Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXIII
LE LOUP BLANC
Il était une fois un homme qui avait trois filles. Un jour, il leur dit qu'il allait faire un voyage. «Que me rapporteras-tu?» demanda l'aînée.—«Ce que tu voudras.—Eh bien! rapporte-moi une belle robe.—Et toi, que veux-tu?» dit le père à la cadette.—«Je voudrais aussi une robe.—Et toi, mon enfant?» dit-il à la plus jeune, celle des trois qu'il aimait le mieux.—«Je ne désire rien,» répondit-elle.—«Comment, rien?—Non, mon père.—Je dois rapporter quelque chose à tes sœurs, je ne veux pas que tu sois la seule qui n'ait rien.—Eh bien! je voudrais avoir la rose qui parle.—La rose qui parle?» s'écria le père, «où pourrai-je la trouver?—Oui, mon père, c'est cette rose que je veux; ne reviens pas sans l'avoir.»
Le père se mit en route. Il n'eut pas de peine à se procurer de belles robes pour ses filles aînées; mais, partout où il s'informa de la rose qui parle, on lui dit qu'il voulait rire, et qu'il n'y avait au monde rien de semblable. «Pourtant,» disait le père, «si cette rose n'existait pas, comment ma fille me l'aurait-elle demandée?» Enfin il arriva un jour devant un beau château, d'où sortait un murmure de voix; il prêta l'oreille et entendit qu'on parlait et qu'on chantait. Après avoir fait plusieurs fois le tour du château sans en trouver l'entrée, il finit par découvrir une porte et entra dans une cour au milieu de laquelle était un rosier couvert de roses: c'étaient ces roses qu'il avait entendues parler et chanter. «Enfin,» dit-il, «j'ai donc trouvé la rose qui parle!» Et il s'empressa de cueillir une des roses.
Aussitôt un loup blanc s'élança sur lui en criant: «Qui t'a permis d'entrer dans mon château et de cueillir mes roses? Tu seras puni de mort: tous ceux qui pénètrent ici doivent mourir.—Laissez-moi partir,» dit le pauvre homme; «je vais vous rendre la rose qui parle.—Non, non,» répondit le loup blanc, «tu mourras.—Hélas!» dit l'homme, «que je suis malheureux! Ma fille me demande de lui rapporter la rose qui parle, et, quand enfin je l'ai trouvée, il faut mourir!—Ecoute,» reprit le loup blanc, «je te fais grâce, et, de plus, je te permets de garder la rose, mais à une condition: c'est que tu m'amèneras la première personne que tu rencontreras en rentrant chez toi.» Le pauvre homme le promit et reprit le chemin de son pays. La première personne qu'il vit en rentrant chez lui, ce fut sa plus jeune fille.
«Ah! ma fille,» dit-il, «quel triste voyage!—Est-ce que vous n'avez pas trouvé la rose qui parle?» lui demanda-t-elle.—«Je l'ai trouvée, mais pour mon malheur. C'est dans le château d'un loup blanc que je l'ai cueillie. Il faut que je meure.—Non,» dit-elle, «je ne veux pas que vous mouriez. Je mourrai plutôt pour vous.» Elle le lui répéta tant de fois qu'enfin il lui dit: «Eh bien! ma fille, apprends ce que je voulais te cacher. J'ai promis au loup blanc de lui amener la première personne que je rencontrerais en rentrant dans ma maison. C'est à cette condition qu'il m'a laissé la vie.—Mon père,» dit-elle, «je suis prête à partir.»
Le père prit donc avec elle le chemin du château. Après plusieurs jours de marche, ils y arrivèrent sur le soir, et le loup blanc ne tarda pas à paraître. L'homme lui dit: «Voici la personne que j'ai rencontrée la première en rentrant chez moi. C'est ma fille, celle qui avait demandé la rose qui parle.—Je ne vous ferai point de mal,» dit le loup blanc; «mais il faut que vous ne disiez à personne rien de ce que vous aurez vu ou entendu. Ce château appartient à des fées; nous tous qui l'habitons, nous sommes féés[77]; moi je suis condamné à être loup blanc pendant tout le jour. Si vous gardez le secret, vous vous en trouverez bien.»
La jeune fille et son père entrèrent dans une chambre où un bon repas était servi; ils se mirent à table, et bientôt, la nuit étant venue, ils virent entrer un beau seigneur: c'était le même qui s'était montré d'abord sous la forme du loup blanc. «Vous voyez,» leur dit-il, «ce qui est écrit sur la table: Ici on ne parle pas.» Ils promirent tous les deux encore une fois de ne rien dire. La jeune fille s'était retirée depuis quelque temps dans sa chambre, lorsqu'elle vit entrer le beau seigneur. Elle fut bien effrayée et poussa de grands cris. Il la rassura et lui dit que, si elle suivait ses recommandations, il l'épouserait, qu'elle serait reine et que le château lui appartiendrait. Le lendemain, il reprit la forme de loup blanc, et la pauvre enfant pleurait en entendant ses hurlements.
Après avoir encore passé la nuit suivante au château, le père s'en retourna chez lui. La jeune fille resta au château et ne tarda pas à s'y plaire: elle y trouvait tout ce qu'elle pouvait désirer; elle entendait tous les jours des concerts de musique; rien n'était oublié pour la divertir.
Cependant sa mère et ses sœurs étaient dans une grande inquiétude. Elles se disaient: «Où est notre pauvre enfant? où est notre sœur?» Le père, à son retour, ne voulut d'abord rien dire de ce qui s'était passé; à la fin pourtant il céda à leurs instances et leur apprit où il avait laissé sa fille. L'une des deux aînées se rendit auprès de sa sœur et lui demanda ce qui lui était arrivé. La jeune fille résista longtemps; mais sa sœur la pressa tant qu'elle lui révéla son secret.
