Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
II
LA JOURNÉE DU BÂILLON
8 février.
Une phrase qui tombe et retombe, avec l’absolutisme mécanique d’un piston de machine : « La question ne sera pas posée. »
Elle hache tout le débat, le martèle, le seconde ; indique bien, par la répétition du rythme en leit-motiv, quels sont l’accord impérieux des volontés, l’harmonie tacite entre les complicités et les effrois.
Dans l’assistance, M. Henri Rochefort, ricanant, dévisage Émile Zola; s’efforce à surprendre s’il souffre ; et si sa dignité saigne, et si sa fierté défaille...
Madame Dreyfus comparait, si étonnamment ressemblante d’allure générale, avec ses bandeaux plats, son air de réserve, à madame Carnot, plus jeune.
Que son mari soit ou ne soit pas coupable, elle et les enfants sont bien réellement des victimes. Elle n’est pas de ma religion, pas de ma race même, si l’on veut : mais les Chinois non plus, qu’on m’a fait racheter jadis par le Sou de la Sainte-Enfance, ni les noirs, sur qui m’ont fait tant pleurer Bernardin de Saint-Pierre et Beecher Slowe, n’étaient point de ma race ! Et si je n’aime pas plus la couleur de leur peau que je n’aime, en général, l’esprit juif, ce ne m’était pas raison à approuver qu’on les suppliciât !
Et c’est vraiment une suppliciée, cette pseudoveuve, au nom déshonoré ! Ici même, aujourd’hui, cela se continue. Elle a dû affronter tous les regards, traverser toutes les malveillances pour venir à la barre, immobile, muette, tiraillée entre la défense et l’accusation, l’une voulant qu’elle parle et l’autre qu’elle se taise.
Elle est vêtue de noir, presque de deuil ! Sa jaquette d’astrakan, cependant bien simple, offusque quelques charitables « aryennes ». L’une se penche et dit à sa voisine, exprès assez haut, sur le passage de la malheureuse, pour être entendue d’elle :
— C’est, sans doute, la dernière pelisse de son mari ! (sic.)
M. Esterhazy, hier présent, aujourd’hui absent, par lettre déclare qu’il estime n’avoir pas à répondre à la citation de M. Zola, « simple particulier », suivant « une voie révolutionnaire ».
Ah ! celui-là !... je le rappelle, c’est de l’avoir vu juger, au Cherche-Midi, que j’ai commencé de croire à l’innocence de Dreyfus !
M. Leblois dépose, fluet, mince, desservi par la faiblesse de son aspect et la débilité de son accent. Toutefois, aucune variante n’infirme ses dires, très nets, très formels : quant aux faits pour lesquels Georges Picquart, son ami, recourut à lui comme avocat : le piège des télégrammes « Blanche » et « Speranza. »
Et Marcel Prévost tient M. Leblois, son compagnon presque d’enfance, pour une des âmes les plus scrupuleuses qu’il soit possible de rencontrer. Il soutient de faits ses affirmations ; cite, à l’appui de ses dires toute une carrière de devoir, de dévouement et d’abnégation.
M. Scheurer-Kestner, robuste, haut, droit comme un sapin des Vosges sous la neige de Noël, se dresse à son tour à la barre. Il a bien l’aspect sombre et sain des arbres de là-bas ; et sa voix est profonde et grave comme le vent qui s’engouffre dans les défilés.
On lui reproche de ne pas être espiègle : on a raison. Mais était-il nécessaire qu’il le fût ?
Avec lui, l’Alsace, le protestantisme, sont en suspicion : l’une et l’autre s’étant passionnées pour cette cause. Il est des gens qu’il fait rêver de dragonnades ailleurs que dans les Cévennes... les fervents de Saint-Barthélemy !
Remarquez cela : quiconque n’est pas catholique, ici, est suspect.
Il récite, de mémoire, les lettres du général Gonse au colonel Picquart ; qu’à l’insu de ce dernier lui a communiquées M. Leblois, et que l’Aurore a publiées ce matin. Une phrase fait tressaillir l’auditoire : « Au point où vous en êtes arrivé de votre enquête, il ne s’agit pas d’éviter la lumière, bien entendu, mais il s’agit de savoir comment l’on arrivera A LA MANIFESTATION DE LA VÉRITÉ. »
Et Georges Picquart de répondre avec une rare intuition :
Mon général,
» Je vous ai déjà averti que nous courions à un grand scandale, à un gros bruit où nous n’aurons pas le beau rôle si nous ne prenons pas les devants. Le numéro de l’Éclair d’aujourd’hui confirme mes appréhensions : car, si nous attendons encore, le scandale est là : nous n’arriverons pas avant. »
M. Casimir-Perier ex-président de la République, lequel n’a pas dédaigné d’obéir à la convocation légale méprisée et déclinée par tant de témoins militaires, se fait acclamer pour une parole qui, à cet égard, en veut dire long :
— Je suis un simple citoyen au service de la justice de mon pays.
Pour le reste, il se retranche derrière le secret professionnel.
M. de Castro, sans rien savoir sur le fac-similé du bordereau publié par le Matin, a reconnu de suite, aucune hésitation n’étant permise, l’écriture de Walsin-Esterhazy.
Et nous sortons. On se bat dans les couloirs. Le calme d’hier ne pouvait durer : « c’était scandaleux. » On y a paré.
Le Palais se trouve soudain envahi par une cohue qui m’est familière. Il y a là-dedans des visages de connaissance — les « allumeurs » — qui, sous mon regard, détournent les yeux, gênés. Pourquoi ? Les pauvres diables ! Il faut bien que tout le monde mange !
Mais il ne faudrait point non plus que, par conscience, ou y prenant goût, ils écharpent tout à fait Zola. Ses amis l’ont poussé dans le vestiaire Bosc ; tandis que quelques énergumènes assomment un tout jeune homme, un isolé, M. Genty, préparateur d’examens, accusé par eux, malgré qu’il s’en défende énergiquement, d’avoir crié : « A bas la France ! »
Mais il a crié « Vive Zola ! » — Et il fallait bien justifier les coups ! Ceci fera école.
Et soudain, Zola réapparaît, entouré de sa poignée de fidèles. Malgré tout ce qu’on peut lui dire, myope, gauche, pâle, mais le menton têtu, il se dirige vers la porte de la façade, en haut du grand escalier.
La foule l’encombre ; et aussi la cour ; et aussi le boulevard, trottoirs et chaussées, jusqu’à l’Hôtel-Dieu !
Il y fonce, il y sombre. Le ciel est bas, le jour expire. Vous souvient-il, dans Salammbô, du dernier chapitre : Mathô descendant un escalier comme celui-ci sous les coups de la populace ?
On y songe... et on tremble. Moins pour lui, encore, que pour l’honneur de ce pays ! D’ici, c’est seulement son sillage furieux qui est indice de sa présence. Une voiture qu’entourent les agents ; un cheval qui se cabre, puis part au galop...
— A mort, Zola ! A l’eau ! A la Seine !
O France !