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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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LE TROISIÈME PROCÈS D’ÉMILE ZOLA


 

Il fait chaud : on n’a vraiment pas la force de se haïr ! Les colères fondent, les rancunes s’affaissent... le coup d’œil agressif s’achève en coup d’œil langoureux.

Il faudra Déroulède (qui me semble dépourvu de fossettes) et l’incandescent Marcel Habert, tous deux à l’aise dans ce four crématoire, pour qu’un peu d’animation réveille les torpeurs, vienne rappeler qu’il est nécessaire de se chamailler.

C’est dommage la fraternité de l’étouffement régnait ! Accusés, plaignants, défense, partie civile et auditoire, dans les yeux de chacun cette pensée se lisait : « Si on plantait là tout le baluchon pour s’en aller ensemble, à l’ombre, prendre quelque chose ? Peut-être, dans la fraîcheur et les coudes sur la table, arriverait-on à s’expliquer... bien mieux qu’ici ! »

Mais ces pensées conciliatrices, ces rêves édéniques, tôt se devaient dissiper : on ne s’était pas dérangé pour ça ! Quand l’appareil de la justice entre en mouvement, il faut qu’il fonctionne, fût-ce à vide, fût-ce à blanc !

C’est ce qu’on se dit sur le trottoir, où le soleil menace de fondre l’asphalte ; c’est ce qu’on se dit à l’intérieur de la salle, où la température dépasse l’étiage des vers à soie. Alors, on se résigne...

Mais la résignation ne va pas sans lutte. A la tribune de fond, à l’ « orgue » comme nous disons, la lutte se traduit, multicolore, vivace, jolie, parle papillonnement des éventails.

En bas, c’est moins gracieux ; les cols se tendent, les visages s’empourprent, l’impression s’accentue : qu’on voudrait bien « être ailleurs. »

Le vitrage surtout est terrible, qui transforme la salle en atelier de photographe ; au travers des carreaux la lueur darde, aveuglante — et brûlante aussi !

A tel point que Georges Clemenceau s’insurge ; déclare qu’il veut bien être jugé, condamné, mais pas cuit, rissolé à la chinoise.

Alors, on fait changer les accusés de côté, jusqu’à ce que s’interpose, là-haut, comme un nuage passant sur l’astre, la silhouette du tapissier, requis pour la circonstance au nom de la loi.

Dans son zèle, il a décroché les rideaux de fenêtre : on en distingue les anneaux, les cordons de tirage ; puis des toiles à matelas. Désormais, quand la discussion juridique sera trop ardue, on aura de quoi se distraire, en levant les yeux pour suivre les progrès de l’opération.

Et quand les rayons auront tourné, quand le président lèvera l’audience, ce sera tout à fait fini — ô symbole des lenteurs judiciaires !

Ce qui se passe ? Oh ! tenez-vous bien à le savoir ? Les à-côtés sont bien plus amusants.

Voici le colonel Picquart, accompagné de deux inspecteurs de la sûreté, qui fait une entrée plutôt sensationnelle. Il a son calme visage, son tranquille sourire ; cet air de quiétude, de confiance, de force morale, de douceur, qui en font vraiment, dans le trouble contemporain, une physionomie à part.

Voilà le « malfaiteur », le « monstre » : Émile Zola, aussi bien pacifique, point changé, ayant même perdu de sa nervosité, pris l’assurance imperturbable dont se précède la victoire.

Et la séance débute par le dépôt des conclusions des plaignants.

1° M. le général de Luxer, commandant la 141e brigade d’infanterie, demeurant à Paris, rue de Staël, n° 1.

2° M. le colonel de Ramel, commandant le 24e régiment d’infanterie, demeurant à Paris, avenue Bosquet, n° 10.

3° M. le colonel Bougon, commandant le 1er régiment de cuirassiers, avenue du Trocadéro, n° 12.

4° M. le lieutenant-colonel Gaudelette, de la garde républicaine, caserne des Célestins.

5° M. le lieutenant-colonel Marcy, au 1er régiment du génie à Versailles.

6° M. le commandant Rivais, ci-devant au 12e régiment d’artillerie à Vincennes, actuellement sous-directeur de l’école de pyrotechnie à Bourges.

7° M. le commandant Leguey, du 113e d’infanterie à Paris, 85 bis, avenue Gambetta.

A être reçus partie civile « tant comme ayant composé le conseil de guerre, tant que, au besoin, en leur nom personnel, ce à titre individuel ». On pense si Labori réplique du tac au tac, demandant juste le contraire.

Et l’on pense également si la Cour s’empresse de rejeter ses conclusions, par un arrêt dont voici l’attendu :

« Attendu en substance que si, en principe, les corps constitués ne peuvent agir qu’à la condition d’avoir la personnalité civile, il n’en est pas ainsi en matière criminelle. »

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Mais, auparavant, Labori, Me Las Cases, M. le procureur général Bertrand, ont développé chacun leur thèse, et échangé quelques aménités. Labori est dans un bon jour. Ce que ressentent tous les clairvoyants, il l’éprouve. A quoi sert de se fâcher ? Le temps marche, et avec lui les événements. Chaque jour suffit à sa peine et à sa récolte d’indices nouveaux.