Aussitôt on entendit des hurlements affreux. La jeune fille se leva épouvantée. A peine était-elle sortie, que le loup blanc vint tomber mort à ses pieds. Elle comprit alors sa faute; mais il était trop tard, et elle fut malheureuse tout le reste de sa vie.
NOTES:
[77] Féés, c'est-à-dire enchantés.
REMARQUES
Il est facile de reconnaître, dans une partie de notre conte,—séjour de la jeune fille dans le palais d'un être mystérieux auquel elle a été livrée, défense qui lui est faite de rien révéler de sa vie nouvelle, désobéissance de la jeune fille,—le thème principal d'un récit célèbre dans l'histoire de la littérature antique, la fable de Psyché. Nous aurons donc à examiner cette fable et ce qui s'y rattache. Auparavant il nous faut étudier l'introduction du conte lorrain, qui n'existe pas dans Psyché, mais que nous allons rencontrer dans un certain nombre de contes plus ou moins étroitement apparentés avec cette fable.
Ces contes où nous trouvons notre introduction peuvent se répartir en trois groupes.
Dans le premier groupe,—celui qui a le plus directement rapport avec Psyché et dont fait partie notre Loup blanc,—nous mentionnerons d'abord un conte piémontais (Gubernatis, Zoological Mythology, II, p. 381): Un homme, s'en allant en voyage, dit à ses trois filles qu'il leur rapportera ce qu'elles désireront; la troisième, Marguerite, ne veut qu'une fleur. Comme il cueille une marguerite dans le jardin d'un château, un crapaud apparaît et lui dit qu'il mourra dans trois jours, s'il ne lui donne une de ses filles pour femme. La plus jeune consent à épouser le crapaud, qui, la nuit, devient un beau jeune homme. Il défend à Marguerite de révéler ce secret à personne; autrement il restera toujours crapaud. Les sœurs de la jeune femme, se doutant de quelque mystère, la pressent tant, qu'enfin elle parle. Le crapaud disparaît; elle l'appelle au moyen d'un anneau qu'il lui a donné et par la vertu duquel on obtient tout ce qu'on désire; mais en vain. Alors elle jette l'anneau dans un étang, et son mari reparaît à l'instant. (Cette fin est écourtée).
Citons ensuite le conte hessois nº 88 de la collection Grimm et un conte norvégien (Asbjœrnsen. Tales of the Fjeld, p. 353), l'un et l'autre altérés sur certains points, mais qui se complètent réciproquement. Dans le conte hessois, l'aînée de trois filles demande à son père, qui va en voyage, des perles; la seconde, des diamants; la troisième, une alouette. Le père en aperçoit une à côté d'un château; à peine l'a-t-il saisie, qu'un lion apparaît et le menace de le dévorer s'il ne lui promet de lui amener ce qu'il rencontrera d'abord en rentrant chez lui. L'homme le promet, bien à contre-cœur, et, comme il en avait le pressentiment, c'est sa plus jeune fille qu'il rencontre la première. La jeune fille se rend au château du lion, qui la nuit est un beau prince et dont elle devient la femme. (La suite est une altération d'un des passages principaux de Psyché, et la fin est, dans ses traits généraux, celle de l'Oiseau bleu de Mme d'Aulnoy.)—Dans le conte norvégien, l'altération porte sur l'introduction: Un roi a trois filles, mais il aime surtout la plus jeune. Une nuit, celle-ci rêve d'une guirlande d'or si jolie, qu'elle ne cesse d'y penser, et devient triste et chagrine. Son père commande à des orfèvres de tous les pays une guirlande comme celle que sa fille a vue en songe; peine inutile. Un jour que la princesse se trouve dans la forêt, elle aperçoit un ours blanc et, entre les griffes de la bête, la guirlande dont elle a rêvé. Elle demande à l'acheter, mais l'ours lui répond que, pour prix, il veut avoir la princesse elle-même. Le marché est conclu, et l'ours doit venir dans trois jours chercher la princesse. Au jour dit, le roi range toute son armée en bataille autour de son château pour barrer le passage à l'ours; celui-ci renverse tout. Le roi essaie successivement de lui donner ses deux filles aînées, mais la supercherie est bientôt découverte, et il faut donner la jeune princesse à l'ours, qui l'emporte et l'introduit dans un magnifique château. La nuit, l'ours a une forme humaine, et il prend la princesse pour femme; mais elle n'a jamais vu ses traits. L'ours lui permet, à trois reprises, sur sa demande, d'aller voir ses parents, en lui recommandant bien de ne pas écouter les conseils de sa mère. La princesse reste chaque fois quelques jours chez ses parents; la troisième fois, quand elle les quitte, sa mère lui donne un petit bout de chandelle, afin qu'elle puisse, pendant la nuit, voir comment est fait son mari. Elle allume, en effet, la chandelle; mais, pendant qu'elle est tout absorbée dans la contemplation des traits ravissants de son mari, une goutte de suif tombe sur le front de celui-ci, qui s'éveille et lui dit qu'il est obligé de la quitter pour toujours. (La fin de ce conte correspond à la dernière partie du nº 88 de la collection Grimm, déjà cité, et de l'Oiseau bleu.)—La collection Arnason (p. 278) renferme un conte islandais tout à fait du même genre que ce conte norvégien, et dont l'introduction est altérée aussi, mais d'une autre manière. Voici cette introduction: Un roi, étant à la chasse, est attiré par une biche jusqu'au cœur d'une forêt. Après avoir erré de côté et d'autre, il arrive devant une maison dont la porte est ouverte; il y entre, et, trouvant une table servie et un lit tout préparé, il se décide, après avoir vainement attendu le propriétaire, à faire honneur au repas et à se coucher dans le lit. Le lendemain matin, quand il se remet en route, un grand chien brun, qu'il avait vu la veille dans la maison, court après lui en lui disant qu'il est bien ingrat de ne pas l'avoir remercié de son hospitalité, et le menace de le déchirer en mille pièces s'il ne promet de lui donner ce qu'il rencontrera d'abord en rentrant chez lui, etc.
