Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
XXXIX
JEAN DE LA NOIX
Il était une fois un homme, appelé Jean de la Noix, qui avait beaucoup d'enfants, et rien pour les nourrir. Il se dit un jour: «Je vais aller demander du pain au Paradis.» Le voilà donc parti; mais il se trompa de chemin et arriva à la porte de l'enfer. Il y frappa du genou; point de réponse. «Peut-être,» se dit-il, «ai-je frappé trop fort.» Et il frappa de la pointe du pied. Lucifer ouvrit la porte et lui demanda, ce qu'il voulait. «Je viens voir si l'on veut me donner du pain pour ma femme et pour mes enfants.—On ne donne point de pain ici,» répondit Lucifer; «va-t'en ailleurs.—Oh! oh!» dit Jean, «comme on parle ici! Je vois que je me suis trompé de porte; je m'en vais trouver saint Pierre.»
Il prit cette fois le bon chemin, et, arrivé à la porte du Paradis, il frappa en disant d'une petite voix douce: «Toc, toc.» Saint Pierre vint lui ouvrir et lui dit: «Que demandes-tu?—Je suis Jean de la Noix, et je viens demander du pain pour ma femme et pour mes enfants.—Tu arrives à propos,» dit saint Pierre: «c'est justement ma fête aujourd'hui; tu en profiteras. Tiens, voici une serviette; emporte-la, mais ne lui demande pas ce qu'elle sait faire.»
Jean prit la serviette et partit en disant: «Merci, monsieur saint Pierre.» Il se disait en lui-même que c'était un singulier cadeau. A peine eut-il fait quelques pas, qu'il dit à la serviette: «Eh bien! ma pauvre serviette, que sais-tu faire? On m'a défendu de te le demander, mais dis-le moi tout de même.» Aussitôt la serviette se couvrit de mets excellents.
«Voilà qui est bien,» dit Jean de la Noix; «mais cet endroit-ci ne me plaît pas. Je mangerai quand je serai à la maison.» Il replia la serviette, et tout disparut. Il redescendit la côte et regagna son logis. Il dit en rentrant à sa femme: «Je viens du Paradis. C'était la fête de saint Pierre; tout le monde y était dans la joie. Saint Pierre m'a donné une serviette que voici; mais ne va pas lui demander ce qu'elle sait faire.»
«Pourquoi me fait-il cette recommandation?» pensa la femme. Dès qu'elle fut seule, elle dit à la serviette: «Serviette, que sais-tu faire?» La serviette se trouva aussitôt garnie de plats de toute sorte. «C'est trop beau pour nous,» dit la femme; «je n'ose pas y toucher. Je vais vendre cette serviette.» Elle la vendit pour un morceau de pain. Son mari, de retour, lui demanda où était la serviette. «Nous ne pouvons vivre de chiffons,» répondit-elle; «je l'ai vendue pour un morceau de pain.»
Jean, bien fâché, se décida à retourner au Paradis. «C'est encore moi, Jean de la Noix,» dit-il à saint Pierre; «ma femme a vendu la serviette, et je viens vous prier de me donner quelque autre chose.—Eh bien! voici un âne; mais ne lui demande pas ce qu'il sait faire.—Merci, monsieur saint Pierre ... Vraiment,» pensait Jean, «on rapporte de singulières choses du Paradis! Après tout, le chemin du Paradis est si rude et si raboteux! cet âne m'aidera toujours à le descendre plus facilement ... Or ça, bourrique, que sais-tu faire?» L'âne se mit à faire des écus d'or. Jean de la Noix en ramassa plein ses poches et dit à l'âne de s'arrêter pour ne pas tout perdre en chemin. Il amena l'âne dans sa maison et dit à sa femme: «Voici une bourrique que saint Pierre m'a donnée; ne lui demande pas ce qu'elle sait faire.»
