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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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AU CONSEIL DE GUERRE
L’HOMME


Rennes, 7 août.

Dans la splendeur du jour accru, montant, de minute en minute, par larges nappes blanches que commence à ambrer le soleil, des faces anxieuses, serrées, tendues vers un point de la vaste salle.

Sur l’estrade, des ors, de la pourpre, des plumes bougeuses, des éclairs d’acier — toute la pompe belliqueuse, tout l’orgueil et le déploiement de la Force, en grand apparat.

Mais rien ne prévaut, dans l’attention, sur cette porte, derrière laquelle, s’il ne se passe rien, habite le souffle court d’un homme qui espère et qui tremble, qui veut et qui craint...

Avez-vous vu des courses de taureaux ? Avez-vous observé la furieuse attente de la foule, penchée vers l’huis du toril ? Il y a de tout là-dedans : quelque effroi, du désir, un âpre besoin d’émotion, de l’intérêt, de la curiosité, de la fièvre, un élan éperdu vers des péripéties nouvelles.

Ainsi étaient les auditeurs aujourd’hui.

Soudain, tourne le battant... Des « Chut ! » impératifs, une ondulation dans les rangs, puis le silence — un silence inouï ! Sur le seuil, comme ivre de lumière après tant de ténèbres, l’homme s’est arrêté, oscille, dirait-on, sous le trop lourd poids d’une joie écrasante. Mais cela dure l’instant d’un éclair. Et il fonce, tête baissée, dans l’enceinte du Conseil.

Je le vois bien, je le dévisage ardemment, ainsi qu’on fait d’une énigme ; ainsi qu’Œdipe, sur la route de Thèbes, dut faire du Sphinx aux yeux aigus.

Et bien des choses, de cette contemplation, m’apparaissent compréhensibles, distinctes.

Ce n’est pas la victime traditionnelle, vibrante, dont les protestations, dont la véhémence éveilleraient les morts dans leur tombeau. Rien d’en dehors ni la physionomie, ni le geste, ni le mot !

Il manque de la banalité nécessaire à l’emploi, il déconcerte, il déroute : la seule pitié ne s’y reconnaît plus ! Il n’a pas la voix de violoncelle fêlé, la mimique enveloppante, l’attitude désolée ou rebelle qui sied au rôle, attire et subjugue l’ordinaire compassion.

Il est net, précis, posé, maître de soi, ce forçat, avec une force d’âme incroyable, un dédain du cabotinage qui le privera de bien des sympathies faciles, qui lui aliénera, évidemment, les sentimentalités à fleur de peau.

C’est un Polytechnicien dans toute la force du terme, un chiffre, un X, un esprit méthodique et précis, un être algébrique et discipliné.

Un militaire : aussi plein de respect envers ses chefs, de déférence... je dirai presque de réglementaire ingénuité !

Mais pour qui sait regarder, pour qui sait pénétrer au tréfonds des consciences, quel drame en cet être de si calme aspect ! Il est deux signes d’émotion qui ne sauraient tromper, car il n’est pas au pouvoir du « sujet » de les annuler ou de les modifier : le mouvement machinal de l’angle des maxillaires, une sorte de ruminement qui broie le sanglot, et, à la nuque, au bas des cheveux, le frisson qu’ont les chevaux sous la piqûre du taon.

Or, cet accusé d’allure placide retient, contient un désespoir inouï, une somme de douleurs qui dépasse l’endurance humaine ! Son physique est terne, sa voix est blanche — mais ses cheveux aussi sont devenus blancs de tant d’indescriptibles souffrances, et son regard, derrière l’éclat du binocle, semble vitrifié dans les pleurs.

Les premières syllabes qu’il prononce constituent son cri éternel : « Je suis innocent ! Mon colonel, je vous jure que je suis innocent ! »

Et la sensiblarde que je suis, se dégageant de la mise en scène habituelle du mélo, sait presque gré à ce malheureux d’être si peu pareil aux innocents de théâtre ; d’élever le débat et la portée de nos actes par une dissemblance qui ajoute à notre intervention, même le désintéressement intellectuel.

Il n’est des nôtres que par l’immensité de son infortune, par la fatalité qui s’attacha à sa perte, par le déchaînement de tant de passions — et d’intérêts ! — conjurés pour le maintenir dans les fers.

Il est bien le ressort d’acier qui, ployant et ne brisant pas, devait réagir à brève échéance, et soulever le monde par sa détente. Il n’a pas voulu mourir, il n’a pas voulu s’abandonner aux suggestions de l’isolement, de l’exil, de la captivité. Il a su attendre...

Rien que cela est une force admirable.

Et son impassibilité, sous le clair jour, dans la tiède atmosphère de plus de bienveillance, a comme de vagues abandons. Une minute, ses jambes ont flageolé, son accent a pris de la vigueur ; il s’est, si l’on peut dire, « humanisé. »

Que ne se laisse-t-il aller tout à fait, sans fausse honte ! Que ne laisse-t-il, publiquement, crever son cœur gonflé de tant de misères !

Cela viendra, quand, forcément, les débats, se vont passionner. Aujourd’hui, ce raisonneur a eu, presque malgré soi, quelques vibrations. Demain fera le reste.

Au-dessus de sa tête, dans le soleil, un nom inscrit en lettres d’or scintillait doucement. Je me suis penchée pour mieux lire : c’était le nom d’Ernest Renan. Un peu plus loin, sur la muraille, se lisaient ceux de Lamennais et de la Chalotais...

L’Indulgence. La Révolte. La Justice. Une fois de plus ces trois puissances doivent révolutionner le monde — et le pauvre Lazare que voilà, dans son linceul à galons d’or tout neufs, leur doit d’émerger du sépulcre !

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