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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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XIII

LA JOURNÉE d’ÉMILE ZOLA

21 février.

Réquisitoire de M. Van Cassel : la pluie qui tombe ; succédané du rapport Ravary, à l’encontre du colonel Picquart ; et vraiment, fantaisie un peu bouffonne à l’égard de M. Émile Zola.

Je sais bien qu’en ce moment il n’y a pas d’Europe — nous seuls et c’est assez ! comme dans Médée — je n’ignore pas qu’il faut être vendu, traître et espion pour s’apercevoir que d’autres nations existent, et tenir compte de leur opinion.

Mais enfin, quand demain, après-demain, en Belgique, en Suisse, en Hollande, en Danemark, en Suède, en Roumanie, en Grèce, en Russie, pour ne parler que des puissances neutres ou amies, on lira rien que le début, les deux lignes préliminaires du laïus de l’avocat-général, je m’imagine la stupeur, le rire, la huée qui les accueilleront.

« Messieurs les Jurés,

— » Un homme qui a écrit de nombreux romans, qui s’est fait une notoriété APPARENTE... »

Ira-t-on plus loin ? Ira-t-on jusqu’à ce passage où M. Van Cassel, d’un air dégoûté, dit qu’après tout « les œuvres de M. Zola ne relevaient que de la littérature, et que la littérature elle-même ne relevait que de l’Académie » ; accuse Zola, avide de renommée, d’avoir voulu se procurer « le socle le haussant au titre de grand homme qu’il assume aisément » (sic).

Ceci est plaisant. Ce qui l’était moins, c’était d’entendre ce dégoulinement de gouttière sous le ciel gris.

C’eût été du patagon, si ce n’était du charabia. Cette fois, l’accusé a vraiment l’air de souffrir !

S’il y avait eu de la flamme, de la passion, de l’injustice, de la révolte, de la colère, de l’indignation, un élan de fureur, un cri d’alarme, au moins c’eût été de la bataille. Mais rien ! le néant ! Du macaroni qui file ! De la guimauve qui se roule, s’enroule, se déroule, colle, poisse, glue entre les mains de l’opérateur, dompteur de serpents pour rhume !

On avait froid. On bâillait ferme. L’un même, pour se distraire, ou pour couper ses périodes, plongeait son nez aigu dans le drap de lit qui lui sert de mouchoir — peut-être bien la bannière de Jeanne Hachette, le spécimen que Couard apportait dans son petit paquet !

Ce qu’il disait ? Ah Dieu, comment s’y reconnaître ! Tous, autour de moi, navrés, avaient lâché le crayon.

Que le « petit bleu », source de la poursuite contre Esterhazy, était peut-être bien de Picquart, et la communication à l’Éclair aussi ; que les lettres d’Esterhazy, où il est parlé de l’armée et de la France dans les termes que l’on sait, n’ont aucune sorte d’importance ; qu’où la malignité des adversaires d’Esterhazy s’atteste, c’est dans la création de cette légende d’accolades entre juges et acquitté, que dément une lettre à lui adressée par le général de Luxer — or, ce sont juste les partisans de M. Esterhazy qui l’ont inventée pour les besoins de la cause, publiée, divulguée ! — et que jamais, au grand jamais, M. de Pellieux parlant de boucherie, ni M. de Boisdeffre parlant de démission, n’avaient eu la moindre idée d’exercer l’ombre d’une pression sur les jurés !

C’est à peu près tout. Quand il a eu terminé, au restaurant du Palais, toutes les huîtres étaient ouvertes... Mais le fond de la salle avait témoigné, pêle-mêle, et parfois de manière si intempestive que c’était une gaîté, une approbation sans bornes, un enthousiasme sans réserves.

C’est si beau, le talent !

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Alors, l’homme de « notoriété apparente », l’auteur des Rougon-Macquart et des volumes de critique qui feront époque dans l’histoire de l’art, le pauvre « demi-intellectuel » selon Barrès, s’est levé.

Il lit mal, d’une voix assourdie, tandis que ses nerfs crispés font frémir les feuilles entre ses doigts. Ah ! pauvre grand homme lancé dans l’aventure, à l’automne de sa vie, toute la santé physique de son être usée par l’incessant labeur, comme il apparaît touchant et héroïque de s’être fait le « professeur d’énergie » de toutes nos âmes sans direction !

