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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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XXXIV
POUTIN & POUTOT

 

Ç'ataut Poutin et Poutot que faïaint ménage assane. Ain joû î s'disèrent:

«J'allons allée â fraises.»

Lo v'là partis â fraises. Poutot ataut bé pû hébéle[14] à maingée que Poutin. Qua î feut plein, î li disé:

«A ct' heuoure, veux-tu rev'né?

—Niant, je n'veume rev'né que je n'fû aouss' plein qu'té.

—Eh bé! j'ma vas dére aou leuou de te v'né maingée.

«Leuou, va-t'a maingée Poutin. Poutin n'veume rev'né que n'fû aouss' plein qu'mé.

—I n'm'é rin fâ, je n'li veux rin faiïre.

—Eh bé! j'm'a vas dére aou p'tiot ché de te v'né abaïée.

C'étaient Poutin et Poutot, qui faisaient ménage ensemble. Un jour ils se dirent:

«Nous allons aller aux fraises.»

Les voilà partis aux fraises. Poutot allait bien plus vite à manger que Poutin. Quand il fut plein, il lui dit:

«Maintenant, veux-tu revenir?

—Non, je ne veux revenir que je ne sois aussi plein que toi.

—Eh bien! je m'en vais dire au loup de te venir manger.

«Loup, va-t'en manger Poutin. Poutin ne veut revenir qu'il ne soit aussi plein que moi.

—Il ne m'a rien fait, je ne lui veux rien faire.

—Eh bien! je m'en vais dire au petit chien de te venir aboyer.

 

«P'tiot ché, va-t'a abaïée le leuou: le leuou n'veume maingée Poutin; Poutin n'veume rev'né que n'fû aouss' plein qu'mé.

—I n'm'é rin fâ, je n'li veux rin faiïre.

—Eh bé! j'm'a vas dére aou bâton de te v'né batte.

«Bâton, va-t'a batte le p'tiot ché: le p'tiot ché n'veume abaïée le leuou; le leuou n'veume maingée Poutin; Poutin n'veume rev'né que n'fû aouss' plein qu'mé.

—I n'm'é rin fâ, je n'li veux rin faiïre.

—Eh bé! j'm'a vas dére aou feuil de te v'né brûlée.

«Feuil, va-t'a brûlée l'bâton: l'bâton n'veume batte le p'tiot ché; le p'tiot ché n'veume abaïée le leuou; le leuou n'veume maingée Poutin; Poutin n'veume rev'né que n'fû aouss' plein qu'mé.

—I n'm'é rin fâ, je n'li veux rin faiïre.

—Eh bé! j'm'a vas dére à lé rivère de te v'né doteindre.

«Rivère, va-t'a doteindre l'feuil: l'feuil n'veume brûlée l'bâton; l'bâton n'veume batte le p'tiot ché; le p'tiot ché n'veume abaïée le leuou; le leuou n'veume maingée Poutin; Poutin n'veume rev'né que n'fû aouss' plein qu'mé.

«Petit chien, va-t'en aboyer le loup: le loup ne veut manger Poutin; Poutin ne veut revenir qu'il ne soit aussi plein que moi.

—Il ne m'a rien fait, je ne lui veux rien faire.

—Eh bien! je m'en vais dire au bâton de te venir battre.

«Bâton, va-t'en battre le petit chien: le petit chien ne veut aboyer le loup; le loup ne veut manger Poutin; Poutin ne veut revenir qu'il ne soit aussi plein que moi.

—Il ne m'a rien fait, je ne lui veux rien faire.

—Eh bien! je m'en vais dire au feu de te venir brûler.

«Feu, va-t'en brûler le bâton: le bâton ne veut battre le petit chien; le petit chien ne veut aboyer le loup; le loup ne veut manger Poutin; Poutin ne veut revenir qu'il ne soit aussi plein que moi.

—Il ne m'a rien fait, je ne lui veux rien faire.

—Eh bien! je m'en vais dire à la rivière de te venir éteindre.

«Rivière, va-t'en éteindre le feu: le feu ne veut brûler le bâton; le bâton ne veut battre le petit chien; le petit chien ne veut aboyer le loup; le loup ne veut manger Poutin; Poutin ne veut revenir qu'il ne soit aussi plein que moi.

 

—I n'm'é rin fâ, je n'li veux rin faiïre.

—Eh bé! je m'a vas dére aou bieu de te v'né boueïre.

«Bieu, va-t'a boueïre lé rivère: lé rivère n'veume doteindre l'feuil; l'feuil n'veume brûlée l'bâton; l'bâton n'veume batte le p'tiot ché; le p'tiot ché n'veume abaïée le leuou; le leuou n'veume maingée Poutin; Poutin n'veume rev'né que n'fû aouss' plein qu'mé.

—Elle n'm'é rin fâ, je n'li veux rin faiïre.

—Eh bé! je m'a vas dére aou boucher de te v'né tiée.

«Boucher, va-t'a tiée l'bieu: le bieu n'veume boueïre lé rivère; lé rivère n'veume doteindre l'feuil; l'feuil n'veume brûlée l'bâton; l'bâton n'veume batte le p'tiot ché; le p'tiot ché n'veume abaïée le leou; le leuou n'veume maingée Poutin; Poutin n'veume rev'né que n'fû aouss' plein qu'mé.»

Le boucher tié l'bieu, l'bieu beuvé lé rivère, lé rivère doteindé l'feuil, l'feuil brûlé l'bâton, l'bâton batte le p'tiot ché, le p'tiot ché abaïé le leuou, le leuou maingé Poutin, et tourtout feut fâ.

—Il ne m'a rien fait, je ne lui veux rien faire.

—Eh bien! je m'en vais dire au bœuf de te venir boire.

