Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXXIX
LE CORBEAU
Une femme veut à toute force acheter un corbeau. Son mari le lui défend. Comme il est obligé de s'absenter et qu'il se défie d'elle, il dit à un mendiant qu'il rencontre sur la route d'aller demander l'hospitalité dans sa maison: «Tu verras si ma femme a acheté quelque chose.»
Le mendiant va frapper à la porte et demande qu'on veuille bien le recevoir. «Nous ne pouvons vous loger,» dit la femme.—«Ah!» dit le mendiant, «ayez pitié d'un pauvre homme qui ne voit goutte et n'entend goutte.—Puisqu'il ne voit goutte et n'entend goutte,» se dit la femme, «il ne me gênera pas.» Et elle ouvre la porte au mendiant. Pendant qu'il est là, feignant toujours d'être aveugle et sourd, elle achète le corbeau dont elle avait envie; puis elle se fait du gâteau et va chercher une bouteille de vin.
Tout à coup on frappe. La femme cache vite le corbeau sous le lit, le gâteau sous la huche, et la bouteille derrière le seau. «Qui est là?—C'est moi,» dit le mari. Elle lui apprête sa soupe, et l'homme dit au mendiant de venir manger avec lui. Pendant qu'ils sont à table, l'homme demande au mendiant de lui raconter quelque chose. «Je ne sais rien.—Depuis longtemps que vous voyagez, vous devez avoir vu bien des choses.—Eh bien!» dit le mendiant, «je vais vous raconter ce qui m'est arrivé un jour. J'ai vu un loup aussi noir que le corbeau qui est sous votre lit; j'ai vu une pierre aussi ronde que le gâteau qui est sous votre huche, et j'ai saigné du sang aussi rouge que le vin qui est derrière votre seau.»
Le mari tire le corbeau de dessous le lit, le gâteau de dessous la huche et la bouteille de derrière le seau.
REMARQUES
Un conte vénitien (Bernoni, I, nº 7) nous donne une forme bien complète de ce conte: La femme d'un pêcheur est infidèle à son mari. Celui-ci partant pour la pêche, elle en avertit son amant, qui lui envoie un lièvre, un fromage et une bouteille de vin. Il arrive ensuite lui-même. Cependant une tempête s'est élevée. Un vieux bonhomme vient demander l'hospitalité. La femme lui dit d'entrer, mais d'être discret. Tout à coup on sonne à la porte. La femme met le lièvre sur le manteau de la cheminée, le fromage sur la dalle du balcon, la bouteille derrière la porte, et elle cache son amant sous le lit. Elle ouvre alors à son mari, qui lui dit de lui préparer à souper. Il fait manger avec lui le vieux bonhomme, en lui demandant de lui raconter un conte. «Je n'en sais pas.—Alors racontez n'importe quoi.—Eh! bien, je vais raconter une chose qui m'est arrivée. Passant un jour dans un champ, j'ai vu une bête aussi grande ... Comment dire?... aussi grande que le lièvre qui est sur le manteau de la cheminée.» Le mari lève les yeux et voit le lièvre. «Je lui ai jeté une pierre aussi grosse ... que le fromage qui est sur le balcon.» Le mari regarde et voit le fromage. «Il a coulé autant de sang et aussi noir ... que le vin qui est dans la bouteille derrière la porte. Ensuite la bête est morte, mais elle faisait des yeux ... des yeux comme l'homme qui est sous le lit.» Le pêcheur prend un bâton et reconduit à grands coups le galant à la porte; puis il corrige d'importance sa femme. Après quoi il invite le vieux bonhomme à se régaler avec lui des victuailles qui avaient été préparées pour les autres.
Ce conte vénitien,—dont un autre conte italien, recueilli à Livourne (G. Papanti, nº 2), reproduit les principaux traits,—se rattache à un thème qui se trouve parfois lié avec le thème de nos nos 10, René et son Seigneur, et 20, Richedeau. Le corbeau, dont il est parlé au commencement du conte lorrain, est un débris, qui n'a plus de signification, de certaines variantes de ce même thème. Dans ces variantes, en effet, le personnage qui correspond au mendiant donne le corbeau pour un devin et lui fait dire, par des signes de tête, ce qui s'est passé dans la maison où on l'a reçu, c'est-à-dire, en réalité, ce qu'il a vu lui-même. Nous avons donné, dans les remarques de notre nº 20, Richedeau (I, p. 229), une variante lorraine de ce type.