« A la Chambre, dans la séance du 22 janvier, M. Méline, président du Conseil des ministres, a déclaré, aux applaudissements frénétiques de sa majorité complaisante, qu’il avait confiance dans les douze citoyens aux mains desquels il remettait la défense de l’armée. C’était de vous qu’il parlait, messieurs. Et, de même que M. le général Billot avait dicté son arrêt au conseil de guerre chargé d’acquitter le commandant Esterhazy, en donnant du haut de la tribune à des subordonnés la consigne militaire du respect indiscutable de la chose jugée, de même M. Méline a voulu vous donner l’ordre de me condamner, au nom du respect de l’armée, qu’il m’accuse d’avoir outragée...

— M. Méline n’a donné aucun ordre, interrompt le Président.

... « Je dénonce à la conscience des honnêtes gens cette pression des pouvoirs publics sur la justice du pays. Ce sont là des mœurs politiques abominables qui déshonorent une nation libre.

» Nous verrons, messieurs, si vous obéirez. Mais il n’est pas vrai que je sois ici, devant vous, par la volonté de M. Méline. Il n’a cédé à la nécessité de me poursuivre que dans un grand trouble, dans la terreur du nouveau pas que la vérité en marche allait faire. Cela est connu de tout le monde. Si je suis devant vous, c’est que je l’ai voulu. Moi seul ai décidé que l’obscure, la monstrueuse affaire serait portée devant votre juridiction, et c’est moi seul, de mon plein gré, qui vous ai choisis, vous l’émanation la plus haute, la plus directe de la justice française, pour que la France enfin sache tout et se prononce. Mon acte n’a pas eu d’autre but, et ma personne n’est rien, j’en ai fait le sacrifice, satisfait simplement d’avoir mis entre vos mains, non seulement l’honneur de l’armée, mais l’honneur en péril de toute la nation.

» Vous me pardonneriez donc, si la lumière dans vos consciences n’était pas encore entièrement faite. Cela ne serait pas de ma faute. Il paraît que je faisais un rêve, en voulant vous apporter toutes les preuves, en vous estimant les seuls dignes, les seuls compétents. On a commencé par vous retirer de la main gauche ce qu’on semblait vous donner de la main droite. On affectait bien d’accepter votre juridiction, mais si l’on avait confiance en vous pour venger les membres d’un Conseil de guerre, certains autres officiers restaient intangibles, supérieurs à votre justice elle-même. Comprenne qui pourra. C’est l’absurdité dans l’hypocrisie, et l’évidence éclatante qui en ressort est qu’on a redouté votre bon sens, qu’on n’a point osé courir le danger de nous laisser tout dire et de vous laisser tout juger.

» Ils prétendent qu’ils ont voulu limiter le scandale et qu’en pensez-vous, de ce scandale, de mon acte qui consistait à vous saisir de l’affaire, à vouloir que ce fût le peuple, incarné en vous, qui fût le juge ? Ils prétendent encore qu’ils ne pouvaient accepter une revision déguisée, avouant ainsi qu’ils n’ont qu’une épouvante au fond, celle de votre contrôle souverain. La loi, elle a en vous sa représentation totale : et c’est cette loi du peuple élu que j’ai désirée, que je respecte profondément, en bon citoyen, et non pas la louche procédure grâce à laquelle on a espéré vous bafouer vous-mêmes.

» Me voilà excusé, messieurs, de vous avoir dérangés de vos occupations, sans avoir eu le pouvoir de vous inonder de la totale lumière que je rêvais. La lumière, toute la lumière, je n’ai eu que ce passionné désir. Et ces débats viennent de vous le prouver, nous avons eu à lutter pas à pas, contre une volonté de ténèbres extraordinaire d’obstination. Il a fallu un combat pour arracher chaque lambeau de vérité, on a discuté sur tout, on nous a refusé tout, on a terrorisé nos témoins, dans l’espoir de nous empêcher de faire la preuve. Et c’est pour vous seuls que nous nous sommes battus, c’est pour que cette preuve vous fût soumise entière, afin que vous puissiez vous prononcer sans remords dans votre conscience. Je suis donc certain que vous nous tiendrez compte de nos efforts et que, d’ailleurs, assez de clarté a pu être faite. Vous avez entendu les témoins ; vous allez entendre mon défenseur, qui vous dira l’histoire vraie, cette histoire qui affole tout le monde et que personne ne connaît. Et me voilà tranquille, la vérité est en vous maintenant ; elle agira.

