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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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LA JOURNÉE DU « COUP DE MASSUE »

17 février.

Une séance inénarrable, telles que durent être les assises du tribunal révolutionnaire ; un auditoire soulevé de passions diverses, échangeant des invectives, tout prêt d’en venir aux mains — et, pour les quelques rares observateurs en possession de leur calme, doués d’un peu de philosophie, un spectacle de démence dont les mots ne sauraient que faiblement rendre l’inanité.

Que s’est-il donc passé  ?

Ceci.

Depuis le début du procès, l’élément militaire est outré d’avoir à comparaître et à répondre, d’être assimilé, sous le joug de la loi commune, à l’élément civil.

De jour en jour, cette exaspération n’a fait que grandir. Habitués à exercer une autorité presque sans limites, à ne rencontrer jamais aucune sorte de résistance, les officiers ont pris toute question pour une offense et toute réserve dubitative pour un outrage personnel.

Les commentaires de la presse, les manifestations de l’auditoire, les potins de corridor, ont envenimé le malentendu, préparé l’éclat.

Toutefois, quel qu’en fût leur énervement, les généraux avaient supporté, sans briser les vitres, les confrontations avec des « pékins ». Mais, aujourd’hui, ils se sont rencontrés à la barre, contradictoirement, avec un subordonné, leur égal devant la justice !

De quelque façon respectueuse que le soldat remplit son devoir de citoyen, on s’imagine sans peine les révoltes de la hiérarchie, les colères de l’autorité !

Là constatation d’une équivoque, d’une confusion, quant à la date du bordereau, est venue encore attiser l’incendie, mettre le feu aux poudres !

C’était après la fin de la démonstration de M. Moriaud ; la douce réapparition de Couard et de Varinard ; un retour agressif de M. de Pellieux ; les témoignages de MM. Géry et Héricourt, d’une science si approfondie et concluant ainsi que leurs collègues.

Quand, soudain d’une controverse apparut ceci : Tout le monde croyait, dans les bureaux de la guerre que le bordereau était d’avril ; les généraux, aujourd’hui, attestent qu’il est de fin septembre ; et le rapport d’Ormescheville le faisait remonter à février.

Que croire ? Qui trompe-t-on ici ?

On n’arrive même pas à savoir si le lieutenant-colonel Picquart fut, oui ou non, délégué au procès Dreyfus par le ministre de la Guerre. On n’obtient, des trois témoins, que l’assentiment du silence.

Quant au rapport d’Ormescheville, dont, paraît-il, la publication fut incomplète, le point s’éclaircira plus tard. 1

La contradiction flagrante relevée au sujet de la date du bordereau a passionné les esprits ; pendant la suspension d’audience, se tient un véritable meeting.

Mais quelle fureur de prosélytisme agite donc tous ce gens-là ! J’ai une petite idée, moi aussi, mais sans la démangeaison de la faire partager à personne. On ne convainc pas, dans le charivari des querelles, le tohubohu des gestes, la mise en scène des colères ou des indignations.

Tandis que des injures et presque des horions s’échangent, trois vers de Hugo me chantent en mémoire :

 
Oh ! je sais qu’ils feront des mensonges sans nombre,
Pour s’évader des mains de la vérité sombre !
Qu’ils s’en iront en disant : « Ce n’est pas moi, c’est lui ! »

· · · · · · · · · ·

A la reprise d’audience, M. le général de Pellieux s’est avancé vers la barre.

— La défense a lu tout à l’heure, publiquement, un passage du rapport du commandant d’Ormescheville qui n’avait été lu en 1894 qu’à huis-clos.

» Je demande alors à parler... Je répéterai le mot si typique du colonel Henry ; on veut la lumière : « Allons-y ! »

» Au moment de l’interpellation Castelin, il s’est produit un fait que je tiens à signaler. On a eu, au Ministère de la Guerre, la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus. Et cette preuve, je l’ai vue !

» Au moment de cette interpellation, il est arrivé, au Ministère de la Guerre, un papier dont l’origine ne peut être contestée et qui dit — je vous dirai ce qu’il y a dedans : « Il va se produire une interpellation sur l’affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations que nous avons eues avec ce juif. »

» Je l’affirme sur mon honneur, et j’en appelle à M. le général de Boisdeffre pour appuyer ma déposition.

» Voilà ce que je voulais dire. »

Sur le visage de celui qui sait tout, quelque chose d’indéfinissable a passé. Et dans la foule des exclamations, des cris, des bravos, des défis, des insultes, nous demeurons irréductibles, méfiants, dans l’attente...

Labori, Clemenceau se dressent au banc de la défense :

— Cette pièce, qu’on l’apporte ! Le fait est postérieur au jugement de 1894. Il n’y a pas de huis-clos. Un document, quel qu’il soit, ne constitue pas une preuve, s’il n’a pas été discuté. Les affirmations, les paroles de soldat ne suffisent pas ! C’est trop d’équivoques à la fin.

Mais les généraux sont lancés.

— La revision ? s’écrie M. de Pellieux. La communication de la pièce secrète n’est pas prouvée !

— Si ! Si !

Ces cris jaillissent de toutes parts. Les exclamations, les interpellations se croisent :

— Demandez à M. de Salles !

— Hé ! bien, et Me Démange ?

— Et le distinguo du général Mercier ?

C’est un tumulte sans nom ! et comme Labori se refuse à continuer le débat avant que M. de Boisdeffre (qu’on est allé chercher) n’arrive; comme M. de Boisdeffre n’arrive pas, le président, très sagement, lève l’audience... sans que personne ou presque personne, se soit aperçu de l’entrée et de la sortie du témoin sensationnel : le commandant Esterhazy.

Extérieurement, la cohue du second jour, de nouveau mobilisée, racole les passants, s’adjoint les badauds, et hurle.

Vendredi ! qu’apportes-tu, paix ou guerre, dans les vingt-quatre plis de ton manteau ?

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