Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
L’AFFAIRE PICQUART ET LEBLOIS
Que font ces deux hommes en correctionnelle ?
Voici, L’un, officier de l’armée française, ayant agi avec l’assentiment de ses chefs et se voyant soudain désavoué, disgracié, dépêché au loin, en butte à toutes les intrigues, en proie à tous les pièges, en objet à tous les traquenards, a usé de son droit d’homme, de son droit de citoyen, pour se confier — sous le sceau du secret professionnel — à un membre du barreau.
Depuis quand (et à quelque hiérarchie qu’on appartienne) est-il interdit de recourir aux offices de l’avocat ? Il appartient à la trinité sacrée dont le prêtre et le médecin sont les deux autres incarnations. Lui aussi, hors le prétoire, a fait vœu de silence.
Et voyez-vous qu’on éloigne, de la science ou de la foi, les porteurs d’uniforme, sous prétexte, que soit dans la fièvre, soit dans la contrition, ils pourraient révéler des secrets d’État ?
Henry avait peut-être son confesseur. Du Paty a sans doute le sien. Quoi qu’ils aient murmuré, au tribunal de la pénitence, se serait-on avisé de les poursuivre, et aussi l’auditeur, pour divulgation de secrets d’État ? Si Henry, se frappant la poitrine, avait avoué : « Mon père, j’ai fait un faux ! » s’imagine-t-on l’odieux et le ridicule de l’intervention judiciaire à ce sujet ?
En semblable occurrence, le Barreau vaut l’Église et la Faculté : on insulte l’honneur du Barreau !
Mais Leblois a parlé, le prêtre fut indiscret, le praticien fut bavard ? D’accord. En quoi cela concerne-t-il le client, le pénitent, ou le malade ?
Tandis qu’il faut même chercher, dans la seule action délictueuse (relevant exclusivement du Conseil de l’Ordre, de la juridiction professionnelle, et déjà frappée par ses soins), quel en fut le mobile, la portée, et le confident — l’honorable M. Scheurer-Kestner, alors vice-président du Sénat ; encore et toujours, suivant l’expression de Labori, « un des hommes les plus estimés de la République » — tandis que, même sur ce point, les avis sont partagés, comment admettre que puisse encourir aucune sorte, aucune part de responsabilité, celui qui, suivant les rites légaux dans les limites permises, se fia... et ne participa ensuite nullement à la transmission de ses paroles ?
Ceci déjà (origine, base, motif de l’intervention judiciaire), est déjà inepte et criminel.
Pour s’y résoudre, il a fallu :
1° Ne pas tenir compte de la déposition de M. de Pellieux, attestant que « par communication à Leblois », il avait entendu accuser le colonel Picquart, non pas d’avoir montré les pièces du dossier Esterhazy, même pas d’en avoir indiqué l’espèce ou la source, mais d’en avoir résumé le sens ce qui est, on en conviendra, un peu différent, et échappe à toute répression légale;
2° Passer sous silence la persistante protestation de M. Leblois, déclarant avoir agi de sa seule initiative, sans même en avoir avisé l’intéressé.
A ce prix, on a pu agir.
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Et encore, on ne l’a pas osé !
Il a fallu se contenter des bagatelles de la porte... et rien ne se peut voir d’aussi curieux, d’autant piteux (j’allais écrire de plus navrant) que la reculade du ministère public, arguant de son scrupule pour se dérober aux conséquences de sa propre décision.
C’étaient les accusés qui demandaient à être jugés, quoi qu’il en dût résulter, acquittement ou condamnation. C’était l’accusateur qui déclinait l’offre ; s’inscrivait contre leur zèle gênant, leur hâte intempestive ; sollicitait l’attente après avoir provoqué l’action !
Ses phrases ? Ah ! qu’importe ! Elles étaient lointaines, comme prononcées à l’autre bout du Palais ! Elles bourdonnaient, inutiles, comme un essaim de mouches. On ne distinguait que la silhouette noire au geste de refus ; on ne retenait que ce désir d’abstention.
