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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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EN CASSATION


 

I

Avez-vous, parfois, dans les bois tout pleins d’angoisse, dans les ténèbres accrues de la dernière heure, dans le frisson pénétrant de l’invisible, vu se lever la tremblante aurore, effacée et transie comme une tourterelle mouillée ?

Par-dessus le silence attentif, ce n’était rien d’abord, qu’une pâleur, une touche lactée, un reflet d’albâtre sous les voiles d’ombres — telle qu’une lampe venant de très loin à travers le brouillard.

Mais la lueur ne demeurait pas centrale, s’étendait, envahissait tout le ciel. Les objets devenaient distincts ; un murmure tombait des cimes, montait du sol. Délivrée de son deuil nocturne, la terre s’éveillait ingénue, puérile, avec l’enfance de la journée.

Lorsque, soudain, la première flèche dardait, vibrante, de l’arc d’or. Et l’immense hosannah retentissait, traduisant l’allégresse des instincts et des âmes, devant la lumière libératrice, divine chasseresse des doutes, des traîtrises et des effrois !

Rentrez dans vos trous, les hiboux, et dans vos tanières, les bêtes puantes : voici le jour !

C’est à cette sensation d’affranchissement qu’il faut se reporter, pour bien comprendre les phases par lesquelles nous a fait passer la séance initiale de la Cour de cassation.

A l’inverse du cours réel des heures, on était entré dans de la pénombre et on est ressorti dans de la clarté. Pour la première fois, depuis longtemps, on respirait à l’aise ; on se sentait, dans les yeux, une autre flamme que celle de l’ironie ou de la colère.

De la joie ? Non, ce serait banal. Un sentiment de bien plus austère beauté, un orgueil grave ; un contentement à se dire qu’au delà des partis, qu’au delà des passions, un acte de justice venait prouver au monde qu’on n’était tout de même pas Byzance...

Et puis que la monstrueuse erreur, que l’abominable crime allait être réparé.

On voudra bien reconnaître que, m’élevant contre l’irrégularité commise au procès de 1894 ; contre le simulacre d’action judiciaire intentée à Esterhazy ; contre le système d’étouffement appliqué au procès Zola, je ne me suis prononcée que rarement, et avec réserve, sur le fond même de l’affaire.

On peut donc m’en croire aujourd’hui ; s’en fier à ma prudence autant qu’à ma loyauté, si j’écris, si je m’écrie : « Alfred Dreyfus est innocent ! C’est un innocent que l’on a arrêté, jugé, condamné, dégradé, expédié au bagne, isolé du restant des humains, un innocent, un innocent, UN INNOCENT ! »

Car voilà tout d’abord, péremptoirement, ce qui ressort de l’audience d’hier.

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On sait le décor : la vaste salle tapissée de bleu, fleuronnée de fers de lance ; le plafond aux lourds caissons ; les trois fenêtres de droite à vitres claires, dont s’entrevoient les vitraux de la galerie Saint-Louis ; les trois croisées de gauche, sur l’une des cours intérieures, bientôt embuées par la chaleur, à paraître dépolies.

En fer a cheval, au fond, les conseillers qui siègent, barbes grises, fronts chauves pour la plupart ; la physionomie impénétrable et imposante de M. le président Lœw ; le profil caractéristique et vivace de M. le procureur général Manau. Au premier rang des bancs réservés au barreau, Mes Demange, Labori, Albert Clemenceau.

Là-bas, sous le Christ, à la droite du Président (dont la gauche demeure déserte en raison de la maladie d’un des juges), un homme brun, robuste, au collier de barbe noire, et qui lit — d’une voix posée.

Rien ne saurait rendre, en toute exactitude, la sérénité de l’endroit la modération des termes employés ; l’effet de ce discours sans gestes et sans commentaires.

Devant M. Bard, le rapporteur, il y a un carton vert, un carton de bureau dans lequel il puise. Au dos, à chaque extrémité, est un double scellé, où la cire écarlate met comme deux taches de sang.

Puis, un public qui se tait, respectueux ; chutant lui-même qui trouble le calme du moindre bruit ; désireux qu’il est d’entendre, de ne perdre aucune bribe des révélations qui se succèdent.

Plusieurs, par suite des controverses successives, nous sont devenues familières, mais elles se complètent, s’aggravent, de détails inconnus.

