AUTOUR DE L’ÉNIGME
14 janvier 1898.
J’en puis parler sans haine et sans crainte : sans haine, parce
que je n’y apporte nul parti-pris — pas assez sûre du fait pour
me ranger résolument, et quoi qu’il en doive arriver, parmi les
« tenants » de l’innocence ; trop indépendante, trop
éprise de vérité et trop anxieuse de justice, pour admettre à
l’aveuglette, sans examen, sans discussion, le credo que, par
la terreur, on nous prétend imposer — sans crainte, parce que
l’outrance de certaines épreuves a cela de bon qu’elle insensibilise,
et qu’il en est de moi, désormais, vis-à-vis de
l’injure, comme de Mithridate envers le poison. J’en ai trop
pris : l’effet est nul !
Car on en est là : que dire sa pensée, quelles que soient la
modération du fait et la courtoisie de la forme, constitue un
péril ; expose à l’attentat des mains pleines de cailloux et
pleines d’immondices.
Mais peut-être, précisément, cet excès de violence a-t-il été
maladresse. Si l’on en a obtenu le silence des âmes faibles ou
timides, il était à croire que des esprits plus robustes, mieux
trempés, souffriraient impatiemment telle brimade, telle atteinte au
droit individuel ; qu’ils ne résisteraient pas à la tentation de
relever le défi, et à l’attrait même du danger, si parfaitement
impérieux et séducteur.
La popularité n’est pour plaire, aux consciences hautaines, que si
elle escorte quelque acte particulier de courage ou de justice ;
que si elle y accède, en un bel élan d’intuition et de ferveur. Mais
ramassée dans l’erreur ou l’abus, obtenue, non conquise, en
développant, en flattant la vulgarité du populaire — qui n’est
pas le peuple — elle demeure négligeable, elle reste dédaignée
aux êtres probes, aux êtres fiers.
Une « élite » ? Que non pas. Le mot est prétentieux,
la chose est ridicule : mais cette compensation au nombre, cette
loi inéluctable qui, presque toujours, range le droit et la raison du
côté des minorités.
Il faut savoir en être, il faut vouloir en être, obstinément,
farouchement ! En raison de ce principe que le pouvoir et la
force, enfantant fatalement l’arbitraire, ne sauraient s’exercer sans
dommage à la liberté d’autrui.
D’ailleurs, ceci ne se raisonne guère : c’est question de
tempérament. Dès les premiers pas, en quelque sorte, chacun marque sa
tendance, et sous quel signe il est né. On distingue, très aisément,
les disciplinés des réfractaires, et celui qui serait tyran de celui
qui sera insurgé.
La querelle présente n’est pas à diviser autrement :
autoritaires, libertaires ; ceux-là, épileptiquement, s’acharnant
à museler ceux-ci.
Et Dreyfus n’est qu’un prétexte au grand combat des idées.
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Qui s’en occupait jadis ? Sa famille, bien entendu ;
quelques compatriotes d’Alsace (on se
rappelle, à ce propos, dans le Journal, en novembre dernier, la
très curieuse enquête sur place de M. Ranson); quelques
coreligionnaires — et, sur la foi de Me Demange et le
récit de Bernard Lazare, quelques personnes préoccupées des
irrégularités de procédure.
Plusieurs de celles-là ne concluaient aucunement de façon péremptoire
à l’innocence ne disaient pas : « Il a été jugé
injustement » ; disaient seulement : « Il a été
mal jugé », au sens juridique du terme.
Ces excentriques, ces malintentionnés, pensaient que le fait, aux
humains, de s’arroger la prérogative d’apprécier l’action et la
mentalité d’un semblable ; de le faire comparaître devant leur
faillibilité réunie ; de le frapper d’une quelconque peine,
n’avait pour contre poids, pour excuse, pour garantie, que la stricte
observance, le respect exagéré de la formule, du cérémonial.
