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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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LES NÔTRES !


Rennes, 17 août, 1899.

Aujourd’hui, après le défilé de tous les byzantins à trois étoiles — ô Grande Muette, par eux devenue si bavarde ! — les nôtres ont commencé d’entrer dans l’action.

Bertulus, Picquart, le juge, le soldat, qui, au-dessus de toute discipline, au-dessus des intérêts de caste ou d’individus, mirent le respect de leur conscience, le souci de la vérité !

Après eux, ce sera le commandant Hartmann, le capitaine Freystætter, et Forzinetti, le doyen héroïque qui, sans savoir où il irait, ni ce qu’il deviendrait, sacrifia le gain de son courage, le prix de son effort, le poste où sa retraite avait trouvé honneurs et repos.

Tandis que Scheurer-Kestner, qui fit l’abandon de sa vice-présidence et du calme de sa vie ; tandis que le professeur Grimaux, qui risqua, perdit, la fonction occupée depuis tant d’années, et sa seule fortune, relèvent à peine du lit de souffrance où, de tant d’épreuves, s’abattit leur vieillesse troublée ; tandis que Labori, échappé tantôt à la maladie que lui valut le surmenage, retombe sous la balle d’un fanatique...

Ce sont là des actes volontaires, des périls sciemment encourus. Pas un de ces hommes, magistrat, officier, savant, fonctionnaire, qui n’ait su d’avance où il allait, ce qu’il faisait ; qui n’ait abdiqué, superbement, ses espoirs personnels à un idéal supérieur.

MM. Manau, Lœw, Bard, Ballot-Beaupré, âgés pour la plupart, s’étaient aussi offerts aux traits du soupçon, de l’injure, de la calomnie plutôt que de mentir à leur scrupule.

Et tant d’autres, dans l’Université, dans l’Armée, dans la Littérature, dans la Science, disgraciés, dépossédés, en suite du geste dont se proclamait la conviction !

Et Zola !

Ce sont les nôtres, comptez-les : le bataillon des intrépides pacifiques, de ceux que l’esprit de libre examen a amenés à discuter un dogme de plus, à se passionner — ces calmes ! — à se dévouer !

Aujourd’hui, sortant de l’audience, on n’était pas seulement content : on était fier. Le juge avait prononcé des paroles qu’un Séguier n’eût pas désavouées ; du soldat, Marcel Prévost avait pu dire : « Voilà le premier Ministre de la Guerre qu’on a entendu jusqu’ici. »

Mais, plus encore que l’autorité de l’accent ou la sûreté de la dialectique, c’était l’abnégation de Picquart, une fois de plus affirmée, qui remuait les cœurs.

Car il n’était plus l’oiseau bleu des légendes, le chef vêtu d’azur et chevronné d’argent. De la mort de ses rêves il avait pris le deuil ; et ses habits civils, « comme tout le monde », le pauvre monde, convenaient mieux à son âme nouvelle, affranchie...

Cependant il fut payé : je l’ai vu recevoir son salaire.

Quand il survint, le regard fixe, le front haut, les joues blêmes, de ce pas que je lui vis pour la première fois au Cherche-Midi, lors du simulacre du procès d’Esterhazy, alors qu’il marchait à l’outrage, à la persécution — à la gloire ! — je détournai de lui mes yeux pour observer Alfred Dreyfus.

Et je vis soudain (miracle plus touchant que ceux des légendes !), dans les prunelles comme vitrifiées par la douleur, monter quelque chose d’ineffable, d’indicible, l’expression d’abandon et de gratitude qu’aurait un crucifié pour celui qui le déclouerait !

Chez les autres, jusqu’ici, qui se sacrifia ? Où sont vos hosties vivantes ? Où sont vos héros ?

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