Le second groupe de contes où figure l'introduction du conte lorrain est celui auquel appartient le conte si connu de la Belle et la Bête, publié en 1740 par Mme de Villeneuve dans son roman intitulé: les Contes marins ou la Jeune Amèricaine, et abrégé plus tard par Mme Leprince de Beaumont[78]. Ici nous avons affaire à une branche collatérale du thème de Psyché. Il y a bien une désobéissance de la part de la jeune fille qui habite le palais du monstre, mais cette désobéissance n'a nullement trait à la même défense. On le verra par l'analyse suivante d'un conte basque de ce type (Webster, p. 167): Un roi, qui a trois filles, n'a d'yeux que pour les deux premières et les comble de présents. Un jour pourtant, allant à une fête, il demande à la plus jeune ce qu'elle désire qu'il lui rapporte. Elle demande simplement une fleur. Le roi achète des parures pour ses filles aînées et oublie la fleur. En revenant, il passe auprès d'un château entouré d'un jardin plein de fleurs; il en cueille quelques-unes. Aussitôt une voix lui crie: «Qui t'a permis de cueillir ces fleurs?» et lui dit que si, dans un an, il ne lui amène pas une de ses filles, il sera brûlé, lui et son royaume. La plus jeune princesse déclare au roi qu'elle ira au château. Elle s'y rend en effet; à son arrivée, elle entend partout de la musique, elle trouve ses repas servis à l'heure, sans jamais voir personne. Le lendemain matin, arrive un énorme serpent, qui est le maître du château. La princesse vit très heureuse, bien qu'elle soit toujours seule. Un jour le serpent lui propose d'aller passer trois jours, mais trois jours seulement, chez ses parents, et lui donne une bague qui deviendra couleur de sang s'il est en grand danger. La princesse oublie de revenir au bout des trois jours. Le quatrième jour, elle jette les yeux sur l'anneau et le voit couleur de sang. Elle retourne au plus vite au château et trouve le serpent étendu raide dans le jardin; elle le réchauffe auprès d'un grand feu et le ranime. Plus tard, le serpent lui demande si elle veut l'épouser; après quelques hésitations, elle répond oui. Quand ils vont à l'église, le serpent devient un beau prince. Il dit à sa femme de prendre sa peau de serpent et de la brûler à une certaine heure, et le charme qui le tenait enchanté est rompu pour toujours.—Dans un conte grec moderne (B. Schmidt, nº 10), il s'agit aussi d'un roi et de ses trois filles: la plus jeune demande à son père, qui s'embarque pour faire la guerre, de lui rapporter une rose. Le roi, quand il revient victorieux, oublie la rose; alors la mer devient pierre, et son vaisseau s'arrête; la demande de sa fille lui revient aussitôt à la mémoire. Ici encore, le monstre est un serpent, comme aussi dans un autre conte grec moderne, de l'île de Chypre (Jahrbuch für romanische und englische Literatur, 1870, nº 7 des contes chypriotes traduit par F. Liebrecht), et dans un conte italien du Mantouan (Visentini, nº 24).
Dans ces trois derniers contes, l'objet demandé au père par sa plus jeune fille est une rose. Il en est de même dans un conte tyrolien (Zingerle, II, p. 391), où le monstre est un ours, dans un conte polonais de la Prusse orientale (Tœppen, p. 142), où il n'est pas dit quelle forme il a, et dans trois autres contes: un conte italien (Comparetti, nº 64), un conte sicilien (Pitrè, nº 39) et un conte portugais (Coelho, nº 29), qui présentent tous, ainsi du reste que le conte chypriote ci-dessus indiqué, une ressemblance assez suspecte avec le livre de Mme Leprince de Beaumont.
Nous retrouvons, dans ces divers contes, le voyage de la jeune fille chez ses parents, et sa désobéissance aux ordres du monstre qui lui a dit de ne rester qu'un certain temps dans sa famille[79]. Ce dernier élément et parfois le premier aussi ont disparu des autres contes, se rapportant plus ou moins au type de la Belle et la Bête, que nous avons encore à mentionner: un conte de l'Allemagne du Nord (Müllenhoff, nº 2), un conte de la Basse-Saxe (Schambach et Müller, nº 5), deux contes hanovriens (Colshorn, nos 20 et 42), un conte de la région du Harz (Ey, p. 91), un conte du Tyrol italien (Schneller, nº 25), un conte toscan (Imbriani, La Novellaja fiorentina, nº 26).
N'ayant pas à traiter ici du thème de la Belle et la Bête dans ce qu'il a de particulier, nous nous contenterons de ces brèves indications. Mais nous ferons remarquer (ceci se rapporte directement à l'introduction de notre conte avec sa «rose qui parle») que, dans le conte saxon, la jeune fille demande à son père une «feuille qui chante;» dans le conte du Tyrol italien, une «feuille qui chante et qui danse». Dans un conte du Tyrol allemand, forme très altérée du même thème (Zingerle, I, nº 30), il y a une «rose qui chante».—Ajoutons, puisque nous en sommes à relever ces ressemblances de détail, que ce n'est pas seulement dans le conte lithuanien, cité en note, que nous retrouvons le loup blanc de notre conte; il figure également dans un conte allemand (Müllenhoff, nº 3), du type du nº 88 de la collection Grimm.—Enfin, dans l'un des deux contes hanovriens, le roi, pour avoir l'objet désiré par sa plus jeune fille, promet à un barbet la première chose qu'il rencontrera en rentrant chez lui. Ce trait, qui est à peu près celui du conte lorrain, s'est déjà montré à nous dans le conte hessois et dans le conte islandais. Il existe aussi dans le conte lithuanien et dans le conte saxon.