Or, toutes les règles, en ce procès, avaient été transgressées :
cela est indéniable. A ceux, fort rares, qui, sur le moment, en
avaient fait l’inquiète remarque, on avait objecté le souci de la
sécurité nationale, la peur de l’Allemagne, et la raison d’État.
C’étaient des arguments estimés sans réplique ; mais d’un emploi
vraiment trop commode pour qu’il fût interdit de les raisonner.
La raison d’État ? Mais l’on se trouvait en l’an XXIII de la
troisième République et les jeunes générations étaient tout
imprégnées, toutes tièdes encore de l’enseignement républicain. Dans
les écoles, on leur avait ressassé que la raison d’État était un crime
MONARCHIQUE, et que la monarchie en avait péri. On
avait fait frissonner les mioches, en leur contant le supplice des
Templiers, les forfaits de Louis XI, les barbaries de
l’Inquisition, les férocités du duc d’Albe, les implacabilités de
Richelieu — et la Saint-Barthélemy, et les Dragonnades !
On les avait fait pleurer sur La Ballue, le Masque de fer, Latude, le
duc d’Enghien assassiné, Joséphine répudiée, Ney, Labédoyère
fusillés... Qu’allait-on parler, en République, de raison
d’État ?
La peur de l’Allemagne ? Mais elle juge ses espions sans avoir
peur de nous. Il est visible, heureusement, que pas plus en deçà qu’au
delà on ne tient à la guerre. Le chauvinisme ne serait pas permis
là-bas : il serait jugé dangereux pour la paix du monde, et tôt
réprimé.
La sécurité nationale ? Mais depuis un quart de siècle qu’on
réparait, qu’on préparait, à renforts d’impôts écrasants, à coups de
milliards, n’était-elle donc pas assurée ?
Les trois prétextes, à les bien examiner, n’étaient que prétextes. Et
la conviction s’ancra, gagna, fit tache d’huile, qu’ « il y avait
autre chose » ; que des procédés d’une incorrection inouïe,
que des subterfuges lamentables, avaient été employés, pour acquérir,
ou pour « formuler », la preuve sans laquelle présomptions
ou indices demeuraient lettres mortes ; sans laquelle les membres
du Conseil de guerre, hors d’état de baser l’accusation, n’auraient
pu, ni voulu se prononcer.
Innocent, pas innocent, on n’en savait rien. On ne protestait que
contre la violation des règles en usage à l’égard d’un accusé —
quel qu’il soit !
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Les ans s’écoulèrent. La famille Dreyfus, comme c’est son droit, comme
c’est son devoir, cherchait tout ce qui pouvait innocenter le frère,
le mari, le père, qu’elle croyait, qu’elle croit innocent.
Car on s’est apitoyé, avec raison, sur les fillettes
de M. Esterhazy, mis en cause tout un trimestre ; et les mêmes
n’ont pas songé une minute aux enfants de M. Dreyfus, écrasés, depuis
trois ans, sous la paternelle honte — et point davantage
coupables !
Si arriérée que je puisse être, je ne sache pas qu’après la raison
d’État, on en vienne à reculer jusqu’à l’hérédité du châtiment ?
Je puis parler de ces choses à l’aise, ayant alors commis la cruauté
prudente de ne pas recevoir madame Dreyfus, comme je la commettrais
encore peut-être. Il y avait, il y a, trop d’argent dans leur maison.
Mais femme, mère, je la plaignais comme je la plains, et compris son
effort en faveur de l’absent.
Un autre effort, parallèle, se devait accomplir à son insu celui de M.
le lieutenant-colonel Picquart, qui, directeur des renseignements au
Ministère de la Guerre, tombé sur une piste qui lui paraissait
sérieuse, eût manqué à son rôle, à ses obligations professionnelles,
s’il ne l’eût suivie avec acharnement.
M. du Paty de Clam a, je pense, quelque peu aussi outrepassé les
pouvoirs discrétionnaires de l’instructeur, sur le détenu remis à ses
soins.
Seulement, ce prévenu a été condamné. C’était donc bien. Le suspect de
M. le lieutenant-colonel Picquart a été acquitté. C’était donc mal. Il
n’est pas d’autre différence.