«Bœuf, va-t'en boire la rivière: la rivière ne veut éteindre le feu; le feu ne veut brûler le bâton; le bâton ne veut battre le petit chien; le petit chien ne veut aboyer le loup; le loup ne veut manger Poutin; Poutin ne veut revenir qu'il ne soit aussi plein que moi.

—Elle ne m'a rien fait, je ne lui veux rien faire.

—Eh bien! je m'en vais dire au boucher de te venir tuer.

«Boucher, va-t'en tuer le bœuf: le bœuf ne veut boire la rivière; la rivière ne veut éteindre le feu; le feu ne veut brûler le bâton; le bâton ne veut battre le petit chien; le petit chien ne veut aboyer le loup; le loup ne veut manger Poutin; Poutin ne veut revenir qu'il ne soit aussi plein que moi.»

Le boucher tua le bœuf, le bœuf but la rivière, la rivière éteignit le feu, le feu brûla le bâton, le bâton battit le petit chien, le petit chien aboya le loup, le loup mangea Poutin, et tout fut fini.

NOTES:

[14] Etait bien plus habile.


REMARQUES

Un conte suisse de la Gruyère (Romania, 1875, p. 232) met en scène des personnages analogues à ceux de notre conte, et commence à peu près de la même manière; mais bientôt il s'en écarte beaucoup plus que certains autres contes dont l'introduction est différente. Voici le commencement de ce conte: «Pelon et Peluna sont allés aux framboises; ils ont regardé lequel serait le plus vite plein. Peluna a été pleine avant Pelon; Pelon n'a pas pu aller à sa maison.» Alors on va chercher un char pour mener Pelon; le char ne veut pas mener Pelon; le cheval ne veut pas traîner le char, ni le pieu battre le cheval, ni le feu brûler le pieu, ni l'eau éteindre le feu, ni la souris boire l'eau, ni le chat manger la souris, ni le chien manger le chat; mais le loup veut bien manger le chien, et alors les autres personnages consentent à la file à faire ce qu'on leur demandait.

Un conte de l'Allemagne du Nord (Kuhn et Schwartz, nº 16) s'écarte de notre conte pour l'introduction, mais s'en rapproche pour tout le reste: Une femme a un petit chien et un hippel (?); elle veut aller à la foire et dit au hippel de rester à la maison; il ne veut pas. Alors la femme dit au chien de le mordre. Entrent ensuite successivement dans l'action le bâton, le feu, l'eau, le bœuf, le boucher. C'est bien, comme on voit, la même série que celle de notre conte, moins le loup, qui est en tête dans le conte de Montiers.—D'autres contes, qui, pour la plupart, n'ont pas non plus le loup, ajoutent un dernier chaînon: le juge, qui veut bien pendre ou battre le boucher (voir une chanson parisienne, citée par M. Gaston Paris, Romania, 1872, p. 220, et un conte hongrois de la collection Gaal-Stier, nº 20). Ailleurs, au lieu du juge, c'est le bourreau (conte alsacien, Elsæssisches Volksbüchlein d'Aug. Stœber, 1re éd., Strasbourg, 1842, p. 93; conte souabe de la collection Meier, nº 82; conte de Saxe-Meiningen, cité par M. R. Kœhler, Germania, t. V, 1860, p. 466), ou bien c'est le soldat (conte vénitien: Bernoni, Tradizioni, p. 72), ou le diable (variante du conte souabe, op. cit., p. 317, et chanson vosgienne, citée par M. G. Paris, loc. cit.), ou enfin la Mort (chanson bourguignonne, Romania, 1872, p. 219).

Dans un conte portugais (Coelho, nº 4), cette série de personnages est rattachée à une autre série préliminaire. Un singe a laissé tomber un grain de grenade au pied d'un olivier; à cette place pousse bientôt un grenadier. Alors le singe va trouver le propriétaire de l'olivier et lui dit de l'arracher pour permettre au grenadier de pousser. Sur son refus, le singe va trouver le juge; le juge refusant d'obliger l'homme à arracher son olivier, le singe va trouver le roi, pour qu'il fasse marcher le juge; puis la reine, pour qu'elle se brouille avec le roi; puis le rat, pour qu'il aille ronger les jupes de la reine; puis le chat, pour qu'il mange le rat; le chien, pour qu'il morde le chat; le bâton, le feu, l'eau, le bœuf, le boucher et enfin la mort, comme dans la chanson bourguignonne mentionnée plus haut[15].

Dans tout un groupe de contes, après le bœuf, vient une série différente de personnages. Ainsi, dans un conte sicilien (Pitrè, nº 131), une petite fille, Pitidda, ne voulant pas aller balayer la maison, sa mère appelle successivement le loup, le chien, le gourdin, le feu, l'eau, la vache; puis la corde, pour étrangler la vache; la souris, pour ronger la corde, et enfin, le chat, pour manger la souris. Un conte provençal (Revue des langues romanes, t. IV, 1873, p. 114), conduit cette même série jusqu'au lien et finit brusquement; un conte languedocien de l'Hérault (ibid., p. 112) a la série complète, mais il intercale assez bizarrement, entre le chien et le bâton, le poulet, qui veut piquer le chien, et le renard, qui veut manger le poulet. Dans un conte allemand (Müllenhoff, nº 30), on s'adresse successivement au chien, au bâton, au feu, à l'eau, au bœuf, au lien, à la souris et finalement au chat. De même dans un conte flamand et dans un conte de la Frise septentrionale, cités par M. Kœhler (loc. cit., p. 465 et 466).—Un conte toscan (V. Imbriani, la Novellaja fiorentina, nº 40), un conte du pays napolitain (V. Imbriani, Conti pomiglianesi, p. 232) et un conte flamand (nº 6 des contes flamands traduits par M. F. Liebrecht dans la revue Germania, année 1868), ne commencent leur série qu'au bâton, mais la poursuivent exactement comme les précédents.

