L’ACCUSÉ
Se sentir la continuelle et irrésistible nécessité de crier
tout haut ce qu’on pense, surtout lorsqu’on est seul à le penser et
quitte à gâter les joies de sa vie, voilà quelle a été ma
passion ; j’en suis tout ensanglanté, mais je l’aime, et si je
vaux quelque chose, c’est par elle, par elle seule.
ÉMILE ZOLA.
(Une campagne, 1882.)
L’homme est devant moi, dans sa maison — cette maison que l’on
prit tant de soin de désigner aux fureurs : spécifiant le numéro,
joignant le dessin au texte, indiquant les aîtres, et le plus court
chemin pour parvenir aux appartements, et y accomplir, sans doute, la
besogne inspirée...
Le logis est beau, parce que spacieux et meublé de reliques. S’il y
est du luxe, c’est du luxe d’art, donc qui ne me choque point,
inaccessible qu’il demeure aux vulgaires et aux « mufles »,
aux pauvres d’esprit qui n’ont que de l’argent.
Et puis si, peu à peu, dans l’ambiance commune, sous la patine des
ans, tout s’est harmonisé, on sent bien que le nid n’en fut pas moins
construit brin à brin ; que ces choses belles ou rares, anciennes
pour la plupart, ne sont pas legs, d’un bloc, n’entouraient pas le
très modeste berceau où naquit le petit employé de chez Hachette.
C’est au fur et à mesura que le succès se dessinait, c’est au cours
des voyages, c’est après chaque triomphe, qu’on acquérait, de ci de
là, quelqu’une de ces merveilles, sans valeur intrinsèque,
et inestimables, artistiquement, aux yeux des collectionneurs.
Mais chacun de ces bibelots a vu des siècles ; a traversé, au
grand dam de son intégralité, des générations belliqueuses ou
pacifiques, des événements dont la seule évocation nous laisse rêveurs.
Oh ! non, ce n’est pas ici le logis d’un cuistre, ni d’un
philistin, ni d’un marguillier ! Et nul cadre,
autant que ce fond de mosaïque parlante, vivante, attestant le néant
des folies ancestrales et la survivance seulement d’une philosophie
supérieure au geste éphémère des humains, nul cadre ne siérait mieux à
l’ascétique vision que mon regard scrute, détaille —
stupéfié !
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Ascète ? Zola ! Hé ! oui : ne vous pressez ni de sourire, ni de vous récrier.
J’ai connu le Zola de la première manière, l’être d’effort et de
fatigue, de labeur et de réflexion, qui, puissamment, pesamment, le
pas lourd, les épaules massives, les reins tendus, traçait son sillon.
J’ai connu aussi le Zola de la seconde manière, amaigri, arrivé, dans
la période glorieuse et dangereuse où l’arme du militant, appendue au
mur, semble réduite à n’être qu’un trophée ; où son ardeur aussi
paraît s’engourdir ; où sa pensée risque de s’embourgeoiser.
Tout maître incontestable qu’il fût, j’ai même eu quelques prises de
bec avec celui-là. Car il ne faut pas qu’on s’y trompe : je ne
suis pas une
thuriféraire, une admiratrice aveugle et sans restriction. Dans
beaucoup de ses œuvres, il est des passages qui me choquent, en tant
que femme, et sur lesquels j’exprimerais bien plus librement mon avis,
si c’était le jour de la montée au Capitole.
Mais chaque fois que j’ai refermé un de ses livres, en faisant le
bilan de mes impressions, l’enthousiasme a tellement dépassé la
désapprobation que celle-ci en demeurait négligeable et insignifiante.