C’est ainsi que l’on peut suivre, point par point, l’animosité contre le « juif », sorti neuvième, sur quatre-vingts, de l’École de guerre ; intelligent, riche, ambitieux...

Tant que pas soupçonné, on se contente de le haïr ; dès que désigné à peine, sur une vague ressemblance d’écriture, on en fait une proie, une chair à épreuves !

C’est Henry, faussaire et faux témoin ; c’est du Paty, génial inquisiteur ; ce sont les subalternes, les égaux, les chefs, soit complices, soit dupes, qui n’en veulent plus démordre. Jusqu’au général Gonse, avec son air de brave homme, qui dit à Picquart (ainsi qu’il ressort de la deuxième lettre de celui-ci au Garde des Sceaux) :

— Eh bien, voyons ! qu’est-ce que ça peut vous faire que ce juif soit à l’île du Diable ?

— Mais s’il est innocent !

— Ça va faire une histoire ! Vous n’avez qu’à ne rien dire, on ne le saura pas.

Ce à quoi le jeune officier riposte :

— Quoi qu’il en doive advenir, mon général, je n’emporterai pas ce secret-là dans la tombe.

Alors, on l’expédie à Gabès...

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Je n’entrerai pas dans le détail du compte rendu analytique, mais on n’en saurait trop recommander l’étude.

Qu’il s’agisse du rôle d’Henry, de du Paty, d’Esterhazy, le mort, l’éclipsé, le fuyard, apportent, à leur insu, des présomptions, des preuves d’innocence, en faveur de celui-là même qu’ils ont fait condamner.

Toute l’affaire Dreyfus se résume ainsi : indiscrétions, recherches, choix du bouc émissaire ; les uns par inadvertance, les autres par hostilité personnelle, fanatisme religieux — peut-être aussi quelque criminel pour couvrir ses propres actes...

Mais ensuite, sur toute la ligne, la volonté de ne pas savoir ; l’inexorable ténacité à faire le silence, à murer la pierre du tombeau. Esterhazy coupable, c’est Dreyfus innocent : on sauvera Esterhazy ! Les voilà pris dans l’engrenage, entraînés par l’avalanche, emportés dans le torrent !

On égare M. Cochefert, en lui disant qu’on avait procédé à une longue enquête ; qu’on possédait des preuves « indiscutables », tracées par la main du traître — et rien de tout cela n’est vrai !

On trahit la loi ensuite, par l’envoi à M. le colonel Maurel, président du Conseil de Guerre, d’un pli cacheté renfermant quatre pièces (dont aucune, on le sait aujourd’hui, n’était applicable à Dreyfus), mais qu’annotent des commentaires de M. du Paty de Clam, et qui doivent — communiquées hors de la séance, de l’accusé et de son défenseur — venir à bout des scrupules, « enlever » la condamnation !

On falsifie des textes, la peur est venue : le dossier, à présent que Picquart est sur la piste, semble bien pauvre et bien maigre. Un faux est commis, que l’on ignorait jusqu’ici, adressé au captif, là-bas, pour le compromettre plus encore ; retenu par le Ministère des Colonies. Celui de 1896, celui d’Henry n’est que le second. Mais rien n’indique, bien au contraire, qu’il soit le dernier. Car Speranza, Blanche, la Dame voilée entrent dans la danse, — la farandole qui doit mener au saut final !

On entr’ouvre les armoires, on casse le fil des dossiers ; le document « libérateur » se promène sans que nul, au service de la défense nationale, songe une minute à s’en étonner !

On force toutes les hésitations, on vient à bout des consciences les plus méticuleuses par ce « Tarte à la crème ! » qu’est le faux de 1896. Il répond aux objurgations, rétorque les observations, guérit les migraines, les cors aux pieds, et les chagrins de ménage, comme les panacées des charlatans ! C’est là-dessus que tout repose : il est la pierre angulaire de l’État-Major ! Grâce à lui, de Pellieux n’enquête pas ; Ravary ne rapporte pas... et les malheureux juges du deuxième Conseil de guerre, s’ils n’acquittent point « par ordre », en ont l’apparence déshonorante, roulés qu’ils sont comme des nigauds !

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Dès lors, tout est perdu, — surtout l’honneur !

On fabrique, de quatrième mouture, des procès-verbaux d’aveux ; on s’empêtre dans l’affaire Zola, jusqu’à exciper d’un document si parfaitement ridicule que son inauthenticité saute aux yeux ; un ministre de la guerre de France, par une Chambre française, en fait voter l’affichage — et, lorsque le faussaire est pris, s’est tué, il se trouve des aberrés pour célébrer sa gloire, son héroïsme, et lui vouloir élever une statue !