Il faut ajouter à ce groupe de contes un conte anglais de la collection Halliwell, analysé par M. G. Paris (loc. cit., p. 221): ici, la corde intervient pour pendre le boucher et non pour lier ou étrangler le bœuf. Même chose dans deux contes allemands cités par M. Kœhler (loc. cit., p. 465). Comparer un conte norwégien de la collection Asbjœrnsen (Tales of the Fjeld, p. 238): pour faire rentrer une chèvre au logis, on met en mouvement le renard, le loup, l'ours, le Finnois (pour tirer sur l'ours), le pin (pour tomber sur le Finnois), le feu, l'eau, le bœuf, le joug, la hache, le forgeron, la corde, la souris, le chat. Dans ce dernier conte et dans le conte anglais, le chat ne consent à manger la souris qui si on lui donne du lait, et,—dans le conte anglais,—la vache ne donne son lait que si la vieille lui apporte une botte de foin. Cette fin, comme M. G. Paris l'a fait remarquer très justement, est empruntée à un conte appartenant à un genre analogue de poésie populaire et que nous avons étudié à l'occasion de notre nº 29, la Pouillotte et le Coucherillot.

Un conte russe (Gubernatis, Zoological Mythology, t. I, p. 405) nous offre une forme particulière du conte qui nous occupe: La chèvre ne voulant pas revenir du bois, le bouc envoie après elle le loup, puis l'ours après le loup, les hommes après l'ours, le chêne après les hommes, la hache après le chêne, la pierre à aiguiser après la hache, le feu après la pierre à aiguiser, l'eau après le feu, et enfin l'ouragan après l'eau.

D'après M. Kœhler et M. Liebrecht, un conte de cette famille existe également chez les Grecs modernes. M. Kœhler (loc. cit., p. 467) renvoie à Sanders, Volksleben der Neugriechen (Mannheim, 1844, p. 56 et 94), et M. Liebrecht à Passow, Τραγούδια Ῥωμαϊκά, nos 273-276.

Un détail pour terminer cette revue des contes européens de ce genre actuellement vivants. Dans le conte alsacien mentionné plus haut, nous avons retrouvé la formule du conte lorrain: «Il ne m'a rien fait, je ne lui veux rien faire.»

Dans un livre de la première moitié du siècle dernier, le Neu-vermehrtes Berg-Lieder-Büchlein, a été insérée une sorte de chanson où se retrouve notre thème (Germania, t. V, 1860, p. 463): Le fermier envoie Jæckel couper les orges; Jæckel ne veut pas couper les orges, il aime mieux rester à la maison. Le fermier envoie son valet chercher Jæckel, puis le chien mordre le valet. Suit la série: gourdin, feu, eau, bœuf, boucher, diable, sorcière (pour chasser le diable), bourreau (pour brûler la sorcière), et enfin docteur (pour tuer le bourreau!).

M. Antonio Machado y Alvares, dans un travail que nous avons cité plus haut, rappelle un passage de Don Quichotte, dans lequel Cervantès fait évidemment allusion à un conte de ce genre: «Et comme on a coutume de dire: le chat au rat, le rat à la corde, la corde au bâton, le muletier tapait sur Sancho, Sancho sur la servante, la servante sur lui, l'hôtelier sur la servante.» (Don Quichotte, partie I, chap. 16.)

Il est un rapprochement curieux, qui a déjà été fait plusieurs fois, notamment par M. Gaston Paris, dans la Romania (1872, p. 222). Les contes et chansons appartenant au thème que nous étudions ont un grand rapport avec un chant hébraïque qui, chez les Juifs de divers pays, se récite ou se chante le second soir de la Pâque, avant qu'on ne se retire, et qui figure dans certains manuscrits,—assez récents, il est vrai[16],—du Sepher Haggadah, sorte de rituel contenant les hymnes et récits que les Juifs lisent et chantent en famille lors de la fête de la Pâque. M. G. Paris a donné, d'après M. Darmesteter, une traduction de ce chant, faite sur le texte hébraïque; la voici:

«Un chevreau, un chevreau, que mon père a acheté pour deux zuz (monnaie talmudique de peu de valeur).—Un chevreau, un chevreau!

«Et est venu le chat, et a mangé le chevreau que mon père a acheté pour deux zuz.—Un chevreau, un chevreau!

«Et est venu le chien, et a mordu le chat qui a mangé le chevreau que mon père, etc.

«Et est venu le bâton, et a battu le chien qui a mordu, etc.

«Et est venu le feu, et a brûlé le bâton qui a battu, etc.

«Et est venue l'eau, et a éteint le feu qui a brûlé, etc.

«Et est venu le bœuf, et a bu l'eau qui a éteint, etc.

«Et est venu le boucher, et a tué le bœuf qui a bu, etc.

«Et est venu l'Ange de la mort, et a tué le boucher qui a tué, etc.

«Et est venu le Saint (béni soit-il!), et a tué l'Ange de la mort qui a tué le boucher qui a tué le bœuf qui a bu l'eau qui a éteint le feu qui a brûlé le bâton qui a battu le chien qui a mordu le chat qui a mangé le chevreau que mon père a acheté pour deux zuz.—Un chevreau, un chevreau!»

Le Magasin pittoresque a publié, dès 1843, dans un article sur les Mœurs israélites de la Lombardie (t. XI, p. 267), la traduction d'une version de ce chant recueillie chez les Juifs de Ferrare, et qui, paraît-il, se récitait en dialecte ferrarais dans les communautés juives de toute la Lombardie[17].