» M. Méline a donc cru dicter votre arrêt, en vous confiant l’honneur de l’armée. Et c’est au nom de cet honneur de l’armée que je fais appel moi-même à votre justice. Je donne à M. Méline le plus formel démenti : je n’ai jamais outragé l’armée. J’ai dit, au contraire, ma tendresse, mon respect pour la nation en armes, pour nos chers soldats de France qui se lèveraient à la première menace, qui défendraient la terre française. Et il est également faux que j’aie attaqué les chefs, les généraux qui les mèneraient à la victoire. Si quelques individualités des bureaux de la guerre ont compromis l’armée elle-même par leurs agissements, est-ce donc insulter l’armée tout entière que de le dire ? N’est-ce pas plutôt faire œuvre de bon citoyen que de la dégager de toute compromission que de jeter le cri d’alarme, pour que les fautes, qui, seules, nous ont fait battre, ne se reproduisent pas et ne nous mènent pas à de nouvelles défaites ?

» Je ne me défends pas d’ailleurs ; je laisse à l’histoire le soin de juger mon acte, qui était nécessaire. Mais j’affirme, qu’on déshonore l’armée, quand on laissé les gendarmes embrasser le commandant Esterhazy, après les abominables lettres qu’il a écrites. J’affirme que cette vaillante armée est insultée chaque jour par les bandits qui, sous prétexte de la défendre, la salissent de leur complicité, en traînant dans la boue tout ce que la France compte encore de bon et de grand. J’affirme que ce sont eux qui la déshonorent, cette grande armée nationale, lorsqu’ils mêlent les cris de « Vive l’armée ! » à ceux de « A mort les juifs ! » Et ils ont crié : « Vive Esterhazy ! » Grand Dieu ! le peuple de Saint Louis, de Bayard, de Condé et de Hoche, le peuple qui compte cent victoires géantes, le peuple des grandes guerres de la République et de l’Empire, le peuple dont la force, la grâce et la générosité ont ébloui l’univers criant : « Vive Esterhazy ! » C’est une honte dont notre effort de vérité et de justice peut seul nous laver.

» Vous connaissez la légende qui s’est faite. Dreyfus a été condamné justement et légalement par sept officiers infaillibles, qu’on ne peut même suspecter d’erreur sans outrager l’armée entière. Il expie dans une torture vengeresse son abominable forfait. Et comme il est juif, voilà qu’un syndicat juif s’est créé, un syndicat international de sans-patrie, disposant de millions par centaines, dans le but de sauver le traître au prix des plus impudentes manœuvres. Dès lors ce syndicat s’est mis à entasser les crimes, achetant les consciences, jetant la France dans une agitation meurtrière, décidé à la vendre à l’ennemi, à embraser l’Europe d’une guerre générale, plutôt que de renoncer à son effroyable dessein. Voilà, c’est très simple, même enfantin et imbécile, comme vous le voyez. Mais c’est de ce pain empoisonné que la presse immonde nourrit notre pauvre peuple depuis des mois. Et il ne faut pas s’étonner si nous assistons à une crise désastreuse, car lorsqu’on sème à ce point la sottise et le mensonge, on récolte forcément la démence.

» Certes, messieurs, je ne vous fais pas l’injure de croire que vous vous en étiez tenus, jusqu’ici, à ce conte de nourrice. Je vous connais, je sais qui vous êtes. Vous êtes le cœur et la raison de Paris, de mon grand Paris, où je suis né, que j’aime d’une infinie tendresse, que j’étudie et que je chante depuis bientôt quarante ans. Et je sais également, à cette heure, ce qui se passe dans vos cerveaux ; car, avant de venir m’asseoir ici, comme accusé, j’ai siégé là, au banc où vous êtes. Vous y représentez l’opinion moyenne, vous tâchez d’être, en masse, la sagesse et la justice. Tout à l’heure, je serai en pensée avec vous dans la salle de vos délibérations, et je suis convaincu que votre effort sera de sauvegarder vos intérêts de citoyens, qui sont naturellement, selon vous, les intérêts de la nation entière. Vous pouvez vous tromper, mais vous vous tromperez dans la pensée, en assurant votre bien, d’assurer le bien de tous.