Tandis que Jean dormait, sa femme n'eut rien de plus pressé que de dire à l'âne: «Bourrique, que sais-tu faire?» Et les écus d'or de pleuvoir. «Oh!» dit-elle, «qu'est-ce que cela? c'est trop beau pour nous.» En ce moment, un marchand de verres passait dans la rue en criant: «Jolis verres, jolis!» Il avait un âne qui portait sa marchandise. La femme l'appela et lui demanda s'il était content de son âne. «Pas trop,» répondit le marchand; «il m'a déjà cassé plusieurs verres.—Eh bien! voudriez-vous acheter le mien? m'en donneriez-vous bien dix francs?—Quinze, si vous le voulez.» Bref, elle vendit l'âne pour dix francs. A son réveil, Jean demanda des nouvelles de l'âne. «Je l'ai vendu pour dix francs,» dit la femme.—«Ah! malheureuse! il nous en aurait donné bien autrement de l'argent! Quand le pauvre Job eut perdu tout son bien, pour comble de misère on lui laissa sa femme. Je crois que le bon Dieu me traite comme il a traité Job.»
Il ne restait plus à Jean de la Noix d'autre parti à prendre que de retourner une troisième fois au Paradis. Arrivé à la porte, il entendit saint Pierre qui disait: «C'est ennuyeux d'être si souvent dérangé; hier, c'était Jean de la Noix; aujourd'hui ...—N'achevez pas,» cria Jean, «c'est encore lui. Ma femme a vendu la bourrique.—Tiens,» dit saint Pierre, «voici une crosse; mais ne lui demande pas ce qu'elle sait faire, et ne reviens plus.»
Jean repartit avec la crosse. «Qu'est-ce que je ferai de cela?» se disait-il; «cette crosse ne pourra me servir que de bâton de vieillesse. Eh bien! ma crosse, que sais-tu faire?» Aussitôt la crosse se mit à le battre. «Arrête, arrête,» cria Jean, «ce n'est plus comme avec la bourrique!... Cette fois,» pensa-t-il, «ma femme pourra s'en régaler.»
Rentré chez lui, il dit à sa femme: «Saint Pierre m'a donné une crosse; ne lui demande pas ce qu'elle sait faire.» La femme ne répondit rien, mais elle pensait: «C'est bon; quand tu seras couché ...—Je suis bien las,» dit Jean, «je tombe de sommeil!» Il se coucha aussitôt et fit semblant de dormir. Dès que sa femme l'entendit ronfler, elle dit à la crosse: «Crosse, que sais-tu faire?» La crosse se mit à la battre comme plâtre. «Tape, tape, ma crosse,» cria Jean de la Noix, «jusqu'à ce qu'elle m'ait rendu ma serviette et ma bourrique!»
REMARQUES
Comparer nos nos 4, Tapalapautau, et 56, le Pois de Rome.—Voir les remarques de notre nº 4.
Dans un conte champenois, l'Histoire du Bonhomme Maugréant, qui a été publié par M. Ch. Marelle dans l'Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, t. LV, p. 363 (Brunswick, 1876), et reproduit dans les Contes des provinces de France (p. 46), c'est aussi saint Pierre qui donne au bonhomme les objets merveilleux.
On aura remarqué dans Jean de la Noix diverses altérations du thème primitif. Ainsi, le passage où il est dit au pauvre homme de ne point demander à la serviette et à l'âne ce qu'ils savent faire, n'a pas de sens. (Il est assez curieux de constater que cette altération se retrouve dans le conte valaque nº 20 de la collection Schott et dans le conte publié au XVIIe siècle par Basile dans le Pentamerone, nº 1).—Ainsi encore, c'est à la sottise de sa femme et non à la friponnerie d'un aubergiste que Jean doit la perte des objets merveilleux.
⁂
Nous avons recueilli, à Montiers-sur-Saulx, une autre version du même conte. La première partie de cette variante tient à la fois de Tapalapautau et de Jean de la Noix. Comme dans le premier conte, c'est du bon Dieu que le pauvre homme reçoit successivement une serviette, un âne et une crosse d'or, à laquelle on dit: Tapautau, tape dessus, pour la faire agir, et Alapautau pour l'arrêter; comme dans Jean de la Noix, défense est faite de demander à ces objets merveilleux ce qu'ils savent faire; mais la curiosité de la femme n'a pas ici les mêmes conséquences: les trois objets merveilleux restent en la possession de la famille, qui bientôt se trouve très riche. Un jour, l'homme veut mesurer son or et son argent; il envoie ses enfants emprunter un boisseau à la voisine. Un louis reste au fond du boisseau (voir les remarques de notre nº 20, Richedeau), et la voisine va dénoncer l'homme à la justice, qui le condamne à être pendu. Quand il est au pied de la potence, il se met à pleurer en regardant sa femme et ses enfants. «Hélas!» dit-il, «si j'avais seulement mon pauvre bâton, que je l'embrasse encore une fois avant de mourir!» On lui apporte sa crosse d'or. Aussitôt il lui dit:
«Tapautau, tape dessus, corrige-les bé (bien)!«Tape sur celle qui m'a prêté le boissé (boisseau)!»On le supplie de rappeler son bâton; à la fin il consent à le faire et il rentre tranquillement chez lui.