Ce chant juif avec sa série: chat, chien, bâton, feu, eau, bœuf, boucher, ange de la mort et saint, se rattache bien évidemment aux contes que nous avons examinés, et, pour préciser, au premier groupe de ces contes, celui dont fait partie le conte lorrain. Mais est-ce de là qu'il dérive, ou ces contes viendraient-ils eux-mêmes du chant juif, comme M. G. Papanti, par exemple, l'affirmait encore, en 1877, dans ses Novelline popolari livornesi? Nous n'hésitons pas à affirmer, avec M. Gaston Paris, que cette dernière hypothèse n'est pas soutenable. M. G. Paris fait remarquer que «la forme hébraïque ne mentionne pas la résistance opposée par chacun des personnages de ce petit drame.» «Or,» ajoute-t-il, «cette résistance est le vrai sujet de la pièce, et il est peu probable qu'on l'ait ajoutée après coup à une traduction du chant juif. Il faudrait que cette altération fût bien ancienne, et il serait bien surprenant qu'aucune version française de la forme primitive ne se fût conservée[18]. Au contraire, on peut très bien comprendre qu'un juif, ayant entendu chanter cette chanson singulière, y ait découvert un sens allégorique et l'ait adaptée, en en retranchant la circonstance inutile (à son point de vue) de la résistance des différents êtres qui y figurent, à l'expression symbolique des destinées de sa nation.»

Du reste, ce n'est pas seulement en Europe qu'on a recueilli des contes de ce type; on en a constaté l'existence à la source même d'où se sont répandus dans le monde entier tant de contes de tout genre; nous en avons un spécimen indien. Mais, avant de le faire connaître, il faut dire quelques mots d'un conte kabyle et d'un conte qui a été recueilli dans l'Afrique australe, chez les Hottentots.

Dans le conte hottentot (voir dans la Zeitschrift für Vœlkerpsychologie und Sprachwissenschaft, t. V, 1868, p. 63, l'analyse donnée par M. F. Liebrecht, d'après un livre anglais de M. H. Bleek), un tailleur se plaint au singe de ce que la souris mange ses habits. Le singe envoie le chat mordre la souris; puis le chien mordre le chat, le bâton battre le chien, le feu brûler le bâton, l'eau éteindre le feu, l'éléphant boire l'eau, et enfin la fourmi piquer l'éléphant, qui se décide alors à boire l'eau, etc.

Le conte ou plutôt l'espèce de chanson kabyle (J. Rivière, p. 137) est ainsi conçu: «Viens, petit enfant, tu dîneras.—Je ne dînerai pas.—Viens, bâton, tu frapperas l'enfant.—Je ne le frapperai pas.—Viens, feu, tu brûleras le bâton.—Je ne le brûlerai pas.—Viens, eau, tu éteindras le feu.—Je ne l'éteindrai pas.—Viens, bœuf, tu boiras l'eau.—Je ne la boirai pas.—Viens, couteau, tu égorgeras le bœuf.—Je ne l'égorgerai pas.—Viens, forgeron, tu briseras le couteau.—Je ne le briserai pas.—Viens, courroie, tu lieras le forgeron.—Je ne le lierai pas.—Viens, rat, tu rongeras la courroie.—Je ne la rongerai pas.—Viens, chat, tu mangeras le rat.—Apporte-le ici.—Pourquoi me manger? dit alors le rat, apporte la courroie, je la rongerai.—Pourquoi me ronger? dit la courroie, amène le forgeron, je le lierai..... Pourquoi me frapper? dit l'enfant (au bâton), apporte mon dîner, je le mangerai.»

Voici maintenant le conte indien, emprunté à la Bombay Gazette par la Calcutta Review (t. LI, 1870, p. 116): «Il était une fois un petit oiseau qui, en passant à travers les bois, ramassa un pois et le porta au barbhunja (?) pour le casser; mais le malheur voulut qu'une moitié du pois restât engagée dans l'emboîture de la manivelle du moulin à bras, et le barbhunja ne put parvenir à la retirer. Le petit oiseau s'en alla trouver le charpentier et lui dit: «Charpentier, charpentier, venez couper la manivelle du moulin à bras: mon pois est engagé dans la manivelle du moulin à bras; que mangerai-je? que boirai-je? et que porterai-je en pays étranger?—Allez vous promener,» dit le charpentier, «y a-t-il du bon sens de penser que je vais couper la manivelle du moulin à bras à cause d'un pois?»[19].

«Alors, le petit oiseau alla trouver le roi et lui dit: «Roi, roi! grondez le charpentier; le charpentier ne veut pas couper la manivelle du moulin à bras, etc.—Allez vous promener,» dit le roi; «pensez-vous que pour un pois je vais gronder le charpentier?»

«Alors le petit oiseau alla trouver la reine: «Reine, reine! parlez au roi; le roi ne veut pas gronder le charpentier, etc.—Allez vous promener,» dit la reine; «pensez-vous que pour un pois je m'en vais parler au roi?»

Le petit oiseau va ensuite trouver successivement le serpent, pour piquer la reine; le bâton, pour battre le serpent; le feu, pour brûler le bâton; la mer, pour éteindre le feu; l'éléphant, pour boire la mer; le bhaunr (sorte de liane), pour enlacer l'éléphant; la souris, pour ronger le bhaunr; le chat, pour manger la souris[20]. Alors le chat va pour manger la souris, et la souris va pour ronger le bhaunr, le bhaunr pour enlacer l'éléphant, et ainsi de suite, jusqu'au charpentier. «Et le charpentier retira le pois; le petit oiseau le prit et s'en alla bien content.»

Un autre conte indien, recueilli dans le Pandjab (Steel et Temple, pp. 209 et 334), a la même série de personnages, avec une introduction du même genre. Ici c'est une graine qui s'est logée dans la fente d'un arbre[21].

