par son élan, il finit par s’adosser au tribunal pour s’adresser à l’auditoire ; et sa voix, son geste, sa force d’argumentation, l’irrésistible magie de sa phrase, domptent quiconque est capable d’en ressentir la puissante beauté.

Lui aussi assistait à ce mémorable procès Esterhazy !

Et il dit sa stupeur du huis-clos, quant aux expertises d’écriture ; de l’attitude prise envers le lieutenant-colonel Picquart — cette substitution sans précédents du témoin à l’accusé !

Il dit l’absence d’enquête, quant à la dame voilée, quant au document, soustrait par qui, rapporté comment ? Pourquoi n’a-t-on pas arrêté Esterhazy le restituant — si on ne le lui avait pas fait tenir, non comme une cartouche, mais comme un cordial ?

C’est d’une beauté d’éloquence et d’une puissance de logique qui forcent même les adversaires à l’admiration, presque à l’enthousiasme.

Et quand il conclut à la suprématie de la défaite dans la vérité sur la victoire dans le mensonge ou l’erreur, vraiment le prétoire est devenu le Forum.

C’est là-dessus qu’il aurait fallu lever la séance, et non sur l’exhibition, trop comique pour n’être pas un peu pénible, du pauvre M. Bertillon.

Il est fonctionnaire ; il « brûle » de parler, mais il ne le peut.

A défaut de révélations, il stupéfie l’assistance par un schéma qui résume son expertise graphologique ; le schéma, en vertu duquel Dreyfus fut condamné — et où l’on distingue un escargot, un cœur, des flèches, une forgerie, des bastions, un chemin de ronde et une inscription, entre autres: « Feu partout ! »

Les jurés, auxquels on a passé des exemplaires, contemplent, retournent ; un, même, regarde au travers.

La nuit tombe : « Araignée du soir, espoir ! »

Cependant que deux généraux (j’aurai la générosité de ne les point nommer), s’imaginant tout de bon qu’il s’agit d’un plan stratégique, prennent en mépris l’infortuné Bertillon qui se tortille à la barre, comme en proie à de violentes tranchées.

— Quel âne ! dit l’un, doctoralement. Non, mais, croyez-vous, quel âne !...

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