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Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus

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HEURES D’ANGOISSE


Rennes, 8 septembre 1899.

6 heures matin.

Dès l’aube, une fièvre, par les rues endormies. Le soleil se lève sur un déploiement de forces qui, pour Paris, serait minime, mais qui, dans ce cadre étroit, apparaît formidable.

Le pavé herbu résonne sous le pas lourd des fantassins, que rythme le sursaut des armes ; sous la marche cassante des chevaux, qu’accompagne, en heurts légers de cymbales, le choc des sabres contre les éperons.

Campements ici, campements là ; armes en faisceaux, montures en groupes. Rue du Pré-Botté, une jument tire sournoisement, du bout des dents, une salade de derrière la voiture d’un maraîcher.

Des silhouettes falotes de camelots errent, déplacées, pourchassées, devant l’entrée, jusque sous le porche de l’église de Tous-les-Saints.

8 heures.

Comment a-t-on pu parvenir jusqu’ici, dans la salle, à travers tant de barrages, tant de postes, un tel filtre de surveillance ?

Je ne m’en plains pas : on a raison. J’ai toujours préféré les mesures préventives aux répressions tardives, conséquemment incohérentes et barbares.

Puis, dans l’état d’esprit où nous sommes, rien, véritablement, ne nous est plus : que le dénouement de l’aventure — en tant que pitié pour l’homme — et reprise (cette étape accomplie, sous la même impulsion, vers des buts davantage reculés) de la marche en avant. D’autres souffrent et invoquent, au loin, tourmentés par d’identiques abus, tortionnés par les pareils bourreaux.

Aussi l’on écoute Me Demange avec une sympathique impatience. Une telle hâte nous possède, une telle tension de notre être est vers la conclusion, que l’on écoute, comme en un rêve, défiler les périodes et les arguments.

10 heures.

Dans la cour, pendant la suspension d’audience, plus de gravité, moins d’abandon qu’à l’ordinaire. Quelque chose de solennel plane, assourdit les tons, raidit les maintiens. Cependant, les propos échangés sont de haute importance.

On discute le communiqué du Moniteur de l’Empire ; la reproduction, dans la partie officielle, du démenti que formulèrent M. de Bulow à la tribune du Reichstag, M. de Munster, ambassadeur, ici. C’est la réponse indirecte, et cependant formelle, du souverain au défenseur qui lui rendit cet hommage mérité de penser qu’un monarque était aussi un homme.

En ressentons-nous de la joie ?... Oui, si cela peut influer sur le sort du pauvre être, après qui s’acharnent tous les carnassiers de la haine. Mais, en même temps, une tristesse humiliée nous étreint le cœur. Il n’est tombé du dehors qu’une parole de miséricorde, il ne s’est fait qu’un geste samaritain, hélas ! — et c’est de là qu’il vient !

Alors, on se prend à espérer des choses folles : l’abandon de l’accusation, un élan de cœur ?

Ah ! poursuiveurs de chimères !

... Edgar Demange reprend sa plaidoirie.

Midi.

Le défenseur a terminé.

Cela va-t-il finir ? Allons-nous donc sortir d’ici le cœur allégé ?

Ce serait trop simple, trop beau. Jusqu’au seuil de l’enfer, jusqu’au geste d’évasion, il y aura en ceci d’atroces mesquineries. M. le commandant Carrière entend protester, réclame que la séance soit levée, puis reprise, afin que deux heures s’écoulent, que l’émouvante impression de la défense ait le temps de s’atténuer.

Bonne âme ! pitoyable vieillard !

3 heures.

M. le commandant Carrière n’a élevé la voix que pour tâcher encore de tuer la compassion dans le cœur des juges, requérir un arrêt implacable.

Me Demange adjure en quelques mots le Conseil d’être favorable; Dreyfus, d’une voix rauque, crie encore son innocence, et nous voilà dans la salle immense murmurants, anxieux, à bout de forces.

Les impatients sont dans la cour, s’agitent pour tromper leurs nerfs.

4 heures 50.

Le tribunal militaire rentre. Dix ans de détention, des circonstances atténuantes à cet innocent.

Soit ! nous acceptons.

La séance continue...

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