Ces deux contes indiens se relient, comme on voit, au second groupe que nous avons signalé plus haut, groupe qui se distingue, par toute la fin, de celui dont se rapproche le chant juif. Nouvelle preuve que ce n'est pas dans ce chant juif qu'il faut chercher l'origine du thème que nous étudions.

D'ailleurs, l'idée de ce thème est tout indienne. C'est celle du conte bien connu du Pantchatantra, où le soleil renvoie le brahmane au nuage, qui est plus fort que lui; le nuage au vent; celui-ci à la montagne, et la montagne au rat (Pantchatantra, trad. Th. Benfey, t. II, p. 264.—Cf. La Fontaine, Fables, liv. IX, 7)[22]. Cela est si vrai que, dans un conte provençal (Romania, t. I, p. 108), à la série de personnages du Pantchatantra vient se juxtaposer celle de notre thème. La glace d'une rivière ayant coupé la patte à la fourmi, la mouche, compagne de celle-ci, interpelle d'abord la glace, le soleil, le nuage, le vent, la muraille, le rat, et ensuite le chat, le chien, le bâton, le feu, l'eau, le bœuf, l'homme, la mort. (Comparer le conte portugais nº 2 de la collection Coelho.)

Ajoutons que, dans un conte swahili de l'île de Zanzibar (Steere, p. 287 seq.), on retrouve presque exactement la série des personnages du conte provençal et du conte portugais. Voici ce conte swahili: Il y avait un maître d'école, nommé Goso, qui apprenait aux enfants à lire sous un calebassier. Un jour, une gazelle, étant montée sur l'arbre[23], fait tomber une calebasse qui frappe Goso et le tue. Après avoir enterré leur maître, les écoliers déclarent qu'ils vont chercher, pour le tuer, celui qui a fait tomber la calebasse. Ils se disent d'abord que ce doit être le vent du sud. Ils le prennent donc et le battent. Quand le vent sait ce dont il s'agit, il leur dit: «Si j'étais le maître, serais-je arrêté par un mur de terre?» Le mur dit à son tour aux écoliers: «Si j'étais le maître, serais-je percée par le rat?—Et moi», dit le rat, «serais-je mangé par le chat?» Le chat dit qu'il est lié par la corde; la corde, qu'elle est coupée par le couteau; le couteau, qu'il est brûlé par le feu; le feu, qu'il est éteint par l'eau; l'eau, qu'elle est bue par le bœuf; le bœuf, qu'il est piqué par un certain insecte; enfin, l'insecte, qu'il est mangé par la gazelle. La gazelle, interrogée par les écoliers, ne répond rien. Ils la prennent alors et la tuent.

NOTES:

[15] Un conte espagnol, publié pur M. Antonio Machado y Alvares dans la revue la Enciclopedia (Séville, livraison du 30 octobre 1880, p. 629), a une introduction analogue à celle du conte portugais: Une petite fille achète des pois grillés; pendant qu'elle les mange à une fenêtre donnant sur le jardin du roi, le dernier de ses pois tombe près d'un poirier. La petite fille ne pouvant le retrouver, dit au jardinier d'arracher le poirier, pour qu'elle puisse chercher son pois. Comme il refuse, elle dit au chien de le mordre, puis au taureau de donner un coup de corne au chien, au lion de tuer le taureau, au roi d'envoyer tuer le lion, et enfin, à la reine de se fâcher contre le roi. La reine y consent, et alors, pour avoir la paix, le roi envoie des gens pour tuer le lion, etc. Cette série, qui n'est pas sans analogie avec la série préliminaire du conte portugais, ne se trouve, croyons-nous, nulle part en dehors de ce conte espagnol.

[16] Ces manuscrits ne remontent pas au delà de la fin du XVIe siècle.

[17] Nous croyons intéressant de reproduire ici une version provençale, mêlée d'hébreu, de ce même chant, qui se transmet traditionnellement chez les juifs du midi de la France (Chansons hébraïco-provençales des Juifs comtadins, réunies et transcrites par E. Sabatier. Nîmes, 1874, p. 7):

«Un cabri, un cabri, qu'avié acheta moun pèro un escu, dous escus.—Had gadya! Had gadya! (Un chevreau! un chevreau!)

«Es vengu lou cat qu'a manja lou cabri qu'avié acheta moun pèro, un escu, dous escus.—Had gadya! Had gadya!

«Es vengu lou chin qu'a mourdu lou cat, qu'avié manja lou cabri, etc.

«Es vengu la vergo qu'a pica lou chin qu'avié mourdu lou cat, etc.

«Es vengu lou fio qu'a brula la vergo qu'avié pica lou chin, etc.

«Es vengu l'aïgo qu'a amoussa lou fio qu'avié brula la vergo, etc.

«Es vengu lou bioou qu'a begu l'aïgo qu'avié amoussa lou fio, etc.

«Es vengu lou chohet (le boucher) qu'a chahata (qui a tué) lon bioou qu'avié begu l'aïgo, etc.

«Es vengu lou malach hammaveth (l'Ange de la mort) qu'a chahata lou chohet qu'avié chahata lou bioou, etc.

«Es vengu hakkadosch barouch (le Saint, béni soit-il!) qu'a chahata lou malach hammaveth qu'avié chahata lou chohet, qu'avié chahata lou bioou qu'avié begu l'aïgo, qu'avié amoussa lou fio qu'avié brula la vergo, qu'avié pica lou chin qu'avié mourdu lou cat, qu'avié manja lou cabri qu'avié acheta moun pèro un escu, dous escus.—Had gadya! Had gadya!»

