Vers la lumière... impressions vécues : $b affaire Dreyfus
UN LÂCHE
S’il est vrai qu’un officier d’infanterie de ligne, en garnison à La Rochelle, ait, « passant son sabre par-dessus la tête d’un gendarme, frappé Dreyfus avec le pommeau, et lui ait fait une blessure d’où le sang jaillissait », si le fait est vrai, celui-là a commis une vile et déshonorante action.
Il n’y a pas à arguer de l’indignité du coupable : beaucoup, même des patriotes qui ont regretté qu’on ne le pût condamner à la peine de mort, auront le cœur serré de tristesse et soulevé de dégoût à l’idée qu’un officier de l’armée française ait pu s’oublier à ce point non seulement d’insulter, mais de frapper un prisonnier.
Justement parce qu’ils connaissent les lois de la guerre, parce qu’ils sont investis de droits exceptionnels, les chefs militaires sont astreints, bien autrement que le commun des mortels, au respect d’eux-mêmes et des nobles traditions, à des devoirs inhérents comme des charges à leurs privilèges — et les égalant.
Enfin, suivant l’essence même du principe d’autorité, toute ascendance hiérarchique suppose une supériorité morale, une suprématie, justifiant de la mission d’ordonner, envers ceux dont la tâche est d’obéir. Il faut plus d’expérience et plus de philosophie ; plus de savoir et plus d’humanité ; une psychologie supérieure même à la discipline ; car, tout en la faisant strictement respecter, elle s’efforce d’en atténuer les rigueurs et d’en prévenir les effets. Eviter vaut mieux que réprimer... et celui-là seul est dans son rôle qui, avec le bâton de maréchal, porte, dans sa giberne, la charpie des bonnes paroles et le cordial du bon sourire.
Qu’est-ce que cela gâte, en tout cas ? Ni la bravoure, en temps de lutte ; ni le mérite, en temps de paix. Être « le père du soldat, » c’est avoir de l’avance vers la victoire sur ceux qu’exècrent leurs troupes, et qu’elles suivent à la façon des chiens battus — sans entrain !
Or, si l’officier cesse d’être en exemple à ses hommes, il leur devient motif à scandale, à insubordination, et à mépris. Ce qui fait le plus de mal à l’armée, ce ne sont pas des attaques toujours excessives lorsqu’elles englobent une collectivité et prétendent tabler sur l’exception pour constituer la règle. Ce sont ces exceptions elles-mêmes, les pires ennemies, puisqu’elles motivent, provoquent, justifient l’agression.
Le règne du silence est clos. Tout se sait, tout se répète — même les plus hautes traîtrises... L’ « étouffement » est devenu d’un usage difficile ; toujours l’oreiller bouge sur le visage de Desdémone, et éveille l’attention. Quelque jaloux qu’on puisse être de la « respectabilité » nationale, l’honneur s’accommode mieux du grand jour et de la justice rendue au nom de tous, devant tous : la même publicité dont s’augmentent les exemplaires récompenses servant à l’aggravation des exemplaires châtiments.
Peu de chose donc échappent à l’œil du public. La presse, au moins, a cela de bon qu’elle est une vigie alerte ; et que, si elle prévient quelquefois à tort, par compensation elle ne laisse guère rien échapper.
Ce n’est pas à une feuille de dénigrement systématique, c’est au contraire à un journal « bien pensant » au sens militaire du mot, à un journal patriote autorisé dans les casernes, au PETIT PARISIEN pour tout dire, que j’ai emprunté les trois lignes guillemetées qui sont le début et le thème de cet article.
Qu’en auront pensé les soldats, dans les chambrées ? Surtout si quelque chef (humain, celui-là, et désireux d’éveiller la pensée sous le képi, le cœur sous l’uniforme) leur avait dit la veille, ou précisément leur dit le lendemain :
— Mes enfants, tout homme prisonnier et désarmé, quel qu’il soit, doit être sauf. Celui qui l’insulte est un voyou ; celui qui le frappe est un lâche !
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Loin de moi la pensée d’assimiler Iscariote aux militants glorieusement vaincus sur les champs de bataille. Le traître est le rebut de l’humanité. Mais s’il se peut admettre qu’on le supprime, il est inadmissible qu’on le supplicie, après que ses pairs en ont décidé, qu’il a été rayé, en quelque sorte, du nombre des vivants. Sur la route du Champ-de-Mars au bagne nul n’a droit d’intervenir !
Surtout de cette façon. Et il est honteux que, même envers celui-là, l’autorité n’ait pas pris les mesures de défense qui lui incombent.
Ils sont toujours à prévoir, les crimes de foule, envers une proie si infâme qu’elle peut se la supposer, abandonnée, livrée sans merci ni vergogne — alors que la sainteté du principe domine l’abjection du prétexte !
Dreyfus n’est plus Dreyfus, ici : c’est un forçat, un parricide quelconque, qui, ayant subi une partie de sa peine, s’en va l’achever sous des cieux incléments ; ramer des pois chiches aux galères de la République, en cette Guyane, guillotine sèche, d’où bien peu sont revenus.
Alors, envers cet anonyme, ce spectre de honte, cet être qui, numéroté, n’est même plus un homme, mais un chiffre ayant cours seulement pour la comptabilité des chiourmes, toute violence devient odieuse.
Encore que ces exécutions sommaires (fussent-elles les représailles de la révolte) m’emplissent toujours d’un mortel effroi — car derrière le poing fanatique j’entrevois sans cesse la griffe lâche qui spécule sur l’anonymat pour esquiver la responsabilité — il est, aux multitudes, des atténuations toujours, et des excuses. L’ignorance engendre la brutalité, comme l’excès de misère enfante l’excès de haine... et étouffe la miséricorde aux cœurs les plus cléments.
La mère, la vieille artisane, pensant à son fieu, qui ramasse un caillou et en brise le carreau de la voiture où se blottit l’ « autre » ; le pioupiou d’un sou, l’ouvrier que la colère emporte, je ne les approuve pas, certes, mais je les comprends et les considère avec indulgence.
Aucune ne me vient pour l’officier instruit, éduqué, qui détache de son flanc un sabre destiné à d’autres usages et, à la faveur de la nuit, perdu dans la cohue, invisible et insaisissable, s’offre la dégradante joie de frapper le dégradé.
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D’ailleurs, ces actes — qui encourent tout de suite la réprobation des âmes fières — ne tardent point, par la réflexion, à rallier tous les dégoûts. On est de France, après tout ; quelque chevalerie subsiste, en dépit de l’internationale invasion des tripoteurs ; le peuple a de bon et beau sang dans les veines : on n’aime pas les lâches, chez nous !
C’est pourquoi l’initiative de cet officier est à ranger auprès du raffinement de cette mondaine qui, en 1811, dedans Versailles, avivait, du fer de son ombrelle, les plaies des captifs. Et aussi près l’élan généreux qui, le jour où Aubertin tira sur Jules Ferry, poussa un rédacteur parlementaire à s’approcher de l’agresseur désarmé, maintenu, à demi assommé par les clients de l’indemne victime, et à lui fendre l’arcade sourcilière d’un coup de poing sous quel le sang gicla.
Noble courage ! Héroïsme facile et d’un rapport sûr — soit qu’on y ramasse quelque pourboire ; soit que s’y contente une haine de caste; soit, simplement, que le fauve instinct de cruauté, réprimé par la civilisation apparente, y trouve satisfaction et délices.
Quoi que ce soit, c’est bien dégoûtant !
S.
Éclair, 24 janvier 1895.