Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
L’OMELETTE
Rennes, 23 août, 1899.
On ne la fait pas sans casser d’œufs : c’est bien évident ! Et il était de grande prévoyance, l’assassin qui s’employa à éviter que le panier vînt aux mains de Labori.
Le panier — et la poêle !
Hier, il nous venait comme un sourire, quand le colonel Bertin-Mourot, d’une voix de commandement tout à fait comique en la circonstance, racontait que son entrevue avec M. Billot, Ministre de la Guerre, pour lui communiquer les doutes de M. Scheurer-Kestner, était coupée de l’appel affamé des officiers d’ordonnance : « Mon général, l’omelette est prête ! »
Pour sûr, elle l’était !
Nos confrères masculins ont le mépris de ces petits détails ; mais tout drame comporte son emblème, lequel est souvent un objet familier, voire vulgaire, soudainement promu au rang d’arme parlante.
Une lampe, c’est Gribelin ; un rasoir, c’est Henry ; des éperons sous une jupe, c’est du Paty ; un grattoir symbolise le 2e bureau ; un lacet — le cordon que le Grand-Turc envoie à ses disgraciés ! — c’est, dénoué, le point d’interrogation qui ondule sur les fins louches : la tombe de Lemercier-Picquart, la tombe de Lorimier, et même le cabanon de Lajoux.
L’omelette, c’est tout l’imbroglio. On la voit à l’origine, dans l’auberge de campagne où le général Billot fait halte ; où, pour la première fois, le scrupule civil se heurte à la sérénité militaire.
— L’omelette est prête !
C’est le Mané, Thécel, Pharès, aux murs, blanchis de chaux de l’hôtellerie.
Après, on la retrouve, en prison, à la Santé, sur la table du colonel Picquart. Une simple distraction y a laissé choir, en éclats aigus, le verre de la lampe chère à Gribelin... et la lumière, affaiblie, vacille.
Aujourd’hui, dans la paume de Labori, on entend craquer les œufs. Quelques-uns n’ont déjà plus que leurs coquilles : des crânes angoissés qui feraient peine à voir s’il n’y avait une victime, et trop de machinations, trop de mensonges, trop de supplices agglomérés !
Cependant notre ancienne connaissance Auffray s’agite. Vous savez bien ? le chef de claque du procès Zola ; celui à qui du Paty écrivait pour « faire » la salle, quand, sous l’argumentation de la défense, l’État-major fléchissait ?
Il s’agissait d’obstruer le débat par les hurlements de l’auditoire, appuyant l’éternel refus de M. Delegorgue : « La question ne sera pas posée » ; d’empêcher le sacrilège de l’interrogation civile à l’omnipotente guerrière.
Ce fut fait en conscience. Zola, reprenant le mot de Voltaire, put, en toute exactitude, traiter de cannibales ceux qui criaient à mort, assommaient les républicains et menaçaient les femmes.
Le sang coula ; M. Esterhazy fut acclamé ; les officiers de réserve et de territoriale arborèrent l’uniforme : ce fut une bien jolie fête !
Ici, c’est moins facile. La circulaire du chef suprême de l’armée enjoignant à ses subordonnés de rester chez eux, semble avoir assuré la tranquillité des débats.
La tactique paraît devoir être la dignité ; l’abstention en masse et significative.
Quand on fut sur le point de lire la lettre-témoignage d’Esterhazy qui figure à l’Enquête de la Cour de cassation — Esterhazy ? Fi ! Pouah !... Oh ! les amours passées ? — noblement, en masse, l’élément militaire déserta le prétoire.
L’effet tout d’abord, fut perdu. Comme la température n’est pas très saine et que le changement d’habitudes indispose ici beaucoup de gens, on crut d’abord à un malaise général.
On les plaignit. Ce ne fut que lorsque M. Auffray « berger de ce troupeau » et quelques directeurs de journaux nationalistes leur emboîtèrent le pas que l’on comprit.
Alors, cela parut simplement ridicule, et fit sourire.
Tant mieux ! Toute manifestation de parti-pris nous sert ; démontrera qui s’obstine dans l’aveuglement, la surdité, l’erreur !
Cependant que d’œufs brisés d’ici-là, d’où — quelques-uns ayant été couvés — de bizarres poulets s’échappent et se mettent à courir.
Faudra-t-il donc, après l’omelette, s’occuper de la fricassée ?