[18] Nous dirons,—ce qui rend encore plus fort le raisonnement de M. G. Paris,—aucune version d'aucun pays. Pour un observateur superficiel, le conte provençal et le conte languedocien, que nous avons mentionnés ci-dessus, pourraient au premier abord paraître reproduire la forme hébraïque. Il n'y est pas, en effet, parlé de résistance des divers personnages: «Le loup vient qui voulait manger la chèvre», puis le chien «qui voulait mordre le loup», etc. Mais il y a là, certainement, une altération, ainsi que le montre l'introduction où l'on dit à la chèvre de sortir d'un champ de mil qu'elle mange. Evidemment, dans la forme primitive, on appelait le loup contre la chèvre, puis le chien contre le loup, etc. D'ailleurs,—et ceci est décisif,—la fin de ces deux contes, avec la série lien, souris, chat, les rattache précisément au groupe de contes qui s'éloigne le plus du chant juif et dont nous ferons connaître tout à l'heure une forme orientale.

[19] L'introduction de ce conte indien se retrouve à peu près dans le conte espagnol, cité plus haut, où la petite fille veut faire arracher un arbre pour chercher un pois qui est tombé à côté.

[20] Il y a ici, comme dans le conte portugais résume ci-dessus, une série préliminaire de personnages, avant la série ordinaire ou, du moins, avant l'une des deux séries ordinaires, et, chose curieuse, cette série préliminaire, dans le conte portugais,—juge, roi, qui doit faire marcher le juge, reine, qui doit se fâcher contre le roi, rat, qui doit ronger les jupes de la reine, chat, chien, puis bâton,—a beaucoup de rapport avec celle du conte indien. Ajoutons que l'introduction du conte portugais est analogue à celle du conte espagnol et, par suite, à celle du conte indien.

[21] Dans un conte de l'île de Ceylan (Orientalist, 1885, p. 26), après une introduction analogue à celle des contes indiens, la série de personnages mis en scène est toute différente: Un oiseau a pondu deux œufs entre deux grosses pierres; les pierres s'étant rapprochées, il ne peut plus arriver à son nid. Alors il appelle à son aide un maçon; celui-ci ayant refusé de venir, l'oiseau dit à un sanglier d'aller dans le champ du maçon manger tout le grain; puis à un chasseur, de tirer le sanglier; à un éléphant, de tuer le chasseur; à un katussâ (sorte de petit lézard), de s'introduire, par la trompe de l'éléphant, jusque dans son cerveau (sic); à une poule des jungles, de manger le katussâ; à un chacal, de manger la poule. Le chacal se met à la poursuite de la poule, etc.

[22] Un passage du Coran, que nous trouvons dans le Magasin pittoresque (t. 46, 1878, p. 334), nous paraît un écho de cette fable indienne. Voici ce passage, que l'on peut ajouter aux rapprochements faits par M. Benfey (Pantschatantra, II, p. 373 seq.): «Quand Dieu eut fait la terre, elle vacillait de çà et de là, jusqu'à ce que Dieu eût mis les montagnes pour la tenir ferme. Alors les anges lui demandèrent: O Dieu, y a-t-il dans ta création quelque chose de plus fort que les montagnes? Et Dieu répondit: Le fer est plus fort que les montagnes, puisqu'il les fend.—Et, dans ta création, est-il quelque chose de plus fort que le fer?—Oui, le feu est plus fort que le fer, puisqu'il le fond.—Et est-il quelque chose de plus fort que le feu?—Oui, l'eau, car elle l'éteint.—Est-il quelque chose de plus fort que l'eau?—Oui, le vent, car il la soulève.—O notre soutien suprême, est-il dans ta création quelque chose de plus fort que le vent?—Oui, l'homme de bien qui fait la charité: s'il donne de sa main droite sans que sa gauche le sache, il surmonte toutes choses.»

[23] Etait-ce bien une gazelle dans le texte original, et n'y aurait-il pas là une erreur de traduction?



XXXV
MARIE DE LA CHAUME DU BOIS

Il était une fois une femme qui avait deux filles: l'aînée servait dans une maison de la ville voisine; la plus jeune demeurait avec sa mère dans une chaumière isolée au milieu de la forêt.

Un jour que cette dernière, qu'on appelait Marie de la Chaume du Bois, était seule, occupée à filer, elle entendit frapper à la porte; elle ouvrit et vit entrer un beau jeune homme habillé en chasseur, qui la pria de lui donner à boire, lui disant qu'il était le roi du pays. Il fut si frappé de la beauté de la jeune fille, que peu de jours après il revint à la chaumière pour demander sa main. La mère, qui n'aimait que sa fille aînée, aurait bien voulu la faire épouser au roi; elle n'osa pourtant pas s'opposer au mariage de la cadette, et les noces se firent en grande cérémonie.

A quelque temps de là, le roi fut obligé de partir pour la guerre. Pendant son absence, la mère de la reine vint au château avec son autre fille. Celle-ci, qui enviait le bonheur de sa sœur et la haïssait mortellement, voulut profiter de l'occasion pour se venger. Elle se jeta un jour sur la reine, lui arracha d'abord les yeux, puis les dents, enfin lui coupa les mains et les pieds et la fit porter dans une forêt, où on l'abandonna. Comme elle ressemblait à sa sœur, elle se fit passer pour la reine.

Cependant, la pauvre reine n'attendait plus que la mort. Tout à coup, un vieillard se trouva près d'elle et lui dit: «Madame, qui donc vous a abandonnée dans cette forêt?» La reine lui ayant raconté ce qui lui était arrivé: «Vous pouvez,» dit le vieillard, «faire trois souhaits; ils vous seront accordés.—Ah!» répondit la reine, «je voudrais bien ravoir mes yeux, mes dents, mes mains, et, s'il m'était permis de faire un souhait de plus, mes pieds aussi.»

Le vieillard dit à un petit garçon qui était avec lui: «Prends ce rouet d'or, et va le vendre au château pour deux yeux.» Le petit garçon prit le rouet et s'en alla crier devant le château:

«Au tour, au tour à filer!
«Qui veut acheter mon tour à filer?»