Dans le conte du Tyrol italien, il ne s'agit pas simplement de la «première chose», mais bien, comme dans notre conte, de la «première personne» qu'on rencontrera[80].
Nous arrivons maintenant au troisième groupe de contes où existe notre introduction. Voici, rapidement résumé, un des contes de ce groupe, un conte italien, recueilli à Rome (miss Busk, p. 57): Un riche marchand, qui a trois filles, leur demande, au moment de partir en voyage, ce qu'elles désirent qu'il leur rapporte. Les deux aînées veulent des parures; la plus jeune, un vaso di ruta (un pot de «rue», sorte de plante), et elle ajoute que, s'il ne le lui rapporte pas, il ne pourra pas revenir. En effet, le marchand s'étant rembarqué sans avoir pensé à la plante demandée par sa plus jeune fille, le vaisseau s'arrête et ne veut plus avancer. Le capitaine dit alors que, parmi les passagers, il doit y avoir quelqu'un qui a manqué à une promesse. Le marchand est reconduit à terre; il cherche partout à acheter le vaso di ruta; mais on lui dit que le roi seul possède un pot de cette plante: il y tient tant que, si on lui en demande une seule feuille, on sera mis à mort. Le marchand rassemble son courage et se présente devant le roi, à qui il demande pour sa fille la plante tout entière. Le roi, ému de sa fidélité à sa promesse, lui donne le vaso di ruta, et le charge de dire à sa fille d'en brûler une feuille tous les soirs. De retour à la maison, le marchand remet la plante à sa fille, et lui répète les paroles du roi. Quand vient le soir, la jeune fille brûle une des feuilles de la plante, et aussitôt elle voit paraître le fils du roi, qui vient s'entretenir avec elle. Un soir qu'elle est absente, ses sœurs, qui la détestent, mettent le feu à sa chambre, et la plante est brûlée avec le reste. Le prince arrive en toute hâte: il est grièvement brûlé et blessé par les éclats des vitres de la chambre. La jeune fille, étant rentrée à la maison et voyant la plante brûlée, s'habille en homme et se met à la recherche du prince. Une nuit qu'elle s'est arrêtée sous un arbre dans une forêt, elle entend la conversation d'un ogre et d'une ogresse. «Le seul moyen de guérir le prince,» dit l'ogresse, «c'est de prendre la graisse qui se trouve autour de nos cœurs, d'en faire un onguent, et d'en oindre les blessures du prince.» La jeune fille tue l'ogre et l'ogresse pendant leur sommeil, fait un onguent avec leur graisse; puis elle se présente comme médecin au palais du roi; elle guérit le prince, se fait reconnaître de lui et l'épouse.—Comparer un conte grec moderne d'Epire (Hahn, nº 7), un conte du Tyrol italien (Schneller, nº 21), un conte norvégien (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 311), et aussi un conte danois (Grundtvig, I, p. 125), où l'introduction n'existe à peu près plus, ainsi qu'un conte italien du Mantouan (Visentini, nº 17), un conte des Abruzzes (Finamore, nº 21), un conte portugais du Brésil (Roméro, nº 17), etc., où elle a complètement disparu.
Tout l'ensemble du conte romain se retrouve en Orient, dans un conte populaire indien du Bengale (miss Stokes, nº 25, p. 195): Un roi, qui va s'embarquer pour un lointain voyage, dit à six de ses filles qu'il leur rapportera ce qu'elles lui demanderont. Elles demandent des bijoux, des étoffes précieuses, etc. Il envoie ensuite un de ses serviteurs faire de sa part la même demande à sa plus jeune fille, qui habite dans un palais à elle. Celle-ci, qui est en train de réciter ses prières, dit au serviteur: «Sabr,» c'est-à-dire «attends.» Le serviteur se méprend sur sa réponse et vient dire au roi que la princesse désire que le roi lui rapporte du sabr. Le roi ne comprend pas ce que demande sa fille; il se met néanmoins en route, se disant qu'il s'informera, à tout hasard, de cet objet mystérieux. Arrivé au terme de son voyage, il achète pour ses filles aînées des bijoux et autres objets précieux qu'elles désirent; puis il se rembarque. Mais son vaisseau ne veut pas avancer (tout à fait, comme on voit, le trait si caractéristique de deux contes européens cités plus haut). Alors il s'aperçoit qu'il n'a pas rapporté ce que sa plus jeune fille lui a demandé. Il envoie un de ses serviteurs à terre et lui dit d'aller au bazar pour voir s'il pourra trouver à acheter de ce sabr. Le serviteur s'informe, et on lui dit: «Nous ne connaissons pas cela, mais le fils de notre roi s'appelle Sabr; allez lui parler.»[81] Le serviteur se rend au palais, se présente devant le prince et lui raconte toute l'histoire. Le prince lui donne une petite boîte qui ne devra être remise qu'à la jeune princesse. Dès que le serviteur arrive à bord, le vaisseau se remet en marche de lui-même. De retour dans son palais, le roi envoie la boîte à sa plus jeune fille. Elle l'ouvre et y trouve un petit éventail; elle déploie l'éventail, et le prince Sabr paraît devant elle. Il vient ainsi toutes les fois qu'elle tourne l'éventail d'une certaine façon, et il disparaît quand elle le tourne dans le sens contraire[82]. Bientôt les deux jeunes gens conviennent de se marier, et la princesse invite aux noces son père et ses six sœurs. Le jour du mariage, les sœurs de la princesse, jalouses de son bonheur, disent à celle-ci qu'elles feront elles-mêmes son lit, et elles y répandent du verre pilé. Le prince Sabr s'y blesse grièvement et demande à la princesse de retourner l'éventail, de façon qu'il se retrouve dans son palais. La princesse ne se doute pas de la cause de la maladie. Les jours suivants, elle a beau agiter l'éventail; le prince ne reparaît pas. Alors elle se déguise en yoghi (religieux mendiant) et se met à la recherche du prince. Une nuit qu'elle s'est étendue sous un arbre pour dormir, elle entend deux oiseaux qui parlent du prince Sabr et qui disent de quelle manière on peut le guérir. La princesse, toujours déguisée, arrive chez le prince, qu'elle guérit sans être reconnue. Comme récompense, elle demande au roi, père du prince, le mouchoir et l'anneau de celui-ci; puis elle retourne dans son pays, elle prend l'éventail, l'agite, et le prince paraît. Elle lui montre le mouchoir et l'anneau, et il voit ainsi, à sa grande surprise, que c'est elle qui était le yoghi[83].