» Je vous vois dans vos familles, le soir, sous la lampe ; je vous entends causer avec vos amis, je vous accompagne dans vos ateliers, dans vos magasins. Vous êtes tous des travailleurs, les uns commerçants, les autres industriels, quelques-uns exerçant des professions libérales. Et votre très légitime inquiétude est l’état déplorable dans lequel sont tombées les affaires. Partout la crise actuelle menace de devenir un désastre, les recettes baissent, les transactions deviennent de plus en plus difficiles. De sorte que la pensée que vous avez apportée ici, la pensée que je lis sur vos visages, est qu’en voilà assez et qu’il faut en finir. Vous n’en êtes pas à dire comme beaucoup : « Que nous importe qu’un innocent soit à l’île du Diable ! Est-ce que l’intérêt d’un seul vaut la peine de troubler ainsi un grand pays ? » Mais vous vous dites tout de même que notre agitation, à nous les affamés de vérité et de justice, est payée trop chèrement par tout le mal qu’on nous accuse de faire. Et, si vous me condamnez, messieurs, il n’y aura que cela au fond de votre verdict : le désir de calmer les vôtres, le besoin que les affaires reprennent, la croyance qu’en me frappant vous arrêterez une campagne de revendications nuisibles aux intérêts de la France.

» Eh bien ! messieurs, vous vous tromperez absolument. Veuillez me faire l’honneur de croire que je ne défends pas ici ma liberté. En me frappant, vous ne feriez que me grandir. Qui souffre pour la vérité et la justice devient auguste et sacré. Regardez-moi : (Murmures.) ai-je mine de vendu, de menteur et de traître ? Pourquoi donc agirais-je ? Je n’ai derrière moi ni ambition politique, ni passion de sectaire. Je suis un libre écrivain, qui a donné sa vie au travail, qui rentrera demain dans le rang et reprendra sa besogne interrompue. Et qu’ils sont donc bêtes ceux qui m’appellent l’Italien, moi né d’une mère française, élevé par de grands-parents beaucerons, des paysans de cette forte terre, moi qui ai perdu mon père à sept ans, qui ne suis allé en Italie qu’à cinquante-quatre ans, et pour documenter un livre. Ce qui ne m’empêche pas d’être très fier que mon père soit de Venise, la cité resplendissante dont la gloire ancienne chante dans toutes les mémoires. Et, si même je n’étais pas Français, est-ce que les quarante volumes de langue française que j’ai jetés par millions d’exemplaires dans le monde entier, ne suffiraient pas à faire de moi un Français utile à la gloire de la France !

» Donc, je ne me défends pas. Mais quelle erreur serait la vôtre, si vous étiez convaincus qu’en me frappant, vous rétabliriez l’ordre dans notre malheureux pays ! Ne comprenez-vous pas, maintenant, que ce dont la nation meurt, c’est de l’obscurité où l’on s’entête à la laisser, c’est de l’équivoque où elle agonise ! Les fautes des gouvernants s’entassent sur les fautes, un mensonge en nécessite un autre, de sorte que l’amas devient effroyable. Une erreur judiciaire a été commise et, dès lors, pour la cacher, il a fallu, chaque jour, commettre un attentat au bon sens et à l’équité. C’est la condamnation d’un innocent qui a entraîné l’acquittement d’un coupable ; et voilà, aujourd’hui, qu’on vous demande de me condamner à mon tour, parce que j’ai crié mon angoisse, en voyant la patrie dans cette voie affreuse. Condamnez-moi donc ! Mais ce sera une faute encore, ajoutée aux autres, une faute dont plus tard vous porterez le poids dans l’histoire. Et ma condamnation, au lieu de ramener la paix que vous désirez, que nous désirons tous, ne sera qu’une semence nouvelle de passion et de désordre. La mesure est comble, je vous le dis : ne la faites pas déborder ! »