Ah ! cet interrogatoire d’Henry, par M. Cavaignac ! Depuis l’interrogatoire d’Esterhazy par Albert Clemenceau, on n’avait point éprouvé telle commotion nerveuse, tel trouble poignant.

Peu avant, on avait ri, justement, d’une lettre d’Esterhazy à propos d’un des fameux experts : « Belhomme est un idiot : il suffit de le regarder pour en être sûr. Belhomme est tout à fait gâteux : c’est visible. »

On estimait que Belhomme, pour cette dépréciation de son intellect, allait demander quelque dédommagement pécuniaire à l’irascible Hulan.

Quand, tout à coup, la placide voix de M. Bard s’est élevée d’un ton. Il lisait le dialogue bref, concis, haché, entre le ministre et le colonel Henry.

— Quand et comment avez-vous reçu la pièce de juin 1894 ? Quand et comment avez-vous reçu la pièce de novembre 1896 ?

— C’est moi qui les ai reçues. La première, je l’ai datée quand je l’ai reçue. La seconde aussi, la veille de la Toussaint. J’y ai mis la patte (sic) moi-même.

— Gardez-vous des papiers sans les reconstituer  ?

— Non. Pas plus de huit jours.

— Avez-vous gardé la pièce de 1896 entre vos mains ?

— Jamais !

— Expliquez alors pourquoi les deux pièces sont mêlées ?

— Non C’est impossible. Jamais. Je le jure !

— Si, elles ont été interchangées !

— Jamais ! Je le jure : il aurait fallu que ce fût moi !

— Le fait de l’intercalation est certain.

— Je ne sais pas.

— Allons, parlez !

— .....

— Vous avez mis des morceaux de l’un dans l’autre ?

— Eh ! bien, oui ! J’ai arrangé les phrases.

— Ce n’est pas de vous, l’idée ?

— Je n’en ai parlé à personne. Le nom de Dreyfus y était. Je le juree !

— Votre explication est contraire à la matérialité du fait.

— Le papier de 1896 disait : « On va interpeller sur Dreyfus ».

— Non. Avouez donc !

— J’ai décollé la pièce de 1894 et mis de l’un dans l’autre.

— Vous avez fabriqué la pièce entière !

— Je jure que non !

— Comment cette idée-là vous est-elle venue ?

— Les chefs étaient inquiets. Je voulais les calmer.

— La pièce était signée ?

— ... Je ne pense pas avoir fait la signature.

— Et la phrase de la fin ?

— Je jure que non !

— Il y avait du papier gris bleuté et du violet pâle, quadrillé. Les intercalations ne s’adaptaient point.

— ... Quels morceaux ?

— Vous n’avez pas à m’interroger !

— Je jure que je n’ai fait que la fin !

— Qu’y avait-il ?

— La première partie, l’en-tête et la signature.

— Allons, voyons, dites tout.

— Je jure... Je ne peux pourtant pas dire ce qui n’est pas !

— Il y avait l’enveloppe, l’en-tête, et « mon cher ami ».

— Il y avait aussi quelques mots. Je le jure !

— Non. L’enveloppe, l’en-tête, « Mon cher ami », et la signature !

— ... Oui.

Ainsi, après huit parjures, fut fait l’aveu « spontané » dont on fit honneur à la loyauté du colonel Henry.

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Nous avions tous le cœur serré. A peine si l’on entendit, d’une oreille distraite, au dehors, les antisémites essayer d’arriver jusqu’au tribunal. L’attention dépassait les clameurs.

Et l’on s’en fut, après audition des deux premières lettres de Georges Picquart au garde des sceaux, songeant à lui, captif, qui s’est offert aux persécutions pour que triomphât la justice, et au pauvre être qui, là-bas, à bout d’espoir, ne l’attend plus.

Aurore qui se lève ! Vérité vengeresse !

II

Un détail, en ceci, est bien caractéristique : c’est l’attitude d’une certaine presse, et l’absence de certaines gens.

On va me comprendre.

L’affaire que voilà vaut, et même exige, d’être suivie avec une assiduité méticuleuse, si vraiment l’on veut en saisir les moindres indications, en acquérir la parfaite et scrupuleuse connaissance.