Aussi, sa bonhomie, sa belle humeur sont extrêmes ; n’ont d’égale que la parfaite urbanité de M. le Premier.

On nous l’a changé, celui-là ! Si belliqueux, il y a deux mois, le voici seulement spirituel avec une pointe d’ironie — tournée vers qui ? Peut-être bien contre le destin moqueur, disposant à sa guise de l’opinion.

M. Bertrand, lui, ne dérage pas. On m’affirme que hors cette frénésie accidentelle, c’est un aimable homme. Je veux bien le croire... mais que la violence convient donc mal à ceux dont l’ordinaire pondération dissimule les défauts et met en relief les qualités !

Voix forcée, geste forcé ; de l’emphase et rien au fond, même pas la vibration d’un élan sincère ; ah ! « vindicte publique » combien vous apparaissez factice, tout artificielle et de convention !

Quant à Me Las Cases, la charité chrétienne m’interdirait d’en parler, si l’obligation professionnelle ne m’y contraignait.

Courtaud, mastoc, le teint enluminé, il a l’air d’un œuf rouge à barbe — d’un œuf même pas dur : mollet ! Il dit d’une voix banale, des choses vulgaires ; tandis que sa manche de chemise, écussonnée d’un trop gros bouton d’argent, émerge.

Il sue beaucoup...

Quant au procureur général, une trouvaille de mot le met hors pair ; déchaîne la joie silencieuse, et légèrement féroce, des intellectuels présents. Il dit que Zola, pour échapper à la responsabilité de son acte, s’est jeté dans le « maquis de la procédure ».

On ne le lui fait pas dire ! Et, chez les subversifs, d’entendre un magistrat proférer tel blasphème, la satisfaction est intense. Il va bien, le « compagnond » Bertran !

Une autre phrase est à retenir, de Labori, dans l’ordre sérieux, alors. C’est quand il déclare que jamais Zola ne se retranchera derrière la nullité de la citation ; qu’il est prêt, aujourd’hui comme hier, comme demain, à affronter le débat, pourvu qu’il soit plaidé à fond ; que l’ensemble de son article, des faits qui l’ont motivé, soit visé, discuté — et non morcelé misérablement.

Puis il dépose des conclusions tendant à établir, selon le rapport de M. Chambaraud, à la Cour de cassation, la connexité, l’indivisibilité de certains faits, ramenés dans la citation et ceux figurant dans ses significations, paragraphe B.

Bien entendu, la Cour rejette.

Alors, Labori lui demande acte de ce que MM. Zola et Perrenx se vont pourvoir en cassation.

C’est accordé, mais, en même temps, la Cour juge que l’arrêt précédemment rendu est un arrêt préparatoire et d’instruction, donc non suspensif, et ordonne passer outre aux débats.

— Nous avons l’honneur de faire défaut, déclare Labori.

En conséquence, accusés et défenseurs quittent l’audience.

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Ici se place l’intermède.

Alors que nous somnolions, doucement bercés dans ce flot de subtilités juridiques, une voix tonne, de la tribune

— Hors de France ! Allez-vous-en !

C’est quelqu’un, là-haut, qui a une crise.

D’en bas, M. Hubbard répond :

— Faites sortir les gueulards !

— Qui a dit cela ? rugit Déroulède, qui franchit trois dames, deux bancs, et six chaises, pour se venir pencher sur la balustrade.

— C’est moi ! réplique M. Hubbard.

— Lâche ! Misérable ! Vendu aux Juifs !

Ce sont les enfants qui s’amusent : Marcel Habert et Déroulède. Ils n’y tenaient plus, ces chers petits, d’être restés si longtemps tranquilles !

On se bouscule, on s’injurie. Le président entre, et menace. Puis Me Ployer prend la parole ; M. le procureur général lui succède et la Cour, après une brève suspension d’audience, condamne Zola et Perrenx, par défaut, au maximum à un an de prison et 3,000 francs d’amende, par un arrêt dont voici les attendus principaux:

« Considérant qu’il est établi et fondé dans les termes mêmes de la lettre adressée au président de la République du 13 janvier 1899, publiée dans l’Aurore, que les inculpés se sont rendus coupables du délit de diffamation relevé contre eux;

» Que cette diffamation, dont les prévenus ont calculé froidement l’extrême gravité, a profondément troublé les esprits et suspendu les affaires;

» Qu’elle est encore aggravée par l’attitude des prévenus qui semblent, l’un et l’autre, en vouloir prolonger les désastreux effets, au risque d’amoindrir dans l’armée la confiance des soldats pour leurs chefs et d’abaisser la discipline, qui est la base essentielle de toute bonne organisation militaire ».

· · · · · · · · · ·

On s’en va. Il paraît qu’on s’est cogné tout à l’heure, entre soi, ou avec la police, lors du départ de Zola.

Les militaires acclament Déroulède, mais tout de même :

Nous n’irons plus au bois,

Les œillets sont coupés !

On a de plus en plus chaud. On s’en va boire de vagues limonades, tandis que deux cris se répondent, au lointain.

— Vive l’armée !

— A bas la Cavagne !

Des gens passent, emmenés au poste.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait, qu’est-ce qu’ils ont fait ? interroge la foule curieuse.

... Ils ont crié « Vive la République ! »

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