Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
SUR LE PERCHOIR
Rennes, 5 septembre 1899.
— As-tu bien déjeuné, Carrière ?
Ainsi, volontiers, on interpellerait (sauf respect) M. le commissaire du gouvernement, juché sur sa chaise, en haut de l’estrade, à l’extrémité gauche du fer à cheval qui enclôt le prétoire.
Dans cette même cité, en effet, derrière l’Hôtel-de-Ville, au long d’une des rues les plus passantes, chez un concierge, je crois, est un vieux perroquet dont la forme, la physionomie, la mimique, la voix rappellent, d’étonnante façon, l’honorable M. Carrière.
Ils sont bâtis court, tous les deux ; ils ont le même bec sémite, le même petit crâne étroit ; ils ont le même accent impérieux, plaintif, rageur ; ils sont épaulés avec une identique irrégularité ; l’éperon évoque l’ergot — et le geste dont celui-ci se gratte la tête ne diffère pas du geste dont l’autre ramène son oreille en conque, ou réclame la parole : « Je proteste, je proteste ! »
L’emplumé dit : « Papa ! Maman ! Bonjour ! Bonsoir ! Portez arrrme ! Il est joli, joli, Coco ! »
Le déplumé procède par phrases un peu moins courtes, mais dont la portée ne diffère pas sensiblement. Il dit : « Non, non ! Oui, oui ! Le gouvernement s’oppose ! Il est impossible ! » ou parfois des aveux plus ingénus.
Mais leur destin, à tous deux, leur destin pareil, est de faire rire, dès qu’un son jaillit de leur gorge, dès que, par des pantomimes brèves, se traduit leur sentiment.
Ils sont comiques par essence, par état, par vocation, profondément comiques !
A tel point que toute appréciation envers eux ne saurait avoir d’amertume, reste empreinte, avec un peu de malice, d’indulgente bonhomie. Un voisin de l’unicolore m’a dit :
— Il est insupportable... mais si cocasse !
Un voisin du multicolore m’a dit :
— Il est... ou mieux, il n’est pas... enfin, vous me comprenez ? Mais il est tellement « rigolo ! »
Je laisse la responsabilité du terme, de sa familiarité plutôt, à qui le prononça. Je n’en retiens, je n’en adopte que le sens : le premier, joie du quartier ; le second, joie du procès !
De très spirituelles femmes, des hommes d’extrême intelligence, rappelés d’urgence par leurs affaires ou leurs plaisirs, se sont refusés à abandonner la partie avant que d’avoir goûté la dialectique de l’accusation ; ou se sont arrangés pour revenir à la date précise où elle retentira sous ces voûtes.
C’est un succès... d’avance ! Et je suis convaincue que l’événement ne déjouera pas les prévisions ; que, dans ce sombre drame, il y aura, au moins, une minute de détente heureuse, d’unanime hilarité — que, dans ce pays de France, depuis si longtemps sevré de la jovialité ancestrale, demain, du rire inextinguible des dieux, demain l’on rira.