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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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V

LA JOURNÉE DE L’OFFICIER BLEU

11 février.

J’ai dit ce qu’on admirait en Zola, hors même l’objet de son geste, c’est-à-dire l’esprit d’initiative. Aujourd’hui se manifeste, sous l’uniforme, un état d’âme encore plus exceptionnel et dont se justifie l’espèce de respect admiratif, de vénération enthousiaste dont on l’environne : l’esprit de renoncement.

Zola, quoi qu’il arrive, condamné, appauvri, proscrit, demeure, où qu’il aille, le Maître incontesté, cher aux penseurs de tout l’univers civilisé.

Et, s’il n’a la fortune, il a l’aisance.

Georges Picquart, lui, n’a rien que sa solde et n’est rien que soldat. A quarante-trois ans, le plus jeune colonel de l’armée française, chevalier de la Légion d’honneur, aimant son métier, chanceux jusqu’au miracle, le voilà qui répudie ses bonheurs, abdique ses espoirs, se dépouille de tout ce qui est sa vie même, sa raison d’être — plutôt que d’aller à l’encontre de la Justice et de la Vérité !

Demain, il ne sera plus rien.

A moins qu’il ne consente à se soumettre, à renier ses imprudences, à se taire. Par une dernière faveur, on lui en laisse la latitude.

Il est prisonnier au Mont-Valérien. Mais la décision du conseil d’enquête, au-dessus de son front, demeure en suspens. Cela dépendra, évidemment, de son attitude ici.

Et on ne la sent influencée d’aucune préoccupation personnelle ; seulement le souci de ne rien faire qui ne soit correct.

Aussi, comme on le hait ! Comme il est en butte au particulier acharnement des amis de l’ombre.

Quiconque souhaite dissiper les ténèbres devient immédiatement, pour eux, chair à supplice ! Dreyfus a disparu derrière Zola, comme cible aux haines ; Zola, forcément passif, a disparu derrière les défenseurs — une aimable personne, madame P..., femme d’un député, je précise, ne déclarait-elle pas, l’autre jour, dans le fond de la salle, devant des auditeurs qui ont précieusement enregistré le propos, QUE L’ON DEVRAIT ÉCARTELER LABORI ? — et les avocats disparaissent aujourd’hui devant le témoin : cet officier dont on aimerait tant souiller l’uniforme, arracher les galons, la croix, tordre le sabre, jeter à l’eau pour prouver le respect et l’amour qu’on a de l’arme, de l’insigne et de l’habit, de l’armée enfin !

Tout d’abord, on lui ménage une entrée.

De peur sans doute que l’impression, sur l’assistance, ne soit trop scandaleusement favorable, MM. Gonse, Gribelin et Lauth, sont revenus répéter, préciser, aggraver toutes leurs imputations malveillantes.

Le premier était morose, parce qu’on doutait de Gribelin « qui détient tous les secrets de la défense nationale » (ne détiendrait-il pas rien que la clef du contenant, plutôt, comme un caissier fidèle ?) ; le troisième était morne, parce que contraint à la récidive... et Gribelin était très triste, parce que la lampe n’était pas allumée !

Celui-là, au moins, veut la lumière !

M. de Pellieux, en outre, au cours de sa défense au second conseil de guerre, a dû essuyer une hautaine apostrophe de Zola :

— Chacun sert la patrie à sa façon, par l’épée ou par la plume. M. de Pellieux a, sans doute, gagné de grandes victoires : j’ai gagné les miennes ! Par mes œuvres, la pensée française a été portée aux quatre coins du monde. Entre le nom de Pellieux et celui d’Émile Zola, la postérité choisira.

C’était plutôt dur...

Soudain, une apparition ! Ceux qui veulent, n’assistant pas au procès, s’imaginer le colonel Picquart, n’ont qu’à ouvrir les collections de journaux illustrés, vers 1878-79.

Cet adolescent ? Cet exilé ? Ce mort ? Hé ! oui, voyez le profil !

C’est le portrait vivant — le visage allongé et mélancolique, l’expression lasse, comme lointaine — du Prince Impérial, peu avant l’exode du Zoulouland.

L’apparence d’excessive jeunesse, qui fait que ses quarante-trois ans en débarquent aisément treize, rapprochent encore la copie du modèle.

De face, la ressemblance s’atténue ; mais, de profil, elle est saisissante ! Renouard, l’admirable dessinateur que l’on sait, à qui j’en fais la remarque, le constate comme moi.

Le geste est rare ; la voix, imprécise d’abord, ne tarde pas à se poser. Mais l’accent en demeure d’une inaltérable douleur, raisonnable pourrait-on dire, dans la justesse du ton et la simplicité.

Et ce qui frappe le plus en lui, c’est le contraste avec tous ceux de sa profession qui ont jusqu’ici paru à cette place. Il est « autre » extraordinairement méditatif, mélancolique, artiste... « intellectuel », hélas !

On s’explique leur hostilité. Elle est naturelle, elle est légitime, elle est justifiée.

Calme, essentiellement réfléchi, le lieutenant-colonel Picquart conte son odyssée : comment le petit bleu qui attira son attention sur Esterhazy ayant été communiqué au ministère par le même agent qui y avait apporté jadis le bordereau, ce lui fut une sérieuse garantie d’origine.

Puis il dit ce que nous savons déjà, son enquête avec l’assentiment des chefs toujours ; l’exclamation de M. Bertillon devant l’écriture Esterhazy : « Ah ! cette fois, ce n’est plus la similitude (écriture Dreyfus), c’est l’identité ! » ; sa conviction grandissante ; l’exactitude des fac-similés du bordereau publié dans la presse ; dès lors l’affolement d’Esterhazy — et les innombrables secrets rapprochements tendant établir la culpabilité de ce dernier !