Le dénouement de cette variante est à peu près identique à celui du conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, III, nº 24) cité dans les remarques de notre nº 4. Il faut aussi en rapprocher la fin d'un conte espagnol de même type (Caballero, I, p. 46), dont voici l'analyse: Le père Curro a dépensé tout son bien en bombances. Désespéré des avanies que lui font subir sa femme et ses enfants, il veut se pendre à un olivier. Un follet vêtu en moine l'arrête et lui donne une bourse qui ne se vide jamais. En retournant chez lui, il entre dans une auberge, y fait grande chère et s'y endort sous la table. L'aubergiste fait faire par sa femme une bourse semblable à celle du père Curro et la substitue à celle-ci. Arrivé chez lui, le père Curro dit à sa famille de se réjouir et met la main dans la bourse sans en rien retirer. Roué de coups par sa femme, il reprend la corde pour se pendre. Le follet, sous la figure d'un caballero, lui donne une nappe qui lui fournira toujours de quoi manger. La nappe, étendue par terre, se couvre de mets excellents. Le père Curro entre dans l'auberge, et sa nappe lui est dérobée. Sa femme et ses enfants, voyant que la nappe ne se garnit pas, tombent sur lui et le laissent en piteux état. Le père Curro s'en retourne avec sa corde. Cette fois, le follet lui donne une petite massue, à laquelle il doit dire certaines paroles, s'il veut qu'on le laisse en paix. Il rentre chez lui; ses enfants viennent lui demander du pain en l'injuriant; il envoie sa massue contre eux, et les voilà sur le carreau. La mère vient au secours de ses enfants; la massue tombe sur elle et la tue. L'alcade arrive avec ses alguazils; l'alcade est tué et les alguazils s'enfuient. Le roi envoie un régiment de grenadiers, qui sont fort maltraités et qui se retirent en désordre. Le père Curro s'endort avec sa massue sur lui. Il se réveille pieds et poings liés; on le mène en prison, et il est condamné à mourir par le garrot. Sur l'échafaud on lui délie les mains; il prend sa massue et l'envoie tuer le bourreau. Le roi ordonne de le laisser aller et lui donne une propriété en Amérique. Il s'en va dans l'île de Cuba et y bâtit une ville. Il y tue tant de monde avec sa massue que la ville en garde le nom de Matanzas (du mot matar, «tuer»).
Dans ce conte espagnol il n'est point question, comme dans notre variante et dans le conte breton, de dernière grâce demandée par le condamné. Ce trait, ainsi que tout le dénouement, nous le rencontrons dans des contes qui se rapportent à d'autres thèmes. Ainsi, dans un conte allemand de la collection Ey (p. 122), dont nous avons donné l'analyse à propos de notre nº 31, l'Homme de fer (II, p. 6), le soldat, au pied de la potence, obtient du roi la permission d'allumer une certaine bougie. Aussitôt paraît, un gourdin à la main, l'homme de fer, serviteur de la bougie, et il assomme le bourreau et les spectateurs. Le roi crie au soldat de faire trêve et lui donne sa fille en mariage. (Comparer Grimm, nº 116.)—Ailleurs, par exemple dans un conte allemand (Grimm, nº 110), dans un conte polonais de la Prusse orientale (Tœppen, p. 148), c'est en se faisant donner la permission de jouer une dernière fois de son violon, que le condamné sauve sa vie. Forcé, ainsi que tous les assistants, par la vertu du violon merveilleux, de danser et de danser toujours, le juge lui crie de cesser de jouer et lui fait grâce.