Oui, l’accouchement d’Adèle, dans Pot-Bouille, me déplaisait
— mais qu’étaient ces dix pages, auprès des trois cents autres,
de satire admirable contre la caste au pouvoir !... Oui, dans
Germinal, il était, peut-être, d’inutiles constatations —
mais quel plaidoyer en faveur de la misère, du pauvre bétail à
grisou ! Oui, dans la Terre aussi, des choses me
répugnaient — mais la grêle, la moisson, la pluie, les foins,
toutes les exhalaisons du sol, toutes les vapeurs de l’eau, tous les
souffles du ciel, on en avait, par la puissance du verbe, goûté le
mirage, éprouvé la sensation.
Il n’y a que « Jésus-Christ », au sujet duquel je reste
intraitable... et attristée. Même si cela se
rencontra, au réel, qu’un tel bonhomme portât un tel nom, il ne
fallait pas le lui laisser ; froisser tant d’âmes aimantes,
croyantes, puériles si l’on veut, mais dans le sens du respect, de la
foi, et de l’amour !
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Donc, je ne suis pas aveuglée par la passion, hypnotisée par une
dévotion sans frein ni borne. Je demeure bien maîtresse de mon
jugement, je discute, j’apprécie, — nul fétichisme n’entrave l’exercice
de mon libre arbitre, de l’esprit d’examen qui veille en moi
constamment.
Et l’on me croira si je dis que ce Zola nouveau, dont mes yeux suivent
les jeux de physionomie, dont mon oreille enregistre les modulations
de voix, se révèle, s’affirme tel que je ne le connus jamais.
Oh ! sa barbe n’a rien de prophétique ; nulle frénésie ne
l’agite en trémolos ! Il n’est pas violent, il n’est pas
haineux : et ceux qui lui ont prêté de grossières imprécations
ont menti. C’est, au contraire, la simplicité et la sérénité même. Il
a accompli ce qu’il croit son devoir... il a donc ce qui accompagne
toujours pareille certitude :
la paix de la conscience. Et sans solennité — avec une bonhomie
souriante, indulgente, à peine teintée de mélancolie.
Mais ses prunelles larges, mordorées, limpides, derrière le binocle,
rayonnent de la flamme intérieure de sa conviction ; mais sa
parole basse, sans dissonances, résolue et discrète, est empreinte
d’irrésistible persuasion.
Et, tandis qu’il cause, assis tranquille, envisageant toutes les
responsabilités personnelles de son acte et prêt à les subir toutes,
un détail amusant me frappe, en ce dépisteur d’énigmes : son
nez !
Il n’est pas joli, joli ; il n’est pas vilain non plus ; il
n’est, en tout cas, ni rondouillard, ni bête. Seulement il est fendu,
au bout, comme celui des chiens de chasse, des Saint-Germain, race
supérieure.
« Signe de cynisme ! » ne manqueraient pas de s’écrier
certains imbéciles de ma connaissance !
Mais je n’ai guère le temps de songer à eux ! J’écoute,
maintenant fiévreusement intéressée, la genèse de l’aventure :
comment Zola triomphant, acclamé, riche, paisible, résolut de s’y
jeter, et s’y jeta à corps perdu.
Cela ne lui vint pas, en entendant chanter le rossignol — mais presque !
Dans une maison tierce, il était, un soir, lorsque quelqu’un survint
qui, le matin, avait assisté à la dégradation de Dreyfus. Le récit en
fut fait parle témoin, avec un tel luxe de détails, une telle âpreté
visuelle, peut-être aussi un tel contentement, qu’une réaction en sens
contraire s’opéra dans l’esprit de l’écrivain. Une bouffée de pitié,
comme une bouffée d’encens, lui parfuma le cœur. « Un homme seul,
même coupable, contre tous les hommes, livré aux crachats, aux
huées ! »
Mais, le jugement paraissant correct, rendu sans haine et sans
crainte, dans l’absolu de la certitude, ce ne pouvait être qu’une
éphémère impression.
Zola n’y songea plus, ou guère, trois années durant. Il fallut que,
cet automne, un hasard le rapprochât de M. Scheurer-Kestner, d’autres
personnes dont j’ai oublié les noms, pour que, sur preuves, sur
pièces, sa conviction s’établit, irréductible, invincible.