Il nous répète aussi l’histoire des lettres Speranza, des petits bleus destinés à le compromettre ; il souligne cette anomalie de la Libre Parole des 15, 16, 17 novembre, signalant, le mercredi, des faits passés en Afrique, dont le récit, par correspondance, ne devait arriver à Paris que le vendredi.

C’est le comble de l’information !

Il dit encore l’étrange manière dont il fut traité ; la perquisition faite chez lui, témoin (alors qu’on ne perquisitionnait pas chez l’accusé !) hors sa présence ; toutes les calembredaines dont il eut la stupeur de rencontrer la répercussion en l’esprit du général de Pellieux ; toutes les amertumes dont il fut abreuvé.

Mais s’il en témoigne quelque surprise attristée, il s’en tient au récit strict. Pas une plainte, pas une velléité de blâme ni de révolte. Il objectera même à Labori, sur une interrogation, qu’il ne peut être relevé de son silence que par M. le général Billot.

Ce n’est guère là l’attitude d’un « casseur de vitres », ainsi qu’on l’avait obligeamment annoncé.

Ce que M. Lauth lui impute à crime — l’effacement des déchirures sur reproductions photographiques — on l’a fait pour le bordereau ! on le fait toujours, pour éviter de préciser la source des trouvailles. Moi qui ne suis qu’une femme, et qu’une profane, j’ai bien compris !

L’original, reconstitué, recollé, reste intact : s’il y a matière à juger, on juge d’après. Mais les fac-similés nécessaires à répartir, pour recherches complémentaires, sont, autant que possible « départicularisés ».

Il n’a parlé de ses recherches — et cela seulement à cause de l’intrigue qu’il sentait nouer autour de lui— à son avocat-conseil, Me Leblois, qu’en juin 1897 ; il ne lui a jamais communiqué de dossiers secrets, de quelque nature qu’ils puissent être ; il n’a point souvenir de l’incident du cachet de poste dont il aurait voulu faire dater le petit bleu Esterhazy ; quant aux « cambriolages » chez celui-ci, ils se sont bornés, l’appartement étant à louer en l’absence du locataire, à deux visites d’agent, dans une période de six semaines.

Que nous voilà loin des racontars !

Et comme on s’explique les chaleureux applaudissements qui ont escorté le témoin !

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C’est à la reprise d’audience que le débat est devenu pathétique; quand, par brèves répliques, souvent lentes à formuler (car le lieutenant-colonel Picquart dans l’excessif souci de ne rien dire de trop, prenait le temps de réfléchir), le complot contre sa sûreté, peut-être même davantage, est apparu au grand jour.

La mission ? Problématique. En tout cas, pas indispensable. Et elle le mène à Gabès, au fin fond de la Tripolitaine, et elle l’eût menée bien plus loin encore, bien plus loin, sans l’intervention spontanée du général Leclerc, souhaitant de nouveaux ordres à son endroit.

Puis sont venues les confrontations, avec MM. Gribelin et Lauth. Les contradictions que l’on sait, seront tranchées demain, sans doute, par la recomparution du lieutenant-colonel Henry.

Quant à MM. de Pellieux et Ravary, l’un a entendu contester de la façon la plus formelle, au nom du droit, des textes, la légalité de la perquisition faite rue de Villarceau ; l’un et l’autre ont dû convenir que soit pour l’enquête, soit pour le rapport, ils s’étaient contentés, sans plus approfondir, de la version Esterhazy.

On écoute, et lorsqu’ensuite, le commandant Ravary, ingénument, riposte à Albert Clemenceau : « Notre justice n’est pas la vôtre » on est préparé à l’aveu — personne ne songe à s’en émouvoir ni à s’en récrier.

C’est par une longue ovation au colonel Picquart que s’est terminée la première partie de l’audience. Mais l’exaspération de certains ne saura pas se contenir : entre temps, on dénonce, on calomnie, on assassine !

Des avocats s’étant mêlés, pour ou contre, à ladite ovation, un zélé (on sait son nom) court désigner les premiers au bâtonnier. Un officier supérieur ayant protesté d’une voix forte : « Mais crier vive Picquart, c’est crier à bas l’armée ! » on s’empresse de détacher les quatre derniers mots et d’attribuer l’exclamation, ainsi dénaturée à un assistant.

C’est aussi exact, cependant, que le fameux : « A bas la France ! » que ne clama jamais le malheureux Genty, roué de coups et dégommé de son emploi sous ce prétexte.

Enfin, à la levée de séance, dans le cadre de la porte, en cette enceinte même, un jeune avocat, le fils de M. Courot, conseiller à la Cour, s’étant permis de crier : « Vive l’armée, mais pas vivent ses chefs ! » un compagnon de M. Rivals s’est précipité sur lui et, à coups d’une canne que l’on pourrait qualifier gourdin, lui a massacré le visage.

Le sang coulait, les municipaux ont dû dégainer pour prévoir de pires agressions.

Voilà où on en est. Et le plus drôle, c’est que les cadets, ayant davantage le droit, parce que la représentant, de parler au nom de l’ « active », n’en usent pour brimer personne, alors que leurs aînés, messieurs mûrs, de la réserve, se montrent d’une intolérance aussi bruyante que ridicule.

C’est une variante au couplet de la Marseillaise :

Nous entrerons dans la carrière
Quand nos cadets n’y seront plus !

Odieux, oui ! Mais combien encore plus ridicules !

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