Il justifiait le tout, on devine par quoi : les nouvelles poursuites contre le colonel Picquart ; la réapparition de l’autorité militaire, impatiente évidemment de ressaisir son otage contre la revision, d’en immoler l’honneur, pour le moins, aux mânes de « l’admirable soldat », de l’être de dévouement, de probité, de franchise, et de délicatesse, au « martyr du devoir » que fut le faussaire Henry — gloire de l’armée française, n’est-il pas vrai... comme le Hulan ?
Juger Picquart ? Oh ! l’imprudence ! Leur Justice a besoin de mitaines, et elle se chausse à Poissy. La réalité matérielle, tangible, visible, n’est que secondaire. L’intention prime la preuve...
Sans doute comme la force prime le droit.
« Qu’a fait M. le colonel Picquart, étant chef du bureau des renseignements ? Il a fait une enquête contre le commandant Esterhazy. Je lui reproche, ayant fait cette enquête, de l’avoir divulguée à Me Leblois, d’avoir dit notamment à Me Leblois que cette enquête qu’il avait faite contre le commandant Esterhazy, étant chef du bureau des renseignements, au ministère de la guerre, contenait une pièce qui, à ses yeux, admet la culpabilité du commandant Esterhazy. Voilà l’acte de divulgation que je lui reproche et qui constitue le délit relevé à sa charge.
» Qu’est-ce que je reproche à M. Leblois ? Ayant pris ces renseignements, de les avoir divulgués à M. Scheurer-Kestner : voilà le délit que je lui reproche.
» Mais pour apprécier cet acte matériel de divulgation, ne faut-il pas que vous vous préoccupiez de la question de savoir quels sont les sentiments qui ont animé M. Picquart ?
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» Le procureur général m’a informé aujourd’hui qu’il était avisé par lettre de M. le gouverneur militaire de Paris qu’un ordre d’informer avait été lancé contre le lieutenant-colonel Picquart, sous l’inculpation de faux pour le « petit bleu ».
» Que résulte-t-il de ceci ? Il en résulte qu’un doute doit fatalement entrer dans mon esprit sur la question de savoir si cette enquête faite par le colonel Picquart contre Esterhazy a été faite, par lui, de bonne foi ou non.
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» Admettez que de cette information régulière faite devant la justice militaire il résulte que la pièce initiale, le point de départ de cette enquête, soit une pièce authentique dont s’est servi le colonel Picquart lorsqu’il a procédé à cette enquête qu’il a plus tard divulguée. Est-ce une enquête qu’il a faite loyalement, de bonne foi ? Alors vous devez lui en tenir compte.
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» Admettez qu’au lieu de démontrer que cette enquête a été faite en vertu d’une pièce authentique, cette information démontre que le « petit bleu » est un faux, mais que le colonel Picquart n’a pas été l’auteur de ce faux, qu’il a été trompé, qu’il a manqué de perspicacité, qu’il a été induit en erreur. Cette démonstration influera aussi sur votre jugement, parce que vous ne pouvez pas tenir rigueur à M. Picquart d’avoir été trompé sur la valeur de cette pièce, d’avoir été induit en erreur, de ne pas y avoir prêté assez d’attention.
» Enfin si — et la troisième solution arrive ici — (ce que je dis en bon français, ce qui je l’espère n’arrivera pas), s’il est démontré, après information, que le colonel Picquart a fait le faux, a fait ce « petit bleu » de toutes pièces, et ce « petit bleu » ayant été la base initiale de son instruction, la culpabilité du colonel Picquart deviendra énorme. Il aura commis l’acte infâme d’un faussaire. Il n’y aura pas assez de sévérité pour le punir.