A ce propos, nous ferons remarquer qu'on a trouvé, en Orient, un conte syriaque du nord de la Mésopotamie (Prym et Socin, II, nº 71, p. 293), qui, dans sa forme assez fruste, peut être rapproché du conte vénitien et des contes dont nous venons de dire un mot: Un renard rencontre un homme et lui dit: «Veux-tu que nous nous jurions l'un à l'autre amitié de frères?» L'homme y consent. Ils arrivent ensemble dans un village et entrent dans une maison, où une femme aux paupières fardées vient justement de tirer son pain du four. Le renard lui demande un morceau de pain; elle le chasse. Puis elle émiette plusieurs pains tout chauds et y mélange du beurre; cela fait, elle sort pour aller chercher son amant. Pendant ce temps, le renard et son compagnon rentrent dans la maison. Le renard dit à l'homme de se cacher dans un coffre à grain, et lui-même s'en va dans son trou. La femme, étant revenue avec son amant, le régale de pain beurré. Tout à coup on entend les pas du mari. La femme dit à son amant de se cacher dans le coffre à grain. Il s'y fourre bien vite, et s'y trouve, à sa grande surprise, avec le camarade du renard; mais il n'ose pas faire de bruit. Le mari demande à manger à sa femme; elle lui donne du pain dur. Sur ces entrefaites, arrive le renard, qui est sorti de son trou. Il demande du pain à la femme qui le repousse encore une fois. Alors le renard dit au mari: «Il y a ici du pain beurré.» Et il lui montre la place. «Pour qui ce pain beurré?» dit le mari à la femme.—«Pour toi.—Pourquoi ne me l'as-tu pas présenté?—Je l'avais oublié.—Mensonge,» dit le renard, «c'était pour tes amants qui sont dans le coffre à grain.» Le mari ouvre le coffre et y trouve les deux hommes; il les tue et tue aussi sa femme. Puis il dit au renard de manger avec lui le pain beurré.
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Au XVIIe siècle, le Napolitain Basile insérait dans son Pentamerone (nº 20) un conte qui ressemble beaucoup au nôtre ainsi qu'au conte vénitien: Cola Jacovo, riche et avare, voit tous les jours arriver à l'heure du dîner un «compère» qui se fait inviter. Croyant un jour que ce parasite a quitté le pays, il dit à sa femme Masella que, pour célébrer cet heureux évènement, il faut préparer un bon dîner: elle apprête donc une anguille, fait un gâteau et achète une bouteille du meilleur vin. Au moment où ils vont se mettre à table, on frappe, et Masella aperçoit par la fenêtre le compère. Vite elle met l'anguille dans le buffet, la bouteille sous le lit, le gâteau entre les coussins, et Cola se cache sous la table. Pendant ce temps, le compère, qui a tout vu par le trou de la serrure, ne cesse de heurter. Quand Masella lui ouvre enfin, il se précipite dans la chambre, l'air tout effaré, et Masella lui demandant ce qui lui est arrivé: «Pendant que j'attendais devant la porte,» dit-il, «il m'est passé entre les jambes un serpent aussi long que l'anguille que tu as mise dans le buffet. Tout tremblant, j'ai ramassé une pierre aussi grosse que la bouteille qui est sous le lit, je l'ai jetée à la tête du serpent, et, en l'écrasant, j'en ai fait un gâteau comme celui qui est là-bas entre les coussins. En mourant, le monstre me regardait avec des yeux aussi fixes que le compère là sous la table, de sorte que mon sang se glaçait dans mes veines.» A ce moment, Cola sort de dessous la table et dit si vertement son fait au compère, que celui-ci s'en va tout penaud.
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D'autres contes présentent la même idée sous une forme particulière.
Dans un conte portugais du Brésil (Roméro, nº 42), un homme est marié à une femme très maniérée, qui affecte de ne jamais manger devant lui, pour lui faire croire qu'elle vit de l'air du temps. Le mari ayant remarqué cette affectation, lui dit un jour qu'il va faire un long voyage; mais, au lieu de partir, il se cache derrière la cuisine. Dès que la femme se voit seule, elle dit à la négresse de lui préparer un tapioca bien épais pour son déjeuner. Elle mange tout. Plus tard, elle fait tuer un chapon et se le fait mettre en ragoût, avec force sauce. Elle n'en laisse rien. Plus tard encore, elle se fait accommoder des pâtes de manioc très fines pour son goûter. Le soir, elle soupe d'autres pâtes sèches et de café. Sur ces entrefaites, il tombe une forte averse. La négresse est en train de desservir, quand rentre le maître de la maison. Sa femme lui dit: «O mon mari, comment par cette pluie n'êtes-vous pas mouillé?» Le mari répond: «Si la pluie avait été aussi épaisse que le tapioca que vous avez mangé ce matin, j'aurais été aussi saucé que le chapon que vous avez mangé à dîner; mais, comme elle était aussi fine que les pâtes de votre goûter, je suis resté aussi sec que les pâtes de votre souper.»
Un autre conte portugais, recueilli dans le Portugal même (Braga, nº 83), ressemble beaucoup à ce conte brésilien.—Comparer un conte italien des Abruzzes (Finamore, nº 52), assez altéré.