Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
A LA FRANÇAISE ?
Rennes, 18 août 1899.
Sans aucun doute, j’ai la berlue: une terrible aberration m’a frappée. Car il est des gestes, des façons, dont la beauté patriotique, dont le sens national m’échappent absolument.
Lorsque — Labori tout sanglant gisant sur son lit de douleur — quelques nobles jeunes gens, à travers la capitale, s’égosillent à le conspuer ; lorsque M. Drumont, leur prophète, choisit cette minute pour manifester sa « répulsion » à la victime, et écrire « qu’elle est peut-être la plus odieuse figure de la bande de coquins et de sans-patrie qui affolent la France depuis deux ans, » (rappelez-vous qu’il s’agit d’un avocat exerçant sa mission de défenseur !) lorsque des personnes aussi anonymes qu’humaines menacent la malheureuse femme si éprouvée, et qui veille au chevet de son mari, de s’en prendre à leurs deux fillettes du miracle qui sauva le père, je demeure dépourvue d’admiration.
Sans entrer dans le domaine des grands sentiments et sans employer les grands mots, je dirai seulement que cela manque de chic... ou que cela s’agrémente d’un chic que je ne comprends pas.
J’ai tort, c’est évident. Le progrès a marché, qui change toutes choses, et la mode est maintenant aux agressions discrètes, évitant le scandale et le tapage des responsabilités.
On tue, je n’oserais dire « à l’anglaise », ne voulant aucunement outrager nos voisins, mais à la muette, dans un anonymat de bon goût, sobre, bien porté. Plus de ces rencontres vulgaires, où les adversaires, s’envisageant, pourraient se mesurer, s’affronter, se reconnaitre, par défi ou même par surprise.
Que l’arme soit à feu ou blanche, on tire, on fuit, on frappe, on fuit. C’est le dernier cri — le dernier cri de la victime !
Et cela point dans les Abruzzes, ni dans les défilés montagneux de la catholique Espagne. Fi donc ! Même en l’île où la vendetta règne on est bien trop arriéré, trop perdu dans un banditisme chevaleresque pour risquer de telles innovations.
Bon pour la France (aux Français !), bon pour Rennes, bon pour Paris !
Ici, c’est en plein dos, à bout portant, que notre pauvre Labori est frappé ; il entend aboyer le pistolet, en arrière, comme un chien lâche.
Là, c’est un passant, un ouvrier, Edouard Arcos, qui se permet, sur la voie publique, place Saint-Vincent-de-Paul, de lire les Droits de l’Homme. A ce spectacle, l’épée d’une canne nationaliste n’y tient plus, jaillit du fourreau et s’enfonce — « Tiens ! sale juif » — entre les épaules du mal pensant. Il tombe, l’arme récidive, un peu dans le flanc, cette fois : il faut bien varier ses plaisirs !
Et Arcos est emporté, râlant, à l’hôpital, où l’on annonce qu’il est près d’expirer.
Voilà donc la manière nouvelle. Serait-ce celle du prince d’Aurec, ô Lavedan ? J’avoue ne m’y pouvoir résoudre, la considérer sans enthousiasme... et même avec un peu de regret pour la coutume d’autrefois. L’épée, qui salue, m’apparaît toujours préférable à la rique, qui surprend.
J’entends bien que M. Max Régis propose deux millions d’Algériens pour venir conquérir la France ; seulement, jusqu’à nouvel ordre, j’en reste sur le bruit assez répandu que c’est la France qui a conquis l’Algérie et — qu’il lui plaît de demeurer en cette posture.
Que cette école se réclame du sire de Jarnac, qui fut un assez triste Français, ou du singulier ministre démissionnaire que fut le général Chanoine. Mais, pour Dieu, ne déshonorez pas la France galante et courtoise, fleur de chevalerie, en prétendant agir à la française !