» Vous ne pouvez pas juger cette affaire en toute loyauté parce que vous ne savez pas si l’enquête faite par le colonel Picquart a été faite loyalement. Mais il est une autre considération aussi impérieuse que la première qui me fait demander la remise de cette affaire :
» Quelle était, aux yeux du colonel Picquart, la portée de l’enquête qu’il a divulguée ? Elle avait à ses yeux cette portée de démontrer l’innocence de l’ex-capitaine Dreyfus et la culpabilité du commandant Esterhazy, à raison des faits qui avaient motivé la condamnation.
» Je vous le dis, en toute sincérité, est-il possible que vous traitiez les faits de divulgation de cette enquête sans être fixés sur la question de savoir si le colonel Picquart était dans l’erreur ou dans la vérité, lorsqu’il prétendait que cette enquête démontrait l’innocence de Dreyfus et la culpabilité du commandant Esterhazy.
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» Eh bien, je vous le demande en toute franchise. Est-ce que vous pouvez statuer sur le délit de divulgation de cette enquête qui, aux yeux du colonel Picquart, le principal auteur, avait pour but de démontrer que l’arrêt de 1894 était un arrêt mauvais, à la veille du jour où la revision de cet arrêt va être prononcée ? »
« En toute sincérité !... En toute franchise ! »
Tandis qu’ainsi M. le substitut Siben s’escrime contre l’imminence du débat, les masques sont bien captivants à observer.
Sur la face longue et fine du colonel Picquart a passé une expression d’infinie souffrance, de stupeur indicible, lorsque l’avocat de la République a parlé de la décision du gouverneur militaire de Paris le concernant.
Ses paupières ont battu, se sont refermées une seconde sur ses prunelles grises, à la fois comme s’il se réfugiait dans l’inexpugnabilité de son âme, et se refusait à envisager quelque chose de trop hideux.
Plus de pâleur encore, et plus de mélancolie, et une sérénité comme agrandie, après, semblaient s’être épandues sur son visage.
Lorsqu’il fut question d’une erreur possible, d’un « manque de perspicacité », ce fut le regard des généraux Gonse et de Pellieux, debout au premier rang de l’auditoire, qui cligna, vacilla, comme en déroute à travers le prétoire.
Tandis qu’au gré des opinions, les figures de Marcel Prévost, de Georges Montorgueil, de M. de Pressensé, des deux Clemenceau, de Gyp, d’Octave Mirbeau, d’Ernest Vaughan, de Mathias Morhardt, d’Henri Turot, etc., etc., reflétaient des sensations diverses, mais également passionnées.
Au fond, une poignée de « nationalistes » ricanaient. Ah ! on était loin des audiences du procès Zola des salles « faites » par MM. Jules Auffray et du Paty de Clam et des manifestations « spontanées » au cours desquelles on assommait qui acclamait la République !
Il y avait des manques : la Grande victime que serra sur son cœur Henri, prince d’Orléans ; l’autre Henry ; et Lemercier-Picard, son âme damnée !
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Quand Labori s’est levé, à son accent, à son attitude, on a pu deviner quel orage grondait en lui. Il n’était pas agressif : il était indigné. Sa voix, plus que des trépidations de colère, avait des vibrations de douleur. Il a été éloquent, certes, mais peut-être moins encore par l’effort de rhétorique que par l’élan d’une belle conscience, d’une honnêteté éperdue !
Il a commencé par demander au substitut à quelle date et dans quelles conditions la justice civile avait été avisée des nouvelles poursuites qu’entendrait exercer la justice militaire.
— Hier soir, à cinq heures, M. le procureur général m’a fait appeler dans son cabinet et m’a communiqué cette nouvelle.
Labori constate que quatre heures auparavant, alors qu’il ne pouvait être question du prétexte invoqué aujourd’hui, soit la veille, à une heure, le Parquet l’avait averti de son intention de demander la remise.