» Comment ne vous rendez-vous pas un compte exact de la terrible crise que le pays traverse ? On dit que nous sommes les auteurs du scandale, que ce sont les amants de la vérité et de la justice qui détraquent la nation, qui poussent à l’émeute. En vérité, c’est se moquer du monde. Est-ce que le général Billot, pour ne nommer que lui, n’est pas averti depuis dix-huit mois ? Est-ce que le colonel Picquart n’a pas insisté pour qu’il prît la revision en main, s’il ne voulait pas laisser l’orage éclater et tout bouleverser ? Est-ce que M. Scheurer-Kestner ne l’a pas supplié, les larmes aux yeux, de songer à la France, de lui éviter une pareille catastrophe ? Non ! non ! Notre désir a été de tout faciliter, de tout amortir, et si le pays est dans la peine, la faute en est au pouvoir qui, pour couvrir les coupables et dans des intérêts politiques, a tout refusé, espérant qu’il serait assez fort pour empêcher la lumière d’être faite. Depuis ce jour, il n’a manœuvré que dans l’ombre, pour les ténèbres, et c’est lui, lui seul, qui est responsable du trouble éperdu où sont les consciences.

» L’affaire Dreyfus ! Ah ! messieurs, elle est devenue bien petite à l’heure actuelle, elle est bien perdue et bien lointaine, devant les terrifiantes questions qu’elle a soulevées. Il n’y a plus d’affaire Dreyfus ; il s’agit désormais de savoir si la France est encore la France des Droits de l’homme, celle qui a donné la liberté au monde et qui devait lui donner la justice. Sommes-nous encore le peuple le plus noble, le plus fraternel, le plus généreux ? Allons-nous garder en Europe notre renom d’équité et d’humanité ? Puis, ne sont-ce pas toutes les conquêtes que nous avions faites et qui sont remises en question ? Ouvrez les yeux et comprenez que, pour être dans un tel désarroi, l’âme française doit être remuée jusque dans ses intimes profondeurs, en face d’un péril redoutable. Un peuple n’est point bouleversé de la sorte, sans que sa vie morale elle-même soit en danger. L’heure est d’une gravité exceptionnelle : il s’agit du salut de la nation.

» Et quand vous aurez compris cela, messieurs, vous sentirez qu’il n’est qu’un seul remède possible : dire la vérité, rendre la justice. Tout ce qui retardera la lumière, tout ce qui ajoutera des ténèbres aux ténèbres, ne fera que prolonger et aggraver la crise. Le rôle des bons citoyens, de ceux qui sentent l’impérieux besoin d’en finir, est d’exiger le grand jour. Nous sommes déjà beaucoup à le penser. Les hommes de littérature, de philosophie et de science se lèvent de toutes parts, au nom de l’intelligence et de la raison. Et je ne vous parle pas de l’étranger, du frisson qui a gagné l’Europe tout entière. Pourtant l’étranger n’est pas forcément l’ennemi. Ne parlons pas des peuples qui peuvent être demain des adversaires. Mais la grande Russie notre alliée, mais la petite et généreuse Hollande, mais tous les peuples sympathiques du Nord, mais ces terres de langue française, la Suisse et la Belgique, pourquoi donc ont-elles le cœur si gros, si débordant de fraternelle souffrance ? Rêvez-vous donc une France isolée dans le monde ? Voulez-vous, quand vous passerez la frontière, qu’on ne sourie plus à votre bon renom légendaire d’équité et d’humanité ?

» Hélas ! messieurs, ainsi que tant d’autres, vous attendez peut-être le coup de foudre, la preuve de l’innocence de Dreyfus, qui descendrait du ciel comme un tonnerre. La vérité ne procède pas ainsi d’habitude ; elle demande quelque recherche et quelque intelligence. La preuve ! Nous savons bien où elle est, où l’on pourrait la trouver. Mais nous ne songeons à cela que dans le secret de nos âmes, et notre angoisse patriotique est qu’on se soit exposé à recevoir un jour le démenti de cette preuve, après avoir engagé l’honneur de l’armée dans un mensonge. Je veux aussi déclarer nettement que, si nous avons notifié comme témoins certains membres des ambassades, notre volonté formelle était à l’avance de ne pas les citer ici. On a souri de notre audace. Je ne crois pas qu’on en ait souri au ministère des affaires étrangères, car, là, on a dû comprendre. Nous avons simplement voulu dire à ceux qui savent toute la vérité que nous la savons, nous aussi. Cette vérité court les ambassades ; elle sera demain connue de tous. Et, s’il nous est impossible d’aller dès maintenant la chercher où elle est, protégée par d’infranchissables formalités, le gouvernement qui n’ignore rien, le gouvernement qui est convaincu comme nous de l’innocence de Dreyfus, pourra, quand il le voudra, et sans risques, trouver les témoins qui feront enfin la lumière.