Vers le même temps, M. Scheurer-Kestner — dont l’attention avait été
attirée sur l’affaire par les doutes qu’émettaient constamment ses
compatriotes d’Alsace — M. Scheurer-Kestner, lui aussi, se mettait en
demeure d’étudier, et, si possible, de déchiffrer l’énigme.
Par des voies différentes, ces trois hommes M. Mathieu Dreyfus, M. le
lieutenant-colonel Picquart, M. le sénateur Scheurer-Kestner,
aboutirent au carrefour où ils devaient se rencontrer. Qu’y avait-il,
à ce carrefour ?
Le BORDEREAU.
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On nous a dit que les experts en écritures avaient déclaré que le
bordereau n’était point de M. Esterhazy. Je veux bien admettre que
telle a été leur déclaration, quoique rien ne le prouve, puisqu’il y
avait le huis-clos et qu’on nous a tenus éloignés même de cette sorte
de témoignages sans dangers apparents pour la tranquillité de
l’Europe.
Mais j’ajoute vite que, les eussé-je entendus, je n’en serais pas
davantage confiante en un art qui, quelle que soit la branche traitée,
m’apparaît plein d’illogismes, d’inconséquences, et de déceptions.
Je me rappelle qu’en toxicologie, M. Bergeron obtint à tort la tête du
malheureux herboriste Moreau ; que dans l’affaire Druaux, que
dans l’affaire Cauvin, que dans toutes les erreurs judiciaires les
plus notoires, les experts, avec un touchant ensemble, et sans doute
une excessive bonne foi, déposèrent dans le sens où les poussait le
juge : à contre-vérité.
Je me souviens aussi du procès légendaire où « l’homme de science »
déclara que le corps du document soumis à ses lumières n’était
certainement pas de l’inculpé, mais que les inscriptions marginales,
non moins certainement, étaient de sa main.
Or, ELLES ÉTAIENT DU PRÉSIDENT : c’était lui qui
avait annoté le dossier !
Je demeure donc incrédule. Mais si, respectueuse de la chose jugée, je
n’affirme pas que le bordereau soit de M. Esterhazy, je puis
dire que ma conviction, résultat non pas d’une impression, mais d’une
étude, que ma conviction absolue,
invincible, inébranlable — on est libre là-dessus, n’est-ce
pas ? — le lui attribue.
Traître, alors ? Non, du tout. Serviteur précieux, au contraire,
méritant d’être, par la suite, ménagé et sauvegardé.
Ce n’est qu’une hypothèse, mais étudions-la. Je vous assure qu’elle en
vaut la peine.
M. Dreyfus est au ministère de la guerre. Il est « arrivé »
jeune ; il est riche, il est juif. Avec cela, tel qu’on nous l’a
dépeint, plus porté à avoir les défauts que les qualités de sa
race : il est rêche, revêche, hautain, ambitieux, peut-être
intrigant. Vous voyez que je ne flatte pas le portrait.
Il est envié, il est exécré. Quelque sectarisme se mêle aux
compétitions d’intérêt, aux questions de boutique. Il est en butte à
des haines meurtrières — des haines à la mode de
Montjuich !
Or, il y a des « fuites » ; comme il y en a encore,
comme il y en a toujours ! L’ennemi soupçonne l’ennemi :
s’attelle à sa perte, la désire et la poursuit, d’un esprit prévenu.
Le soupçon s’envenime ; on recueille des indices, des
présomptions. Dreyfus est-il coupable, est-il imprudent, est-il
innocent ? Je n’en sais rien.
Mais innocent, imprudent ou coupable, la preuve
manque, qui permettra de le déférer à la justice militaire. Qui prouve
que, dans une croyance sincère, pour raison d’État, pour sauver la
patrie, en garantir celui que l’on supposait traître, et le pouvoir
châtier, on n’ait pas demandé une preuve tangible à l’officier dont
l’écriture ressemblait le plus à la sienne ?