Et il attaque le vif de la question :
» Je proteste contre cela, quand je vois que les journaux qui se sont fait une tâche de salir et de calomnier le colonel Picquart en même temps que de lutter contre la vérité et contre la justice, sont les seuls qui, ce matin, publient la nouvelle qui a été portée hier à la connaissance du parquet. »
» Cela dit, j’ajoute que je supplie le tribunal de ne faire droit, en aucune espèce de manière, à la demande de remise qui vous est soumise. C’est le droit de M. Picquart d’être jugé. Il faut que la justice soit droite et loyale.
» Voulez-vous que je vous dise, Monsieur l’avocat de la République, ce qui est au fond de cette demande de remise ? Vous avez donné vos sentiments, tout à l’heure ; permettez-moi de donner les miens. Le parquet sent que l’instruction qui a porté sur tous les faits, qui a recherché les manœuvres, qui a voulu trouver les preuves de je ne sais quel syndicat ridicule, que cette instruction-là s’écroule. Et vous n’êtes pas en mesure, voyez-vous, de soutenir aujourd’hui la poursuite et de la soutenir au grand jour.
» Eh bien ! abordons la barre, entendons les témoins, plaidons. Si le tribunal estime qu’il est éclairé, il le dira. Si, après ma plaidoirie sur le fait spécial dont vous êtes saisi, il estime qu’il doit acquitter parce qu’il n’y a rien, ni éléments matériels, ni éléments moraux de l’inculpation, il acquittera. La procédure de revision n’a rien à voir dans l’affaire. Si, au contraire, après que nous aurons fourni nos explications au grand jour, la lumière n’est pas faite, et pour le tribunal et pour le pays, il vous accordera alors la remise que vous demandez. Mais la demander avant le débat, c’est vouloir étouffer une fois de plus la lumière.
» Ah ! nous n’avons pas été surpris quand on nous a dit hier que le parquet de M. le procureur de la République allait demander la remise. Nous ne l’avons guère été davantage quand on nous a dit qu’au lieu de mettre aujourd’hui M. Picquart en liberté, le parquet, par une mesure à laquelle, j’en étais bien sûr, le tribunal ne s’associerait pas, allait demander une remise provisoire à huitaine, pour refuser la mise en liberté.
» Nous avons protesté avec indignation. Nous avons dit qu’il fallait ou juger ou renvoyer au premier jour avec mise en liberté. Et hier soir, on m’apprenait que le parquet s’était rendu à mes raisons. C’est qu’il savait que la manœuvre qu’on préparait avait été précipitée et que ce matin éclaterait le coup de théâtre dont cette audience est le témoin. Voilà la vérité vraie.
» Je dis que dans ces conditions il est impossible qu’on accorde la remise avant le débat. »
Mais M. Bernard prend souci de la phrase de début du défenseur :
« Nous nous étions mis d’accord sur la nécessité d’une remise, quand je vous ai expliqué pour quel motif le tribunal la désirait. Vous savez très bien aussi que, quand je vous ai parlé de cela, j’ignorais absolument le mesure qui est prise aujourd’hui par le gouverneur de Paris contre le colonel Picquart. Par conséquent vous ne pouvez pas dire que le tribunal a été influencé par cette mesure. »
Et Labori vite de répondre :
« Je n’ai rien à dire ni rien à insinuer contre le tribunal ni rien contre le président qui vient de m’adresser la parole.
» Au contraire, Monsieur le Président, je retiens que, hier, quand vous me faisiez l’honneur de vous entretenir avec moi de la remise, vous n’attachiez la nécessité de cette remise qu’à une seule raison, le besoin d’attendre, pour juger nos deux clients, que la procédure de la revision ait suivi son cours et qu’on sût enfin quelle sera dans cette affaire la vérité dernière.
» Aujourd’hui, on est venu dire autre chose.