Il suffirait, peut-être, de sauter une audience d’un des quelconques procès qui se sont venus greffer sur le débat primitif pour n’avoir plus la même rectitude de vision, la même certitude de jugement.

Procès Esterhazy, procès Zola, procès Judet, procès Picquart, ont été indispensables à ouïr, successivement, pour quiconque se targue de transmettre, au public, un avis motivé. L’appréciation est négligeable lorsqu’elle omet de s’appuyer sur l’étude et l’expérience des faits. Elle ne résulte plus que des tendances, n’est plus que l’expression contestable des sentiments d’un individu.

Or, au long de toute cette série, on a vu M. Rochefort à une des premières audiences du procès Zola ; M. Déroulède à une des dernières, plus à une séance de Versailles ; M. Millevoye nulle part, et de même M. Drumont. Comment peuvent-ils avoir une opinion sur ce qu’ils n’ont ni vu, ni entendu ? Comment, surtout, peuvent-ils l’émettre, avec la prétention d’en faire acte de foi à l’usage des lecteurs ?

C’est bien assez qu’il y ait impossibilité matérielle, pour ceux-ci, de voir de leurs yeux, d’écouter de leurs oreilles, sans qu’encore on ne les informe que par ouï-dire, de troisième main.

Il y a les comptes rendus judiciaires, je sais bien... Mais, suivant que la nature de l’affaire est favorable ou non au parti adopté, la consigne vient activer ou modérer le zèle. Avant-hier, à part de très rares exceptions, on ne s’évertuait pas, chez les antirevisionnistes, à prendre des notes, que l’on savait, d’avance, devoir demeurer inutilisées.

Cela s’est vu, dans les journaux d’hier. Encore cette fois, la sténographie — qui dit tout — a été employée par les mêmes partisans du « tout au jour ».

Du groupe nationaliste annoncé par un avis spécial, dans les feuilles spéciales, pas l’ombre ! Alors qu’il eût été si logique qu’au Cherche-Midi, au Palais, à Versailles, tous les hommes qui se sont actionnés à empêcher la réparation de l’erreur de 1894 vinssent attester de leur droiture, par leur présence et l’examen rigoureux des événements.

Il n’y a pas à objecter le respect de la « chose jugée » : on sait comment, par eux, elle fut traitée en mainte occasion. Ils n’auraient rien perdu à s’instruire ; ils auraient seulement manifesté une délicatesse de conscience, un souci de probité qui leur aurait valu une autorité bien plus grande : celle de l’auditeur et du spectateur — celle du témoin !

Tandis qu’ils ont fait l’autruche, pour éviter le péril de la lumière, le danger de la vérité. et du trou où ils ont la tête, ils formulent des vues d’ensemble !

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A la fin du rapport de M. Bard, quelques phrases ont soulevé le discret murmure qui est, dans cette enceinte, la plus haute marque d’approbation.

C’est quand il a prié la Cour de vouloir bien ne pas annuler sans examen. Si toutes les calomnies, déversées en abondance, avaient un atome d’exactitude, ce serait, cependant, le but suprême. Les trente-sept millions qu’alloue délibérément M. Judet à ses adversaires n’étaient, la chose est évidente, pas versés à d’autres fins.

Or, M. Bard se rencontre là-dessus avec tous les gens qui réfléchissent ; qui veulent qu’au moins la crise soit féconde et qu’il en naisse un résultat d’intérêt commun.

Le sort de Dreyfus préoccupe, bien certainement, en raison de l’iniquité dont il fut victime et des souffrances qu’il endura. Mais son salut, sa libération, s’ils sont l’essentiel, ne sauraient suffire à l’étendue de notre effort.

Il ne s’agit pas de triompher, d’avoir raison. La joie en est permise, quand la lutte fut aussi dure ; seulement, il ne faut pas s’y attarder. Ce serait enfantin. Et elle ne saurait être au niveau de l’aventure, que lorsque nous aurons atteint le but réel — qui est de convaincre.

La réussite dans l’ombre ne nous dit rien.

« Ce ne serait pas la vraie justice, dit M. Bard ; la vraie justice est celle qui exige la lumière, la lumière complète, alors surtout qu’il s’agit d’une affaire où sont en jeu les intérêts les plus hauts ».

Et il conclut à l’enquête, la sollicite. Il faut que la Cour, pour statuer, ait communication de toutes les pièces et de tous les dossiers.