Roman ? Pas plus que le reste. Les huis-clos ont ceci de périlleux
qu’ils autorisent toutes les suppositions.
Le Conseil de guerre, en son âme et conscience, juge d’après le
bordereau. Car, de pièce secrète on nous affirme qu’il n’y en eut pas.
Comme M. de Cassagnac, j’estime, d’ailleurs, que la production, au
seul tribunal, d’un document non communiqué à l’intéressé et à la
défense, suffirait, constituant une monstrueuse dérogation, pour
infirmer le verdict.
Et Dreyfus part à l’île du Diable, innocent ou coupable — ainsi jugé.
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Que devaient penser, devant le bordereau d’une si
« effrayante » ressemblance avec l’écriture de M. Esterhazy,
les trois chercheurs de pistes :
M. Mathieu Dreyfus, M. Picquart, M. Scheurer-Kestner ?...
Exactement, ce que je pense moi-même et que j’ai formulé tout à
l’heure.
Mais comme ils n’avaient pas envisagé la semblable hypothèse, comme le
point de départ était différent, ils en devaient conclure que,
puisqu’il y avait trahison, le traître ne pouvait être que l’auteur
du bordereau.
On l’eût pensé à moins — devant les faits surtout : la disgrâce
infligée au colonel Picquart, trop zélé à découvrir ce qu’il importait
de cacher ; l’attitude de chefs d’abord tout feu tout flammes,
ensuite infiniment réservés ; la protection évidente accordée à
M. Esterhazy, libre jusqu’au dernier jour, à même de se
concerter ; la composition de l’auditoire, au deuxième conseil de
guerre, trié sur le volet de la presse auxiliaire ; le néant de
l’enquête, le huis-clos partiel, l’évidente crainte du moindre
incident susceptible d’amener le scandale d’une lumière
nouvelle !
Est-ce à dire que les juges de l’autre jour ont jugé de parti-pris, ou
par ordre ? Je ne le crois pas, je ne veux pas le croire. Ils
ont jugé SUR CE QU’ON LEUR A DONNÉ A JUGER —
c’est-à-dire le vent, le vide, rien, rien, rien !
Ajoutez à cela ce qui est fatal : l’esprit de hiérarchie et de
discipline inhérent à l’uniforme, au métier de soldat ;
l’impossibilité, pour des cerveaux moulés dans le cuir ou l’acier,
d’admettre que des collègues, que des prédécesseurs, aient pu se
tromper ; l’épouvante à songer ce que la découverte d’une telle
erreur amènerait d’effondrement dans le prestige militaire... et l’on
comprendra l’exécution passive d’une tâche déjà pesante, l’effroi d’en
trouver plus qu’on n’en avait donné.
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Il ne me reste qu’un mot à ajouter, à répéter plutôt, car je l’ai déjà
dit ici.
Avant l’affaire Esterhazy, lorsqu’on me parlait de l’affaire Dreyfus,
je répondais invariablement : « On ne m’a fourni jusqu’ici
aucune preuve de l’innocence du condamné ; mais on ne m’a fourni,
non plus, étant donnée la façon dont il a été jugé, aucune preuve du
contraire. Je suis incertaine... »
Depuis — et surtout après la séance publique du Cherche-Midi
— l’évidente préoccupation d’étrangler, d’étouffer le
débat ; la tactique suivie, la campagne menée ; le tumulte
organisé ; l’entente
à intimider ou bâillonner qui se permet seulement le doute, ont
déterminé en moi l’inévitable réaction.
Dans cette tourmente d’injures, je viens de la traduire sans injurier
personne. J’ai parlé, je crois, avec calme.
Et je ne suis pas seule à penser ainsi : nous sommes quelques-uns
(y compris le bon peuple, qu’on pousse à s’agiter et qui demeure bien
tranquille) qui, sans être des « espions », des
« traîtres », des « vendus », tournons autour de
l’énigme, qui voulons la vérité... et qui l’aurons !