Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
CHEVALERIE
Rennes, 28 août 1899.
Labori souffre, malgré tout, de sa blessure : je n’hésite pas à donner au meurtrier, aux instigateurs et aux complices du meurtre, la satisfaction d’apprendre qu’ils n’ont pas tout à fait échoué.
Si l’éminent docteur Reclus a mérité notre reconnaissance en interdisant l’approche opératoire à M. Doyen — le Doyen de la greffe du cancer ! — l’examen du médecin-légiste attaché au parquet de Rennes, le constat radiographique de la plaie et de l’emplacement du projectile ont, quels que soient la sonorité de sa voix, son empire sur soi-même, et sa force d’orgueil, bien fatigué Labori.
Il n’y tenait plus, loin du champ de bataille, comme ces éclopés valeureux qui s’échappent de l’ambulance pour aller encore combattre. Mais seuls quelques intimes sauront ce qu’il lui fallut de courage ; quelles souffrances encore poignent ses muscles, troublent ses nuits, le rappellent à l’ordre, douloureusement, dans l’envol inconscient du geste oratoire.
Tantôt il rougit, pâlit, se mord les lèvres ; ses yeux soudain s’enfoncent, et le biais des épaules, dont l’élancement s’atténue, révèle aux initiés que le duel persiste, sous la robe, entre la matière et la volonté.
La balle est là, entre les deux épaules, entre l’extrémité de l’omoplate, à un centimètre au plus, de la moelle épinière.
Ce fut du joli ouvrage, de main de maître : bien visé, bien exécuté. Celui-là qui l’accomplit en donna pour son argent au commanditaire. Un mouvement de côté, providentiel, empêcha uniquement la complète réussite ; et selon la légende du beau dessin d’Hermann-Paul, que la question fût posée.
M. le docteur Perrin de la Touche, nationaliste, membre, je crois, de la Patrie Française, a déposé, jeudi dernier son rapport entre les mains de l’autorité judiciaire.
Il y est dit que la blessure est de six millimètres de pourtour et cinq de rayonnement ecchymotique ; qu’elle est à la hauteur de la sixième vertèbre.
Les habits que portait notre ami ce matin-là, chemise, gilet, veston, troués et tachés de sang, sont déposés au greffe.
Cependant, voici la chanson que publie la Libre Parole et que reprennent en chœur les feuilles alliées.
Elle est d’un tour un peu vif ; mais c’est un document précieux quant à la chevalerie « bien française ».
Il paraît qu’ la s’main’ dernière,
Un Dreyfusard très connu,
Comm’ le général Brugère,
A reçu du plomb dans... l’dos.
Refrain.
As-tu vu
Le trou d’ balle, le trou d’ balle,
As-tu vu
Le trou d’ balle à Labori ?
Toute la gendarmerie
Cherch’ l’assassin inconnu
Qu’a eu cette barbarie
De blesser un homme au... dos
As-tu vu, etc.
A la terrible blessure
L’Avocat a survécu,
Quoiqu’ ce soit une chos’ bien dure
Que d’avoir un’ balle dans l’... dos.
As-tu vu, etc.
On court chercher pour l’extraire
L’éminent docteur Reclus ;
Secondé par un confrère
Il lui fait des fouill’s dans l’... dos
As-tu vu, etc.
M’sieur Doyen à la rescousse
Accourt, mais... turlututu,
Le blessé qu’avait la frousse
N’ veut pas lui montrer son... dos.
As-tu vu, etc.
Bref, après tant de souffrance,
L’avocat est revenu
Prendre sa place à l’audience,
En gardant sa ball’ dans l’... dos.
As-tu vu, etc.
Il a fait un’ bell’ harangue :
Son bagout a reparu :
Y a rien qui déli’ la langue
Comm’ d’avoir un’ ball’ dans l’... dos.
As-tu vu, etc.
Cependant que Labori rentre du Conseil de guerre, la nuque pliée, le souffle rauque, sans force et sans voix.
Il repose quelques heures, une sueur de faiblesse aux tempes, d’un sommeil coupé de sursauts.
Après, il travaille encore son dossier qu’il collige, complète, vérifie. Et tout son esprit est tendu à ménager ses efforts, à « s’économiser » pour pouvoir le lendemain matin, à son poste, porter beau, claironner, étendre sa large manche, d’un geste ample, comme une aile, sur le malheureux qu’il défend !
Chansonnez donc, ô preux, son rôle, sa souffrance et son courage !