« Il n’est pas possible que ce soit l’autorité militaire qui soit juge... Il faut que ces preuves soient examinées avec d’autres yeux et un esprit libre de toute idée préconçue... Ce serait vous faire injure que de penser que vous pouvez vous dérober. Il y a eu déjà assez de défaillances dans cette trop longue série d’incidents déplorables. »

Grand, maigre, le parler doux, le geste sobre, la physionomie grave, l’air ascétique, dans sa robe noire aux plis flottants, Me Mornard dépose, au nom de madame Dreyfus, des conclusions.

Et, sur la gauche, tout blanc, avec ses cheveux crespelés retombant en arrière, sa barbe frisée à l’angle épointé, ses gros sourcils, son teint de vigneron, M. le procureur général Manau se lève.

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Un mot reviendra souvent dans son discours, celui-ci : « les braves gens ». Et son réquisitoire sera non moins que d’un magistrat expert et d’un esprit indépendant, l’œuvre d’un brave homme.

S’il a reçu tout ou partie des trente-sept millions, il n’y paraît pas. Car c’est d’un gros mouchoir qu’il s’éponge le front, et sa robe, à l’omoplate droite, porte une belle pièce — comme une cicatrice.

Il a l’air d’un robin du temps de Charles IX, de ceux qui, imbus de la suprématie de la loi sur l’épée, voire sur le sceptre, rendaient des arrêts et non pas des services.

Il examine les deux faits nouveaux : l’indignité reconnue d’Henry « cheville ouvrière de l’accusation de 1894 » ; la contradiction flagrante, à trois ans de date, des expertises sur le bordereau.

En passant, il raille le style de la fameuse pièce, archi-suffisant à en démontrer la supercherie : il stigmatise l’érection d’une statue au faussaire, la souscription lancée en défi ; il tient un raisonnement dont la conséquence, qu’il ne veut que logique, arrive à être terrible...

Si Henry avait vécu, avait été condamné pour faux et faux témoignage, la revision était de droit, devenait obligatoire. Lui mort, elle n’est plus que facultative mais la volonté de la loi s’affirme, formelle.

Alors, à quelques-uns, cette pensée nous vient, rapprochée d’une phrase du rapporteur : « L’autorité militaire a opposé et oppose encore des résistances à la revision. »

Ne le lui aurait-on pas dit, au prisonnier, que sa fin était « due » en raison de ce qu’allait entraîner son existence, que son cadavre barrerait l’avenir comme le bras de la duchesse de Guise dans les ferrures de la porte ?...

· · · · · · · · · ·

Puis M. Manau fait sourire, rien que par le rappel des oracles du trio : Couard, Belhomme, et Varinard. Le contraste même est piquant, de cette bouche sévère répétant ces aphorismes ahurissants :

« Les experts sont d’autant plus sujets à l’erreur que la promptitude de leur coup d’œil et leur sagacité sont plus remarquables ».

Ils appelaient ça expliquer leur méthode de travail, les malheureux !

Alors, quand on ajoute à ces divagations solennelles les brouillons de lettres d’Esterhazy au général X... quant à ses augures, on arrive à de drôles de réflexions...

que change en méditations davantage austères l’audition de quelques-unes des Lettres d’un innocent.

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Après que M. Manau a conclu, lui aussi, demandant l’enquête pour « la consolation et la joie de tous les braves gens », nous avons, à la reprise de l’audience, la surprise — est-ce bien une surprise ? — d’une lettre du général Gonse, qui proteste contre les propos rapportés par Georges Picquart, et lui donne « le démenti le plus formel ».

On verra.

Me Mornard commence sa plaidoirie, forcément très technique, et s’attachant, comme tous les discours précédents, aux deux faits nouveaux. Il insiste sur ce qu’Henry (qui avait fourni le bordereau) n’en voulut jamais indiquer la provenance ; nommer à personne l’agent de qui il le détenait.

Devant le Conseil de guerre de 1894, il fut le principal témoin, et le plus violent. Il n’est qu’à se reporter à l’incident Gallet, cité par le colonel Picquart, dans son mémoire, pour s’en convaincre.

Il n’avait pas commis qu’un faux, mais trois, pour le moins, puisqu’à la lettre composée, imaginaire, M. Cavaignac déclara, à la tribune, qu’il y avait deux réponses !