» Le parquet demandait huit jours, et j’ai protesté, ne tombant pas d’accord avec le tribunal, car j’avais de mon client la mission de plaider à tout prix. Je puis dire que je sentais tellement — par je ne sais quel pressentiment — la nécessité de plaider que, personne ne me démentira, j’ai dû, quand nous avons délibéré sur la conduite à tenir, m’engager contre tous mes amis pour que l’affaire vienne aujourd’hui.
» Par conséquent, il n’y avait pas d’accord. J’ai dit simplement, comprenant les pensées du tribunal — car on peut comprendre les pensées auxquelles on ne s’associe pas — qu’on pouvait croire utile de renvoyer l’affaire, mais qu’il était nécessaire de la renvoyer au premier jour, c’est-à-dire sans date déterminée, parce que dans huit jours la procédure de revision ne sera pas terminée.
» Mais j’ajoutais : Nous avons des adversaires dont nous avons tout à redouter. Que feront-ils pendant ces huit jours ? A quelles machinations auront-ils recours pour que cet homme reste encore dans un cachot, incapable de parler, menacé peut-être ? Je ne veux pas de ces huit jours. Voilà ce que je disais.
» Hier soir, le parquet se ralliait à mes idées. Seulement, dans l’intervalle, on avait pris ses mesures pour demander à la justice civile de livrer le colonel Picquart à la justice militaire dont on est plus sûr.
» Je dis qu’il était nécessaire — et j’en prends toute la responsabilité — de dénoncer publiquement et à la barre du tribunal les procédés qui m’inquiètent et que j’ai le droit de signaler à l’attention publique. »
Ensuite, il fait l’historique de la prévention, à peu près ainsi que je l’ai tracé, en introduction au présent article.
Puis, quant à la nature des faits visés par l’accusation, il invoque le témoignage de M. de Pellieux à l’instruction, dont j’ai aussi précédemment parlé ; discute la connexité des délits imputés aux deux prévenus, contrairement à la thèse du Parquet et conclut :
« Voilà ce que je voudrais plaider, que quand un homme mis dans les plus grands dangers par les menaces du colonel Henry, qui était alors le faussaire, qui poursuivait de sa haine intéressée le lieutenant-colonel Picquart, que quand cet homme, le lieutenant-colonel Picquart, va chez un avocat, il n’a pas commis un acte d’espionnage. Et je suis bien tranquille.
» L’opinion publique, rien que par ces courtes explications, sera fixée sur ce que représente l’inculpation dont le colonel Picquart est l’objet depuis deux mois. Ici, vous voyez que j’arrive au sujet même qui nous occupe.
» Quel étrange procès ! C’est pour cela qu’on a arrêté cet homme avec cette mise en scène que vous savez ; c’est pour cela qu’on l’a poursuivi, qu’on l’a livré aux plus infâmes et plus abjectes calomnies, car partout on a imprimé qu’il était un espion et un traître et que c’était pour cela qu’il était entre les mains de la Justice !
» Et cela, quand les faits ont été publiquement expliqués devant la cour d’assises de la Seine, quand c’est M. Picquart lui-même qui a fait connaître les conditions dans lesquelles ils se sont produits, quand il a comparu déjà devant un conseil d’enquête où l’autorité militaire avait considéré comme si dérisoire la prévention actuelle qu’on ne lui en avait même pas demandé compte !
» Vous verrez ce qui s’est passé devant le conseil d’enquête. Il n’est pas question de ces communications du dossier Esterhazy. Tout le monde sait bien en vérité que la prévention n’était qu’un prétexte. Tout le monde sait bien que la détention du colonel Picquart n’avait qu’une cause, c’était la présence de M. Cavaignac au ministère de la guerre.
» Tout le monde sait bien que l’arrestation du colonel Picquart avait pour but de fermer la bouche à l’homme qui disait que la pièce de 1896 était un faux, dans cette admirable lettre qu’un sinistre événement a singulièrement illustrée.