»  Dreyfus est innocent, je le jure. J’y engage ma vie, mon honneur. A cette heure solennelle, devant ce tribunal qui représente la justice humaine, devant vous, messieurs les jurés, qui êtes l’incarnation même du pays, devant toute la France, devant le monde entier, je jure que Dreyfus est innocent. Et, par mes quarante années de travail, par l’autorité que ce labeur a pu me donner, je jure que Dreyfus est innocent. Et, par tout ce que j’ai conquis, par le nom que je me suis fait, par mes œuvres qui ont aidé à l’expansion des lettres françaises, je jure que Dreyfus est innocent. Que tout cela croule, que mes œuvres périssent, si Dreyfus n’est pas innocent ! Il est innocent.

» Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’Idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai.

» Je n’ai pas voulu que mon pays restât dans le mensonge et dans l’injustice. On peut me frapper ici. Un jour, la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. »

On s’attendait à des violences, des protestations furibondes couvrant la voix de l’orateur.

Et trois, quatre fois seulement, des rumeurs se sont élevées. Les plus abrupts, les plus hostiles ont, malgré eux, subi la sensation que l’univers civilisé avait les yeux fixés sur cette petite salle où se débat l’un des plus grands problèmes de ce temps.

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C’était le tour de Labori.

Cariatide en toge, qui porte sur ses épaules, depuis treize jours, le poids d’un monde de fureurs, sa figure de bon garçon pâlie et solennisée, le ton calme, le geste restreint, il a étonné même ses amis par l’ordonnancement magistral de son argumentation.

Éloquent, oui certes ; mais avec une autorité insoupçonnée, une puissance, une ampleur qui ont fini par obtenir l’hommage du silence, et cette victoire : l’attention !

Que les jurés condamnent, que les jurés absolvent ; qu’ils soient des citoyens intimidés par tant d’objurgations et de menaces, ou qu’ils soient des héros d’abnégation, ainsi que le furent les bourgeois de Calais, à jamais illustres, ce qu’ils auront entendu là va les suivre et les hanter, germera dans leur cerveau et leur cœur.

Tout d’abord, en phrases brèves, il décrit la situation : les trois cents députés, les cent cinquante sénateurs, partisans de la revision, mais n’osant affronter une certaine presse, ni risquer l’appui du gouvernement avant les élections. Et puis le peuple indécis, par portions tronqué, résistant encore, prémuni par son instinct de la justice et du droit...

Ensuite il parle du « Syndicat », de ce mot arme de guerre, dont on entend paralyser les courages, effaroucher les timidités. Il démontre que c’est le droit de la famille, des amis, d’employer toutes leurs ressources à s’efforcer de prouver une innocence à laquelle ils croient, à tenter de se laver d’une souillure infamante et qu’ils jugent imméritée.

S’ensuit-il de là que Zola soit un vendu ? Que tous autres, qui lui ont apporté, en ces heures d’épreuves, l’appui de leur nom, le témoignage de leur sympathie, la confirmation de leur amitié, l’aient fait ignominieusement, contre salaire ? Et il cite tous les philosophes, les savants, les artistes, les politiciens, les publicistes qui se sont engagés, résolument, dès qu’il y eut péril, surtout, à la suite du grand écrivain.

On est quelques-uns, tout de même ! Et pas précisément le déchet !

D’ailleurs, l’esprit de doute qui est au cœur de l’homme n’avait guère besoin, en la cause, d’être très sollicité. A preuves, les deux admirables et prophétiques articles de l’Autorité, dont Labori donne lecture : « ces cris de conscience où, dès 1894, M. Paul de Cassagnac mettait le plus pur de sa chevalerie et de sa loyauté ».

Et contre le huis-clos, déjà, cette phrase : « Prendre à un homme, un soldat, son honneur, sans dire pourquoi, équivaut à ressusciter les tribunaux secrets de l’Espagne et des Pays-Bas ! »

Or, il y a eu plus que le huis-clos : il y a eu l’illégalité monstrueuse du document montré aux juges, et à l’insu de la défense et de l’accusé !