Il est inutile d'insister sur l'identité de ce conte indien et du conte romain. Si nous l'avons donné en entier, bien qu'il ne se rattache que par l'introduction à notre Loup blanc, c'est qu'au fond il n'est pas sans rapports avec la fable de Psyché, que nous étudierons tout à l'heure. Epoux mystérieux qui disparaît, et cela par la faute des sœurs de la jeune femme; voyage de celle-ci à la recherche de son mari, jusqu'à ce qu'elle parvienne à le reconquérir, ce sont bien là des traits de la fable de Psyché. Du reste, dans certains contes, il s'est opéré un mélange entre le thème proprement dit de Psyché et celui-ci. (Voir un conte italien de la Basilicate, nº 33 de la collection Comparetti.)
Aux trois groupes de contes que nous venons d'examiner et dans lesquels se retrouve l'introduction du conte lorrain, il convient d'ajouter un quatrième groupe, appartenant également à la famille de Psyché: là, l'introduction n'est plus celle du Loup blanc, bien qu'elle ne soit pas sans analogie. Ainsi, dans un conte sicilien (Pitrè, Nuovo Saggio, nº 5), la plus jeune des trois filles d'un pauvre homme est allée dans les champs avec son père arracher des raiforts sauvages. Voyant un beau pied de cette plante, ils tirent; mais, quand le raifort est arraché, il se trouve à la place un grand trou, et une voix se fait entendre pour se plaindre qu'on ait enlevé la porte de sa maison. Le pauvre homme parle de sa misère; alors la voix dit de lui laisser sa fille et qu'il aura une bonne somme d'argent. Le père finit par y consentir, et la jeune fille est installée dans un beau palais. La suite a beaucoup de ressemblance avec la fable de Psyché. Comparer un autre conte sicilien (nº 18 de la grande collection de M. Pitrè), un conte italien de Rome (miss Busk, p. 99), un autre conte italien (Stan. Prato, p. 43-44), un conte catalan (Maspons, p. 32), etc.—Au XVIIe siècle, Basile insérait un conte de ce genre dans son Pentamerone (nº 44).
On voit que cette plante arrachée amène les mêmes conséquences que la rose cueillie dans le Loup blanc et autres contes.
Il existe encore d'autres contes populaires ressemblant à la fable de Psyché; mais nous n'avons voulu parler ici que de ceux dont l'introduction peut être rapprochée de celle du conte lorrain. Nous aurons l'occasion d'en citer quelques autres dans les remarques de notre nº 65, Firosette.
Nous avons sommairement indiqué, au commencement de ces remarques, en quoi une partie de notre conte se rapproche de la fable de Psyché. Il importe maintenant d'examiner cette fable aussi brièvement que possible, mais avec soin. Une question, en effet, se pose: le conte lorrain et tous les autres contes du même genre dérivent-ils du récit latin d'Apulée? Et ce récit lui-même, est-ce dans la mythologie gréco-romaine qu'il faut en chercher l'origine?
La plupart de ceux qui se sont occupés de la fable de Psyché nous paraissent avoir fait fausse route ou s'être arrêtés à moitié chemin. Les uns voient dans le récit latin un mythe dont ils prétendent donner l'explication; les autres qui, avec raison, y reconnaissent un simple conte bleu, ne sont pas assez familiers avec la littérature populaire pour se douter même de l'origine de ce conte. L'existence, dans les monuments figurés grecs et romains, de représentations de ce qu'on a appelé le «mythe de Psyché,» vient encore compliquer la question.
Il nous semble qu'un exposé suffisamment net des termes dans lesquels se pose le problème que nous avons à résoudre écartera la plus grande partie des difficultés.
Et d'abord, existe-t-il réellement un «mythe de Psyché»? Ce qui est vrai, c'est qu'un grand nombre de monuments figurés grecs et romains,—statues, bas-reliefs, pierres gravées,—présentent diverses allégories, dans lesquelles Eros et Psyché, en d'autres termes l'Amour et l'Ame, cette dernière sous la forme d'une jeune fille à ailes de papillon (ψυχή signifiant à la fois âme et papillon) jouent différents rôles. Psyché torturée par Eros, Eros et Psyché se tenant embrassés, tels sont les sujets qui ont le plus fréquemment tenté le talent des artistes. Les monuments en question se répartissent, quant à leur date, sur un espace de temps qui va de la période macédonienne à la basse époque romaine. Or, aucun de ceux qui sont antérieurs au siècle des Antonins, c'est-à-dire au livre d'Apulée, n'offre le moindre rapport avec la fable de Psyché, telle qu'elle est racontée dans ce livre. C'est seulement sur quelques pierres gravées, postérieures à cette époque, qu'on a reconnu deux des épisodes de ce récit (Psyché aidée par les fourmis à trier diverses graines confondues en un même monceau, et Psyché recevant d'un aigle une amphore, sans doute remplie de l'eau du Styx), et, selon toute probabilité, ces sujets ont dû être empruntés directement au récit d'Apulée[84].