Et aujourd’hui on remettrait l’affaire ! Et on livrerait, on abandonnerait « cet homme-là » à la justice militaire — au péril ! Alors qu’il n’a même pas pu obtenir encore que soit fixée, judiciairement, la date pour laquelle seront assignés ses diffamateurs ? Veut-on donc, hélas, croupir éternellement dans ces pestilences dont s’empoisonne le pays... et que la France ne soit plus la France, et que c’en soit fait de la République ?
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Après que Me Jules Fabre, en quelques phrases sobres et émues, s’est associé au vœu de Labori ; alors que le tribunal s’apprête à se retirer dans la chambre des délibérations, voici que le lieutenant-colonel Picquart se lève.
C’est l’incident de la journée la simple et cependant solennelle déclaration qui va déjouer bien des ténébreuses hantises.
Dans ses habits modernes, sous sa redingote noire de « disgracié », le Monsieur qu’insultèrent, à tour de rôle, M. le lieutenant-colonel Henry et M. le général de Pellieux, porte vraiment le cœur d’un paladin, de quelque chevalier mystique, vainqueur de monstres.
Sans recherches, sans réflexion, du simple effet de sa loyauté, sous l’impulsion du destin qui le guide, il va dire — léguer, peut-être — les mots magiques qui le devront rendre invincible, ou graver son image ressemblante dans la mémoire des hommes.
Je sollicite, moi aussi, le jugement immédiat. D’autant plus que c’est seulement tout à l’heure, ici, que j’ai appris l’abominable inculpation dont je suis l’objet. On me l’avait annoncé... je n’avais pas voulu le croire !
Il me sera facile de me justifier.
Mais c’est peut-être la dernière fois que je parle en public : je coucherai probablement ce soir au Cherche-Midi. Donc, je tiens à dire que si je trouve, dans ma cellule, le lacet de Lemercier-Picard ou le rasoir d’Henry, ce sera un assassinat. Je n’ai aucunement l’intention de me suicider : CE SERA UN ASSASSINAT.
L’émotion que soulèvent ces paroles est inouïe. La retraite du tribunal, la suspension de l’audience permettent la parole, le geste. Comme submergés, MM. Gonse et de Pellieux ont disparu. Et sans tumulte, sans cris, d’une irrésistible poussée, le prétoire est envahi.
Il y a des larmes sur de mâles visages ; des mains, de toutes parts, se tendent un murmure d’exclamations affectueuses s’élève, monte. Et cette manifestation presque muette est saisissante au suprême degré.
Mais, après un quart d’heure, elle se doit interrompre : voici le tribunal.
Et voilà son arrêt:
« Attendu qu’à supposer établis dans leur matérialité et leurs effets légaux les faits qui font l’objet de la prévention, les circonstances dans lesquelles se présente actuellement l’affaire exposeraient le tribunal, s’il la retenait à son audience de ce jour, à ne pas apprécier sainement et équitablement la portée des actes reprochés au prévenu.
» Par ces motifs, renvoie au premier jour. »
— Vive Picquart !
Le cri a jailli, spontané, de toutes les poitrines ; les rares contradicteurs s’étant soustraits à la vue, trop pénible, d’une telle abomination de la désolation.
Car ils n’ont rien à redouter... et ils le savent ! Au contraire de ce qu’eux faisaient, il y a sept mois, ils ne sont ni injuriés, ni cognés, ni désignés charitablement aux fureurs de l’ignorance. Même un avocat s’époumonant à crier : « Vive l’armée ! » par manière de défi, croyait-il, est tout décontenancé de voir que personne ne songe à lui chercher noise ; qu’on l’envisage avec bonhomie.
Le « Fardeau de la liberté », ô Tristan Bernard !
Ça le gêne bien.
Mais une voix tranquille prononce :
— Il faut cependant que je m’en aille. Merci. Adieu.
— Au revoir ! Au revoir ! clame la foule.
Et le colonel Picquart, entre ses deux agents, monte les gradins du tribunal, sourit, salue de la main... et disparaît.
A bientôt !