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Labori examine le document porté à l’Éclair et par lui publié le 15 septembre 1896. Il démontre, par le texte même des commentaires, et le nom remplaçant l’initiale, que cette publication, dirigée contre Dreyfus, ne pouvait être du fait de M. le lieutenant-colonel Picquart.

Il remémore cette rencontre entre MM. Salles et Demange, le premier révélant au second la confidence reçue d’un des membres du Conseil de guerre, et sur laquelle, à cette barre, on ne l’a point voulu laisser déposer.

Il rappelle l’étonnement de tous ceux qui observent et réfléchissent devant les autres documents soi-disant révélateurs : l’insuffisance du bordereau, la puérilité du rapport Ormescheville.

Il « mouche » une partie de l’auditoire qui a piaillé contre lui sur le mot de désintéressement, de cette apostrophe cinglante :

— Si nous vous avions payés, vous manifesteriez pour nous !

Puis il fait ressortir ce que Zola pouvait gagner à la bagarre, lui, heureux, riche, célèbre, ayant conquis, par sa plume, ce qui assure la vieillesse glorieuse, paisible, honorée.

Mais l’instruction contre Esterhazy conduite en apothéose ; mais le ministre de la guerre, à la tribune de la Chambre, indiquant le verdict à rendre, par une affirmation nouvelle (et rien qu’une parole, toujours !) de la culpabilité de Dreyfus, devaient déterminer à agir.

Il l’a fait. Peu ont compris. C’est le sort de tous ceux qui vont à l’encontre des pouvoirs publics. Il l’a fallu cependant pour reviser toutes les erreurs judiciaires, depuis Jésus-Christ jusqu’à Pierre Vaux, en passant par Jeanne d’Arc ; pour flétrir toutes les violences qu’a justifiées la raison d’État, depuis la Saint-Barthélemy jusqu’au massacre des otages, en passant par les excès de la Terreur et l’exécution sommaire du duc d’Enghien. Ici, Labori atteint, réellement, le summum de l’éloquence, le beau mouvement oratoire dont se dilatent les yeux, dont se suspendent les haleines, dont palpitent les cœurs.

Il est applaudi...

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Et alors, sans transition, comme on charge, il fonce sur cette imputation : l’injure à l’armée.

Qu’est-ce que l’armée ? La nation entière, tous officiers se valant. En haut, quelques chefs, faillibles autant que le restant des mortels.

Forment-ils donc une caste à part ? Mais si l’état-major était décimé par l’épidémie ou la mitraille, si, accomplissant la menace de M. de Boisdeffre, il démissionnait demain, la patrie en serait-elle perdue ?

Aucunement ! De plus jeunes mains, des mains non moins valeureuses, reprendraient, aux mains défaillantes des aînés, le bâton du commandement.

Et ce serait tout. Il n’y a pas d’hommes indispensables.

On se le doit dire, et se le répéter, pour s’élever contre une suprématie de l’arme qui serait plus oppressive, chez nous, que chez les Turcs ou les Tartares, où, du moins, le chef est responsable devant son peuple, sa dynastie, Dieu même, s’il est de droit divin.

Ici, ce serait l’oligarchie militaire, la dictature d’un groupe anonyme, plus puissante et plus respectable que la loi.

Ne point vouloir cela, ni l’admettre, est-ce donc outrager l’armée ? Et puis qui donc l’outrage, obstinément, quotidiennement ? Qui donc l’a le plus outragée, sinon précisément ceux qui, aujourd’hui, s’en instituent les défenseurs ?

Et Labori donne lecture de divers passages de l’Intransigeant.

Celui-ci, d’abord, du 3 mars 1897, paru sous la signature de M. Charles Roger, fragment d’une lettre attribuée à « un officier supérieur en activité de service, un renseigné ».

« C’est une monstruosité de voir le commandement suprême de l’armée aux mains d’un vieillard septuagénaire qui, sur le terrain, en paix comme en guerre, a été jugé depuis longtemps à sa valeur qui est nulle.