Il est donc impossible de tirer de l'examen des monuments figurés la preuve de l'existence d'un «mythe de Psyché» ayant quelque relation avec la fable rédigée par le rhéteur africain. La littérature antique, en dehors d'Apulée, n'a pas non plus trace d'un semblable «mythe». Il nous reste à examiner en lui-même le récit d'Apulée et à rechercher si la fable de Psyché, telle qu'il la raconte, a un caractère mythique.
Commençons par résumer, dans ses traits principaux, le récit d'Apulée (Métamorph., lib. IV-VI): Un roi et une reine ont trois filles, dont la plus jeune, nommée Psyché, est une merveille de beauté. Les deux aînées épousent des princes. Un oracle oblige le roi à donner Psyché pour femme à un monstre inconnu, à une sorte de serpent, qui viendra la prendre sur une haute montagne où la jeune fille devra être exposée. Psyché, conduite sur la montagne, est transportée par Zéphire dans un palais enchanté et devient la femme du maître invisible de ce palais; son époux ne la visite que la nuit. Elle vit heureuse, mais elle désirerait revoir ses sœurs. L'époux mystérieux lui permet à regret de satisfaire son désir et lui recommande surtout de ne rien dire de ce qui le touche: autrement elle se perdra et lui causera à lui-même une amère douleur. Psyché se fait amener ses sœurs par Zéphire. Pressée de questions, elle finit par avouer que jamais elle n'a vu son mari. Ses sœurs, jalouses de son bonheur, lui disent que cet époux est sans doute le serpent dont parlait l'oracle et qui doit la dévorer; elles l'engagent à le tuer. Psyché, la nuit venue, s'arme d'un poignard et approche une lampe de son époux endormi: elle reconnaît Cupidon; mais une goutte d'huile brûlante est tombée sur l'épaule du dieu, qui se réveille et s'enfuit pour ne plus revenir. La malheureuse Psyché, après avoir erré de côté et d'autre à la recherche de son mari, se décide à aller trouver Vénus. La déesse, furieuse de ce qu'elle a épousé son fils, lui impose plusieurs tâches. Psyché doit d'abord trier en un jour un grand amas de toutes sortes de graines mêlées ensemble; une fourmi prend pitié d'elle et appelle à son secours toutes les fourmis du voisinage. Vénus exige ensuite que Psyché lui apporte un flocon de la toison d'or de béliers terribles; Psyché désespérée est au moment de se précipiter dans un fleuve, quand un roseau lui enseigne le moyen de recueillir sans danger de ces flocons d'or. Puis Vénus ordonne à la jeune femme de lui procurer une fiole de l'eau du Styx, qui est gardée par des dragons; l'aigle de Jupiter, ami de Cupidon, va chercher de cette eau pour Psyché. Enfin Vénus donne à Psyché une boîte et lui dit d'aller aux enfers demander à Proserpine de lui envoyer dans cette boîte un peu de sa beauté. Cette fois, Psyché croit son dernier jour arrivé. Elle se dirige vers une haute tour pour se précipiter du faîte de cette tour; mais la tour, prenant une voix, lui apprend ce qu'elle doit faire pour mener à bonne fin cette redoutable entreprise. Psyché remonte des enfers avec la boîte; mais, cédant à une téméraire curiosité, elle l'ouvre, et aussitôt un sommeil léthargique s'empare d'elle. Cupidon accourt et la réveille. Désormais rien ne s'oppose plus à la réunion des deux époux.
Quiconque a un peu l'habitude des contes populaires saluera dans chacun des épisodes de ce récit des traits de connaissance. Ce prétendu «mythe» ne tient en réalité que par le nom des personnages à la mythologie grecque ou romaine. C'est tout simplement un conte populaire, frère de plusieurs contes qui vivent encore aujourd'hui, anilis fabula, «conte de bonne femme», comme Apulée le dit lui-même. Et la forme primitive de ce conte,—altérée sur divers points dans le récit latin,—nous pouvons assez facilement la reconstituer.