Trois faux, trois faux témoignages en justice (Dreyfus, Esterhazy, Zola), et huit parjures — il allait bien « l’honneur de l’armée ! »

La fin de la plaidoirie est renvoyée à demain.

En haut de l’escalier, on me montre un journal.

Déjà, dans la Libre Parole, avaient été données comme devinettes les adresses de MM. Lœw, Manau et Bard.

Ce soir, c’est mieux. On reprend les bonnes traditions employées jadis à l’égard des jurés du procès Zola.

Dans la Patrie sont désignés nominalement, comme corollaire aux menaces qui précèdent, les domiciles personnels des dix-sept conseillers. Une seule porte est exemptée de la croix blanche : celle de M. Vételay, qui ne siège pas en ce moment.

Ainsi, on a fait peur aux bourgeois. Je serais étonnée qu’il en soit ainsi de même avec les magistrats que j’ai vus là.

III

On a l’air de faire de la littérature, lorsqu’on associe le temps, la nue, l’ambiance des choses prétendues inertes, aux agitations de l’humanité.

Et, cependant, cette croyance m’est formelle, qu’une âme ordinaire, invisible, se manifeste en de certains cas ; trahit, à nos faibles sens, quelque chose du mystère dissimulé dans les espaces — et qu’on sent planer au-dessus de soi ; vers qui on lève les yeux aux heures de doute ; vers qui on tend les bras aux heures d’appel !

Avez-vous regardé le ciel, hier matin ? Avez-vous, ouvrant votre fenêtre, été aveuglé de clarté, assailli par le soleil, et enveloppé d’une douceur tiède de printemps ?

Ce n’était pas le presque novembre où nous voici : c’était mars, c’était avril, troublant aux cœurs et grisant aux cervelles ! Une fluidité de bien-être, de renouveau, tombait d’en haut sur les rues comme en fête, pleines de fleurs et pleines de chansons.

Même en voiture, on devait faire glisser le manteau des épaules ; et tout là-bas, le long du quai, les violettes, par grosses touffes, sur les couches de fougères, semblaient non pas l’ultime, mais la prime floraison de la terre, annonçant que c’en était fait des brouillards, des ténèbres et des frimas !

A ceux qui, du fond de l’abîme où la pitié les avait fait descendre, invoquaient la lumière, celle-ci semblait vouloir jeter à profusion, magnifiquement, toutes ses grâces, tous ses rayons, tous ses éblouissements !

Elle réconfortait, elle égayait, elle promettait, elle semblait dire, à qui l’avait souhaitée avec ferveur : « Me voilà. Je suis la forme accessible, la face réelle de cette lueur idéale dont se devaient dissiper toutes les équivoques, dont se devaient éclairer tous les subterfuges, dont se devaient abolir tous les soupçons. Or, regarde s’évanouir les nuages, et mon effort ne rien laisser d’obscur, atteindre jusqu’aux oiseaux de nuit clignant des paupières dans leurs trous... Je suis le reflet et je suis le symbole. Comprends ! Souris ! Espère ! Crois ! »

Et l’on comprenait, en effet. Et l’on souriait, même aux grincheux. Et l’on sentait sourdre en soi, jusqu’à l’étang des yeux, la fleur miraculeuse, aux racines tant meurtries, dans la fange des rancunes et la vase des dégoûts. Et l’on avait la foi, plus encore, à se sentir complice toute la nature bénie !

Tant de lyrisme pour un homme ? Non ; pas même pour des hommes, fussent-ils Zola, fussent-ils Picquart...

Pour une Idée !

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La cour était déserte, où accède la grande grille, et aussi les couloirs du Palais. Lorsqu’il ne s’agit plus que de justice formaliste et sereine, les adversaires s’en désintéressent.

Au premier rang de l’auditoire, toujours fidèle au poste, est madame D..., la spectatrice longtemps demeurée inconnue, que nous avions surnommée la « Dame en blanc ».

Elle fut d’un beau courage pendant les tumultes de l’affaire Zola — et même le grand sabre du jeune lieutenant de Niessen ne l’intimida point. Avec cela verveuse, imaginant de crier, sur le passage du divin Arthur, un : « A bas les juifs ! » dont les huit colonnes du chapeau fameux, comme celles du temple, oscillèrent.

Entre toutes les femmes braves, elle fut la plus brave, militante jusqu’à en acquérir la popularité parmi les assidus ; jusqu’à mériter que sa silhouette fût fixée d’un trait auprès des figures illustres, envers qui elle représenta le chœur antique pour l’anathème ou l’acclamation.