La fausse reine sortit au bruit et dit au petit garçon: «Combien vends-tu ton rouet?—Je le vends pour deux yeux.» Elle s'en alla demander conseil à sa mère. «Tu as mis les yeux de ta sœur dans une boîte», dit la vieille; «tu n'as qu'à les donner à cet enfant.» Le petit garçon prit les yeux et les rapporta au vieillard. Celui-ci ne les eut pas plus tôt remis à leur place, que la reine recouvra la vue.

«Maintenant,» dit-elle, je voudrais bien ravoir mes dents.» Le vieillard donna une quenouille d'or au petit garçon et lui dit: «Va au château vendre cette quenouille pour des dents.» L'enfant prit la quenouille et s'en alla crier devant le château:

«Quenouille, quenouille à filer!
«Qui veut acheter ma quenouille?»

«Ah!» pensa la fausse reine, «que cette quenouille irait bien avec le rouet d'or!» Elle descendit de sa chambre et dit au petit garçon: «Combien vends-tu ta quenouille?—Je la vends pour des dents.» Elle retourna trouver sa mère. «Tu as les dents de ta sœur», dit la vieille; «donne-les à cet enfant.» Le petit garçon rapporta les dents, et le vieillard les remit à la reine, si bien qu'il n'y parut plus. Ensuite il donna une bobine d'or à l'enfant. «Va au château,» lui dit-il, «vendre cette bobine pour deux mains.»

La fausse reine acheta la bobine pour les deux mains de sa sœur. Il ne manquait plus à la reine que ses pieds. «On ne peut filer sans épinglette et sans mouilloir,» dit le vieillard à l'enfant; «va vendre cette épinglette et ce mouilloir d'or pour deux pieds.»

La fausse reine, charmée d'avoir toutes ces belles choses à si bon marché, courut chercher les pieds de sa sœur, que l'enfant rapporta. La reine ne savait comment témoigner sa reconnaissance au vieillard. Celui-ci la conduisit derrière le jardin du château, lui dit de ne pas se montrer encore et disparut.

Ce jour-là même, le roi revint de la guerre. En voyant la fausse reine, il crut que c'était sa femme; il la trouva changée, mais il supposa que c'était parce qu'elle avait eu du chagrin d'être restée longtemps sans le voir. Elle lui montra le rouet d'or, la quenouille et tout ce qu'elle avait acheté, puis ils descendirent ensemble au jardin.

Tout à coup, on entendit frapper à la porte: c'était le vieux mendiant. La fausse reine voulait le chasser, mais le roi lui fit bon accueil et lui demanda s'il n'avait rien vu dans ses voyages qui méritât d'être raconté.

«Sire,» dit le mendiant, «il n'y a pas longtemps, j'ai rencontré dans une forêt une dame à qui l'on avait arraché les yeux et les dents, coupé les pieds et les mains. C'était sa sœur qui l'avait traitée ainsi. J'ai envoyé à cette méchante sœur un petit garçon qui lui a vendu un rouet d'or pour ravoir les yeux, une quenouille d'or pour les dents, une bobine d'or pour les mains, une épinglette et un mouilloir d'or pour les pieds. Si vous voulez, sire, en savoir davantage, vous trouverez là-bas, au bout du jardin, une femme qui vous dira le reste.»

Le roi suivit le mendiant et fut bien surpris et bien joyeux en reconnaissant sa femme. Il la ramena au château; puis il ordonna d'enchaîner la mère et la sœur de la reine et de les jeter aux bêtes.


REMARQUES

Notre conte présente la plus frappante ressemblance avec un conte tchèque de Bohême (Wenzig, p. 45). Ce dernier n'a de vraiment différent que le dénouement, où c'est le rouet d'or qui, mis en mouvement par la fausse princesse, en présence du prince, se met à parler et révèle le crime. Ajoutons que, dans ce conte tchèque, les dents n'ayant pas été arrachées à la princesse, le petit garçon ne va vendre au château que trois objets: un rouet d'or, un fuseau d'or et une quenouille d'or.

Le même thème se trouve traité d'une façon plus ou moins particulière dans plusieurs autres contes.

Dans un conte sicilien (Pitrè, nº 62), une jeune fille doit épouser un roi; sa tante, qui s'est offerte à la conduire dans le pays du fiancé, lui substitue sa propre fille et l'abandonne dans une grotte après lui avoir arraché les yeux. Passe un vieillard, qui accourt aux cris de la jeune fille. Celle-ci l'envoie sous le balcon du roi avec deux corbeilles pleines de roses magnifiques qui, par suite d'un don à elle fait, tombent de ses lèvres quand elle parle, et lui dit de crier qu'il les vend pour des yeux. Elle rentre ainsi en possession de ses yeux, recouvre la vue et finit par se faire reconnaître du roi son fiancé.

Dans un conte italien du Montferrat (Comparetti, nº 25), une jeune fille a reçu divers dons d'un serpent reconnaissant, et un roi veut l'épouser. Les sœurs de la jeune fille, jalouses de son bonheur, lui coupent les mains et lui arrachent les yeux, et l'une d'elles se fait passer, auprès du roi, pour sa fiancée. La jeune fille est recueillie par de braves gens. Un jour, au milieu de l'hiver, le serpent vient lui dire que la reine, qui est enceinte, a envie de figues. D'après les indications du serpent, la jeune fille dit à l'homme chez qui elle demeure où il en pourra trouver, et elle l'envoie au palais en vendre pour des yeux; puis un autre jour, des pêches pour des mains. Elle se fait enfin reconnaître par le prince.