Lui, d’autres, ont connu, sous l’injure, devant le défi, la farouche
hantise de les sortir, ces pièces ; de les donner, ces preuves
— et ces gens
traités de Judas, d’espions, de traîtres, de vendus, ont eu
l’abnégation, le hautain courage, le suprême patriotisme, de ne pas
céder à la tentation, de ne pas se justifier aux dépens de ceux-là
mêmes qui les insultaient.
Parmi ces derniers, il en est qui connaissaient la vérité ; qui
ont spéculé sur le dilemme où ils savaient enfermer leurs
contradicteurs. Se taire, endurer l’outrage, gravir le calvaire
jusqu’au bout, et garder sa vertu stoïque — ou, répondant,
devenir des gueux, vaincre à quel prix !
Ah ! comme je les aime, moi femme, moi mère, de s’être tus !
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Maintenant, Zola est prêt à comparaître : acquitté, condamné, il
suivra sa voie vers un but dont rien ne le saurait détourner. Il sait
tout ce qui se dit et tout ce qui se complote ; quels rendez-vous
ont été donnés, et quels individus on apostera. Non pas lui, mais
Labori, établit le dossier des menaces.
Et, pour la première fois, en cour d’assises, n’ayant assisté à aucun
des précédents procès, il
se rencontrera avec madame Dreyfus, avec Mathieu Dreyfus, qu’il n’a
jamais vus. Personne n’a intercédé auprès de lui, de ce côté ; et
presque tous ceux auxquels il a eu affaire sont des Français de
vieille race et des chrétiens de vieille roche.
Mais qu’importe tout cela ! Toute vérité gênante n’est point
reconnue — et c’est ainsi que se créent les courants factices,
sur la portée desquels les naïfs s’abusent.
Et, tandis que d’aucuns prient l’étranger « de se mêler de ses
affaires », moi qui ai vu les protestations internationales en
faveur du Canadien Riel, de la Russe Zasoulitch, du Cosaque Atchinof,
des Espagnols de Montjuich, etc., etc., je songe à ce que l’Europe
intellectuelle pense de celui-là qu’une partie de la France —
oh ! bien petite ! — méconnaît.
Tolstoï, pour la Russie, approuve ; le Hollandais Domela
Nieuwenhuis lui écrit : « L’accusation que vous venez de
porter au nom de la justice violée vous signale comme un grand
caractère » ; le Danois Bjœrnson lui écrit :
« Combien je vous envie aujourd’hui ! Combien j’aurais
voulu être à votre place, pour pouvoir rendre à la patrie et à
l’humanité un service comme celui que vous venez de leur
rendre ! »; l’Anglais Christie Murray applaudit ;
l’Américain Mark Twain dit, dans New-York Herald :
« Je suis pénétré pour lui du plus profond respect et d’une
admiration qui ne connaît pas de bornes » ; l’Italien
Carducci, le Victor Hugo de la péninsule, s’inscrit en tête de
l’adresse portant six mille signatures ; les femmes de Hongrie
« à l’immortel apôtre de la vérité » écrivent que sa lettre
à la France « a trouvé un écho puissant dans le cœur de tous les
peuples civilisés ».
Ici, certains réclament pour lui l’exil d’Aristide ou le cachot de
Torquato Tasso !
Loin de les amener à résipiscence, cette levée lumineuse les exaspère.
Ils en oublient les strophes célèbres d’un patriote qui fut ministre,
et qui, cependant, écrivait:
Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
Qui bornent l’héritage entre l’humanité :
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières,
Le monde, en s’éclairant, s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis !
Je suis concitoyen de tout homme qui pense :
« La vérité, c’est mon
pays ! »
Ainsi concluait M. de Lamartine : ainsi peut-on conclure
aujourd’hui. En escorte à l’Accusé, se présenteront, à la barre, les
plus grands esprits du monde civilisé.
Qu’on les juge !
5 février 1898.