» Quant à Boisdeffre, sottement entiché d’une noblesse qui n’a même pas le mérite mince, aujourd’hui, d’être sérieuse, c’est, comme vous le dites si exactement, un paresseux, un ignorant comme une carpe, ayant du bagout, de l’aplomb, du toupet, tellement rossard qu’il n’a jamais eu le courage d’apprendre un mot d’allemand et que le chef d’état-major de l’armée, pour lire la moindre note dans cette langue, est obligé d’avoir recours à un interprète. C’est un comble ! Ce que les Prussiens doivent se tordre et se moquer de nous.

» Du reste, grâce à ses chefs — tel maître, tels sous-ordres — cet état-major est tellement singulier que l’officier supérieur à la tête aujourd’hui du fameux S. S. (service de renseignements), ne sait pas lui-même un traître mot de langue étrangère.

» Autre comble ! Le généralissime Saussier, qu’en dire ? Ç’a été un brave capitaine de l’ancienne armée d’Afrique, devenu général et détestable manœuvrier, aujourd’hui complètement fourbu.

» D’après ces chefs suprêmes, on peut non pas juger de tous les autres — il en est fort heureusement de bons — mais on peut juger du nouveau et terrible guêpier où nous serions en cas d’un coup de torchon. »

Celui-ci, même journal, 3 octobre 1897, sans signature :

« La justice militaire, aussi boiteuse que l’autre, mais plus aveugle et plus brutale... Ces criantes injustices sont révoltantes et jettent dans l’esprit des soldats des ferments de révolte, légitime après tout. »

Celui-ci, même journal, 14 juillet 1896, extrait d’un article de M. Henri Rochefort :

« On n’embrasse l’état militaire que dans l’espoir de tuer des hommes et, quand on n’est pas de force à tuer ceux des autres, on extermine les siens. La grande croyance des idiots qui se sont succédé au ministère de la guerre est que, si nous avons été battus en 1870, c’est parce que nos troupes étaient insuffisamment disciplinées. »

Celui-ci, même journal, 6 septembre 1870, sans signature :

« L’obéissance passive, l’égoïsme et la brutalité féroce, ce sont là les grands principes que l’on s’efforce de faire pénétrer dans le cœur et dans le cerveau des soldats... Si l’armée était vraiment une grande famille ; si elle était l’école de l’honneur, de la dignité et du devoir, si elle était l’institution démocratique qui convient au peuple français, elle serait invincible et il n’y aurait pas parmi elle de déserteurs.

» Mais la vérité c’est que l’on cherche à faire de nos soldats des mercenaires, et que les plus éclairés, les plus fiers, les plus ardents, les meilleurs, sont précisément ceux qui ont le plus impérieux besoin de se soustraire à ce rôle odieux. »

Celui-ci, même journal, 12 avril 1894, extrait d’un article de M. Henri Rochefort :

« Eh bien ! le public a le regret de constater que ce fameux « esprit militaire » qu’on inculque aux professionnels de l’armée, arrive en un temps relativement assez court à atrophier les plus belles intelligences. De récents jugements rendus par les conseils de guerre démontrent qu’il y a un véritable danger national à laisser plus longtemps à des juges aussi peu préparés aux fonctions judiciaires le droit de vie et de mort sur des accusés dont ils sont hors d’état d’apprécier la culpabilité. »

Cet autre, de la Libre Parole du 5 novembre 1894, sous la signature de M. Edouard Drumont :

« Regardez ce ministère de la guerre qui devrait être le sanctuaire du patriotisme et qui est une caverne, un lieu de perpétuels scandales, un cloaque qu’on ne saurait comparer aux écuries d’Augias, car aucun Hercule n’a encore essayé de les nettoyer. Une telle maison devrait embaumer l’honneur et la vertu : il y a toujours au contraire quelque chose qui pue là-dedans. »

Enfin, le fougueux article de M. de Cassagnac, contre le général Billot, paru, du matin même, dans l’Autorité.

Zola a pu être violent, mais, certes, il ne l’a pas été davantage et — l’on ne sache pas qu’aucun de ceux-là (fort heureusement, d’ailleurs) ait jamais été poursuivi.

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Parle, parle, bon artisan ! Ici, c’est travail perdu. Mais par les fenêtres ouvertes le vent emporte les semailles de vérité. Beaucoup seront perdues, tombées sur le roc, happées par les oiseaux pillards.

Mais il reste, en notre terre de France, assez de généreux sol pour que — « Quand même », ô Déroulède — pousse la moisson !

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