Pour y arriver, nous prendrons d'abord un conte populaire recueilli dans l'Inde, de la bouche d'une blanchisseuse de Bénarès, et publié en 1833 dans l'Asiatic Journal (Nouv. série, vol. II)[85]: La fille d'un pauvre bûcheron, nommée Tulisa, étant un jour occupée à ramasser du bois mort auprès d'un puits en ruines, au milieu d'une forêt, entend tout à coup une voix qui paraît sortir du puits et lui dit: «Veux-tu être ma femme?» Elle s'en fuit effrayée. La même aventure lui arrive encore une fois, et alors elle en parle à ses parents, qui l'engagent à retourner au puits et, si la voix lui fait la même question, à lui répondre: «Adressez-vous à mon père.» Tulisa obéit, et la voix lui dit: «Envoie-moi ton père.» Le bonhomme vient, et, la voix lui ayant promis de le rendre riche, il donne son consentement. Tulisa est mariée à son prétendant invisible, et transportée dans un magnifique palais, où elle vit heureuse; mais elle ne voit son mari que la nuit, et celui-ci lui défend de recevoir aucune personne étrangère. Pendant un temps, tout va bien; mais, un jour, une vieille se présente sous les fenêtres de Tulisa, qui a l'imprudence de l'introduire dans le palais au moyen d'un drap de lit suspendu à une tourelle. La vieille gagne par ses paroles flatteuses la confiance de la jeune femme et finit par la décider à demander à son mari comment il se nomme. En vain l'époux mystérieux représente à Tulisa que, s'il lui donne satisfaction, ce sera pour elle la ruine; elle insiste. Alors il la conduit sur le bord d'une rivière, il entre dans l'eau, et, s'y enfonçant de plus en plus, il lui demande par trois fois si elle persiste dans sa funeste curiosité. Tulisa se montre toujours aussi obstinée. Alors il lui dit: «Mon nom est Basnak Dau!» Au même instant il disparaît dans l'eau, et à sa place se montre la tête d'un serpent. Tulisa, redevenue la pauvre fille du bûcheron, cherche en vain le palais où elle a passé de si heureux jours, et elle est obligée de retourner chez ses parents, redevenus misérables eux aussi[86].—Pendant le temps de sa prospérité, la jeune femme a sauvé la vie à un écureuil. Un jour le petit animal s'approche de la cabane de Tulisa et lui fait signe de le suivre dans la forêt; là elle a l'occasion d'entendre une conversation entre plusieurs écureuils. Elle apprend que son mari, Basnak Dau, est le roi des serpents; la reine sa mère, mécontente d'avoir perdu le pouvoir depuis l'avènement de son fils, a découvert que ce pouvoir lui reviendrait si Basnak Dau révélait son nom à une fille de la terre. C'est elle qui a envoyé à Tulisa la vieille qui a donné à celle-ci de si pernicieux conseils. Un des écureuils ajoute qu'il y a pour Tulisa un moyen de rentrer en possession de son bonheur. Il faut d'abord qu'elle cherche un œuf de l'oiseau Huma et qu'elle le couve dans son sein. Dès qu'elle aura trouvé cet œuf, elle devra se rendre auprès de la reine des serpents et lui offrir ses services: la reine lui imposera des épreuves très difficiles, et, si Tulisa n'en vient point à bout, elle sera dévorée par des serpents. Il est à désirer pour Tulisa, disent les écureuils, qu'elle parvienne à couver l'œuf du Huma; car l'oiseau qui en sortira rompra le charme.—Tulisa, grâce aux écureuils, qui lui servent de guides, trouve un œuf de Huma et arrive au palais de la reine des serpents. Celle-ci, avant de la prendre à son service, lui impose une première épreuve: Tulisa doit recueillir dans un vase de cristal le parfum de mille fleurs. Un essaim d'innombrables abeilles lui apporte ces mille parfums (sur le chemin du palais de la reine des serpents, Tulisa avait rencontré une abeille; mais il n'est pas dit,—évidemment par suite d'une altération du récit,—qu'elle lui eût rendu service). Le lendemain la reine remet à Tulisa une jarre remplie de graines et lui ordonne d'en tirer la plus belle parure que jamais princesse ait portée. Les écureuils apportent à Tulisa de magnifiques pierreries, et la jeune femme en fait une couronne qu'elle dépose aux pieds de la reine. Cependant l'œuf se trouve couvé, et il en sort un Huma qui vole droit à un serpent vert enroulé autour du cou de la reine et crève les yeux de ce serpent. Aussitôt le charme est rompu; Basnak Dau remonte sur son trône et célèbre solennellement ses noces avec Tulisa, maintenant digne de lui.
On ne saurait le nier: ce conte, actuellement encore vivant dans l'Inde, offre beaucoup de ressemblance avec la fable de Psyché. Sans doute il n'est pas identique: le conseil fatal donné à la jeune femme porte sur un tout autre objet, et la question que Tulisa pose à son mari rattache sur un point ce conte à la légende de Lohengrin plus étroitement qu'à Psyché. Mais il n'en est pas moins vrai que, si l'on considère tout l'ensemble, la ressemblance entre le récit latin et le conte indien est frappante. En attendant qu'on ait découvert dans l'Inde le pendant exact de Psyché,—ce qui, nous en sommes persuadé, arrivera quelque jour,—on trouvera dans Tulisa et le Roi des serpents l'explication de deux traits altérés dans le récit latin et, en même temps, l'indication de leur forme primitive.
Ce monstre de la race des serpents, vipereum malum, auquel le père de Psyché est obligé de livrer sa fille, Apulée en a fait un monstre métaphorique, l'Amour, le cruel Amour, qui porte ses ravages dans la terre entière. Le conte indien, lui, le représente comme le roi des serpents. Nous nous rapprochons de la forme primitive; mais ce n'en est encore qu'un affaiblissement: le conte indien ne montre pas, du moins expressément, le «roi des serpents» comme revêtu d'une enveloppe de serpent qu'il dépouille chaque nuit. Voilà la forme primitive, et certains contes européens, se rattachant au thème de Psyché, l'ont conservée plus ou moins distinctement. Ainsi, dans un conte toscan (Gubernatis, Novelline di Santo Stefano, nº 14), un gros serpent demande à un bûcheron de lui donner une de ses trois filles en mariage; si elles refusent, le bûcheron le paiera de sa tête. La plus jeune des filles du pauvre homme se déclare prête à épouser le serpent, et celui-ci l'emporte dans un magnifique palais, où il devient un beau jeune homme, appelé sor Fiorante; mais malheur à la jeune femme si elle dit à personne comment il se nomme! Dans une visite qu'elle fait à ses sœurs, elle se laisse aller à révéler ce nom mystérieux, et son mari disparaît, ainsi que le palais. (La dernière partie de ce conte correspond à celle du nº 88 de la collection Grimm, cité dans le premier groupe des contes étudiés ci-dessus.)—Nous avons ici le serpent qui se transforme en homme, mais nous ne le voyons pas se dépouiller de son enveloppe. Un autre conte italien, de Livourne, du même type pour la plus grande partie (Stan. Prato, nº 4), présente ce dernier trait, qui se retrouve, comme on devait s'y attendre, dans des contes indiens.