C’est Me Mornard qui parle, achevant sa plaidoirie. Ses dons, ses défauts mêmes, le servent singulièrement. La voix, d’être un peu sourde, gagne un accent de réserve, de discrétion, d’intimité, qui cadre à merveille avec le lieu ; tandis que les inflexions, comme confiantes, comme affectueuses, ont un grand charme de sincérité, un grand pouvoir de persuasion.

Il s’occupe de l’attribution du bordereau soit à Dreyfus, soit à Esterhazy ; et nous donne enfin l’extrême joie d’entendre formuler ce raisonnement dont l’évidence depuis longtemps nous hante : « Si Dreyfus, ainsi que le prétend Esterhazy, s’est procuré (sous le nom du capitaine Brault) des spécimens de son écriture ; s’il s’est employé à l’imiter, à la décalquer, aux seules fins de se décharger sur lui du crime commis, des responsabilités encourues ; s’il a enfin, à sa place, préparé, au cas de surprise, le coupable, comment expliquer que, la surprise venue, l’éventualité réalisée, il ne l’ait pas nommé, n’ait pas désigné sa victime ? »

C’est d’une simplicité péremptoire — et jamais personne n’a trouvé à y répondre.

Le défenseur s’attache aussi à démontrer l’inanité des deux idées motrices du Conseil de guerre de 1898 : respect exagéré de l’autorité de la chose jugée ; estimation que l’honneur de l’armée était lié au maintien du jugement de 1894.

Est-ce que la loi elle-même ne prévoit pas l’erreur ; n’a pas institué toute une jurisprudence aux fins de la réparer ? En quoi l’honorabilité collective peut-elle être entachée d’une méprise, ou même par la faute de quelques-uns ?

J’ajouterai, personnellement, qu’à ce compte-là, il fallait taire les exploits de Géomay et d’Anastay, qui chourinèrent sous l’uniforme. Est-ce que le drapeau de leur régiment a eu la hampe tronquée quand on leur a coupé le cou ?

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De ces souvenirs à Esterhazy, le saut n’est pas très brusque.

Me Mornard s’occupe de lui avec quelque insistance ; démontre quelle sollicitude on lui témoigna ; relève une phrase de la lettre du général Zurlinden au garde des sceaux, à la date du 10 septembre dernier.

Elle est typique, cette phrase. Elle dit (à propos de la non-activité de M. du Paty) : « Bien que des circonstances atténuantes puissent être invoquées en sa faveur, en raison du motif de son intervention » — soit le salut d’Esterhazy !

Et tout le monde s’y emploie ! Comme le fait remarquer judicieusement Me Mornard, tandis que M. Leblois et Georges Picquart sont poursuivis sous inculpation d’avoir communiqué ou connu des dossiers secrets, aucune enquête, aucune poursuite ne résulte de la promenade du document « libérateur ».

C’est la Dame voilée... chut ! C’est Esterhazy... parfait !

Voilà encore une histoire claire !

Comme est claire l’entente entre l’instruction et la défense : les corrections faites de la main de M. de Pellieux sur des lettres d’Esterhazy; et la dépêche du uhlan à Me Tézenas, dont l’audition a soulevé un long murmure de stupeur !

Il y avait de quoi : écoutez :

Paris, 26 août, 5 h. 45 soir.

Tézenas, La Thierraye La Basoche-Gouet (Eure-et-Loir).

Votre abandon me perd, votre présence est le salut. Conseil a sursis à demain pour vous entendre confirmer mes affirmations sur rapports que vous savez et vous entendre confirmer déclarations à vous faites sur partie liée et devant être gagnée ou perdue ensemble. Importance capitale. Mon salut est dans vos mains. On dit que vous me lâchez. J’ai également promis production pièce confiée à Boisandré et à Ménard, ou attestation formelle son existence et son contenu sur les hauts personnages ayant connaissance relations qu’elle certifie.

Venez à tout prix. Si refusez venir, envoyez par votre cousin ou télégraphiquement président déposition attestant formellement propos à vous tenus sur partie liée et attestation formelle, pièce attestant relations et qu’agissais sur indications précises. Me perdez par votre absence que personne comprendra. Où est la pièce ? donnez indications. Allez être cause ma perte ; si veniez, triompherais. Aurions gagné si étiez là. Venez n’importe comment.

ESTERHAZY.