En Italie encore, nous trouvons un conte toscan du même genre (Gubernatis, Novelline di S. Stefano, nº 13). Le voici dans ses traits essentiels: La belle-mère d'une jeune reine hait mortellement sa bru. Pendant l'absence du roi, elle ordonne à deux de ses serviteurs de conduire la reine dans un bois et de la tuer. Emus de ses larmes, les serviteurs se contentent de lui arracher les yeux pour les porter à la reine-mère comme preuve de l'exécution de ses ordres. La jeune femme est recueillie par un vieillard. Ayant reçu d'un serpent trois objets merveilleux, elle se fait conduire, le visage voilé, devant le palais de son mari, et met en vente le premier objet pour un œil, puis le second aussi pour un œil; pour prix du troisième objet, elle demande (comme dans l'Oiseau bleu de Mme d'Aulnoy, et dans les autres contes de ce type, Grimm, nº 88, etc.) la permission de passer la nuit dans la chambre voisine de celle du roi, et se fait ainsi reconnaître de son mari.

Dans un conte catalan (Rondallayre, t. III, p. 114), les yeux de la vraie fiancée d'un roi, fille d'un charbonnier, lui sont arrachés par une jeune fille, envieuse de son bonheur. C'est encore un serpent reconnaissant qui vient à son secours; il donne à sa bienfaitrice une pomme magnifique qu'elle devra aller vendre à la nouvelle reine pour «des yeux de chrétienne». La fausse reine la trompe et lui donne des yeux de chat; mais ensuite, en échange d'une poire qui vient également du serpent, la vraie reine rentre en possession de ses yeux.—Comparer un conte recueilli chez les Espagnols du Chili (Biblioteca de las Tradiciones populares españolas, t. I, p. 137).

Dans un conte grec moderne d'Epire (Hahn, nº 28), une jeune reine se met en route, accompagnée de sa nourrice et de sa sœur de lait, pour aller célébrer ses noces dans le pays de son fiancé. Mourant de soif pendant le voyage,—sa nourrice ne lui a fait manger tout le temps que d'une pâtisserie extrêmement salée,—elle supplie sa nourrice de lui donner à boire. Cette méchante femme lui dit que dans ce pays l'eau est si chère, que chaque gorgée se paie au prix d'un œil. La reine, pour avoir à boire, s'arrache d'abord un œil, puis l'autre[24]. Alors la nourrice l'abandonne et fait passer sa propre fille pour la reine. Cette dernière est recueillie par une vieille femme charitable. Or, la vraie reine avait ce don, que des roses s'échappaient de sa bouche toutes les fois qu'elle souriait. Elle envoie la bonne vieille au palais vendre de ces roses pour des yeux. (Ici, par suite d'une altération évidente, les yeux de chienne qu'on lui donne lui font recouvrer la vue.)

Citons encore un conte russe analysé par M. de Gubernatis (Zoological Mythology, I, p. 218): La servante de la fiancée d'un tzar endort sa maîtresse et lui arrache les yeux; puis elle se substitue à elle et épouse le tzar. La jeune fille est recueillie par un vieux berger. Pendant la nuit, elle fait, quoique aveugle, une couronne de tzar et envoie le vieillard au palais la vendre pour un œil; le lendemain, elle recouvre de la même manière son second œil.

On peut enfin rapprocher de ces différents récits un passage d'un conte roumain de Transylvanie (dans la revue Ausland, 1856, p. 2122): Par suite de la trahison de sa mère, le héros Frounsé-Werdyé a été tué et haché en mille morceaux par un dragon. La «Sainte Mère Dimanche», protectrice de Frounsé, rassemble tous ces morceaux et le ressuscite; mais il manque les yeux, que le dragon a gardés. La «Sainte Mère Dimanche» prend un violon, se déguise en musicien et se rend au château du dragon. Justement celui-ci célèbre ses noces avec la mère de Frounsé; il appelle le prétendu musicien pour qu'il les fasse danser. A peine la «Sainte Mère Dimanche» a-t-elle commencé à jouer, qu'une corde de son violon casse. Elle dit qu'elle ne peut raccommoder cette corde qu'au moyen d'yeux d'homme. «Donne-lui un œil de mon fils,» dit la mère de Frounsé au dragon. Une seconde corde casse, et la «Sainte Mère Dimanche» obtient de la même façon le second œil.—Comparer la fin d'un conte grec moderne de même type que ce conte roumain (Hahn, nº 24).

Chez les Kabyles, on a recueilli un conte qui, malgré nombre d'altérations, se rapproche des contes analysés plus haut, et, en particulier, du conte grec moderne. Dans ce conte kabyle (J. Rivière, p. 51), une jeune fille qui a divers dons, entre autres (à peu près comme l'héroïne du conte grec et celle du conte sicilien nº 62 de la collection Pitrè) le don de semer des fleurs sous ses pas, se prépare à se mettre en route pour le pays de son fiancé. Au moment du départ, sa marâtre lui donne un petit pain dans lequel elle a mis beaucoup de sel (toujours comme dans le conte grec). Quand la jeune fille a mangé, elle demande à boire. «Laisse-moi t'arracher un œil,» lui dit la fille de sa marâtre, «et je te donnerai à boire.» Elle se laisse arracher successivement les deux yeux, et la marâtre emmène sa fille à la place de l'aveugle; mais la fraude est bientôt reconnue, car la fausse fiancée n'a aucun des dons de la véritable. Des corbeaux rendent la vue à celle-ci, et, plus tard, après des aventures assez confuses, elle est reconnue pour ce qu'elle est réellement.

NOTES:

[24] Dans un conte sicilien, tout différent (Pitrè, Nuovo Saggio, nº 6), deux méchantes sœurs, jalouses de la beauté de leur cadette, mettent quantité de sel dans un plat qu'elles font manger à cette dernière, et la jeune fille, mourant de soif, est obligée de se laisser arracher les yeux pour avoir à boire. Des fées lui rendent la vue.



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