« Partie liée devant être gagnée ou perdue ensemble... agissais sur indications précises. » C’est explicite.

Comme l’est, quant aux prétendus aveux, l’attestation du capitaine Bourguignon, chargé de la garde de Dreyfus, en opposition au propos que nota, après trois ans, le colonel Guérin, qui les tenait du capitaine Anthoine ; lequel les tenait du commandant d’Attel ; lequel les tenait du capitaine Lebrun-Renault !

C’est au capitaine Bourguignon qu’avant la dégradation, Dreyfus annonça qu’il allait crier son innocence. L’officier s’en fut prévenir le général Darras qui répliqua :

— Que voulez-vous ? Je ne puis pourtant pas, comme Santerre, couvrir sa voix par un roulement de tambour.

... Les tambours de Sandherr y ont suffi !

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Après la remise au point des situations respectives du lieutenant-colonel Picquart et du général Gonse — celui-ci en fâcheuse posture ; l’autre chaque jour un peu plus justifié, par les événements, dans la captivité, manœuvre suprême dont le maintien, aujourd’hui, révolte — après réclamation énergique du dossier d’instruction Fabre, quant aux relations qui existèrent entre le général Gonse et le faussaire Henry, Me Mornard termine par un éloquent appel à la raison et au cœur des magistrats.

Il ne parle pas au nom de la haine, mais seulement au nom de la douleur. Il ne demande point le pardon, il demande la vérité. Il dit : « Les convictions sincères ne redoutent pas la discussion. » La Cour se retire pour délibérer.

Et nous demeurons là trois heures, oui, trois heures, dans une attente dont rien ne saurait exprimer la fièvre secrète, l’ardeur concentrée. On jase, on rit... mais les regards de plus en plus fréquemment se tournent vers l’horloge, s’y arrêtent, s’y fixent, s’y incrustent — tandis que circulent les nouvelles les plus contradictoires.

J’ai confiance : il faisait trop beau ce matin ! Encore tout à l’heure, la bande d’azur que laisse entrevoir la croisée, apparaissait limpide et lumineuse.

Le crépuscule, la nuit. On allume les lustres, on apporte les lampes. O Gribelin !

— La Cour, messieurs.

Les visages sont tendus, les mains sont tremblantes. Une immense émotion fait haleter les souffles.

Impassible, M. le président Lœw lit :

La Cour,

Après en avoir délibéré en la chambre du conseil, rend l’arrêt suivant :

Vu la lettre de M. le garde des sceaux en date du 27 septembre 1898 ;

Vu le réquisitoire de M. le procureur général, dénonçant à la Cour la condamnation prononcée le 22 septembre 1804 par le premier conseil de guerre du gouvernement militaire de Paris contre Alfred Dreyfus, alors capitaine d’artillerie ;

Vu les pièces du procès ;

Vu également les articles 443 et 447 du code d’instruction criminelle, modifiés par la loi du 8 juin 1895 ;

Sur la recevabilité de la demande en revision :

Attendu que la Cour est saisie par son procureur général en vertu d’un ordre exprès du ministre de la justice, agissant après avoir pris l’avis de la commission instituée par l’article 444 ;

Que la demande rentre dans le cas prévu par le dernier paragraphe de l’article 445 ; qu’elle a été introduite dans les délais fixés par l’article 444 ; qu’enfin le jugement dont la revision est demandée a force de chose jugée ;

Sur l’état de la procédure :

Attendu que les pièces produites ne mettent pas la Cour en mesure de statuer au fond, et qu’il y a lieu de procéder à une instruction supplémentaire ;

Par ces motifs, la Cour :

Déclare la demande recevable ;

Dit qu’il sera procédé à une instruction supplémentaire ;

Dit qu’il n’y a pas lieu, quant à présent, de statuer sur la demande du procureur général tendant à la suspension de la peine.

Ce ne sont pas des bravos, c’est une belle rumeur de gratitude et de respect qui monte vers les juges.

Des mains s’étreignent, mains de camarades avec qui l’on a peiné, souffert ; avec qui l’on a mangé le pain de l’injure et bu le fiel de la calomnie !

Moi, je suis payée ; et si somptueusement que j’en ai ressenti un rare bonheur !

Devant le Palais, un jeune homme a dit, me désignant à d’autres :

— C’est Séverine... qui a combattu pour la justice !

M. Judet et ses trente-sept millions n’auraient pas trouvé ça !

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