Nous citerons d'abord, parmi ces contes indiens, un conte du Pantchatantra (p. 144 de la traduction allemande de M. Benfey): La femme d'un brahmane n'a point d'enfants. A la suite d'un sacrifice offert par son mari, elle devient enceinte et met au monde un serpent. Au bout d'un certain temps, le brahmane va demander pour son fils la main de la fille d'un autre brahmane[87]. Le mariage a lieu. La nuit venue, le serpent se dépouille de sa peau, et la jeune fille voit devant elle un beau jeune homme. Le matin, le brahmane entre dans la chambre, s'empare de la peau du serpent et la jette au feu. Le charme est ainsi rompu. (Comparer la fin du conte basque analysé plus haut, parmi les contes du second groupe.)—Un autre conte indien (miss Stokes, nº 10), actuellement encore vivant dans la bouche du peuple, et que nous avons résumé dans les remarques de notre nº 12, le Prince et son Cheval (I, p. 150), contient ce même élément: Une des femmes d'un roi a mis au monde un fils qui a la forme d'un singe. Devenu grand, le prétendu singe quitte de temps en temps sa peau, et fait, sans être reconnu, toute sorte d'exploits. Enfin une princesse découvre que c'est lui qui a été vainqueur dans plusieurs épreuves imposées à ceux qui aspirent à sa main, et elle déclare qu'elle veut épouser le singe. Elle l'épouse en effet. Toutes les nuits, le jeune homme se dépouille de sa peau de singe; mais il défend à sa femme d'en rien dire à personne. Un jour qu'il s'est rendu à une fête après avoir ôté sa peau de singe et l'avoir mise sous son oreiller, la princesse appelle sa belle-mère et lui dit que son mari n'est pas un singe, mais un beau jeune homme, et elle lui montre la peau. Puis, d'accord avec sa belle-mère, elle brûle cette peau, afin que le prince reste toujours sous sa forme humaine. Aussitôt le prince sent quelque chose qui l'avertit de ce qui s'est passé. Il accourt et reproche à sa femme d'avoir brûlé sa peau de singe; mais, le lendemain matin, sa colère s'est apaisée, et l'on fait de grandes réjouissances.
Les deux contes indiens que nous venons d'analyser ne se rattachent que par un trait à la fable de Psyché. En voici un troisième, toujours du même genre, mais dont l'introduction est au fond celle de Psyché (nous voulons parler du passage où le roi est obligé par un oracle de donner sa fille en mariage à un monstre); ce conte indien fait partie d'un livre sanscrit, la Sinhâsana-dvâtrinçikâ (les Trente-deux récits du trône), qui a été étudié par M. Albert Weber dans les Indische Studien (t. XV, 1878, p. 252 seq.): Le roi Premasena a une fille d'une grande beauté, nommée Madanarekha, et deux fils plus jeunes, Devaçarman et Hariçarman. Un jour que l'aîné est sur le bord du fleuve, il entend une voix qui dit: «Si le roi Premasena ne me donne pas sa fille, mal lui en adviendra, à lui et à sa ville.» Le jeune homme va raconter au roi ce qu'il a entendu; on ne le croit pas. Mais, quand ensuite le second fils du roi et le roi lui-même ont entendu la voix mystérieuse, Premasena, après avoir pris l'avis de ses conseillers, se rend auprès du fleuve et dit: «Es-tu un dieu, un génie ou un homme?—J'étais,» répond la voix, «le gardien de la porte du dieu Indra; mais, en punition de mes fautes, j'ai été condamné à naître dans cette ville, chez un potier, sous la forme d'un âne. Donne-moi ta fille; sinon, malheur à toi et à ta ville!» Le roi, effrayé, promet de donner sa fille, mais il ajoute: «Si tu as une vertu divine, entoure la ville d'un mur de cuivre, et bâtis-moi un palais présentant les trente-deux signes de la perfection.» Dans la nuit tout est construit. La princesse se résigne courageusement à son destin et elle est donnée en mariage à l'âne. Celui-ci, quand il est seul avec elle, se dépouille de sa peau d'âne et se montre sous son apparence céleste. La princesse vit très heureuse avec lui. Un jour, quelques années après, la mère de la jeune femme vient lui faire une visite et elle voit son gendre le gandharva (sorte de génie) sous sa forme véritable. Elle trouve l'occasion de se saisir de la peau d'âne et la jette au feu. Quand le gandharva voit que la peau ne se retrouve plus, il dit à sa femme: «Ma bien-aimée, maintenant, je retourne au ciel; la malédiction qui me frappait a pris fin.» Et il disparaît pour toujours.
Cette disparition du gandharva fait tout naturellement penser à la disparition de l'époux mystérieux de Psyché. Aussi ne sera-t-on pas surpris de voir, dans un conte serbe (Vouk, nº 10) voisin de ce conte indien, toute une dernière partie où la jeune femme, après que sa belle-mère a brûlé la peau du serpent (ici nous retrouvons le serpent), se met, comme Psyché, à la recherche de son mari, et où il lui arrive les mêmes aventures qu'à l'héroïne du nº 88 de la collection Grimm. (Comparer le conte lithuanien nº 23 de la collection Leskien, cité plus haut.)[88]
Nous citerons encore un autre conte indien, publié en 1833 dans l'Asiatic Journal et résumé par M. Ralston dans son travail indiqué ci-dessus. Ici les rôles sont renversés: l'être céleste qui a l'apparence d'un animal est l'épouse, et non point l'époux. Invitée à une fête chez le roi son beau-père, la princesse-singe se dépouille pour la première fois de la peau qui la recouvre. Pendant qu'elle est chez le roi, le prince son mari jette la peau dans le feu. Aussitôt la princesse s'écrie: «Je brûle!» et elle disparaît, ainsi que son palais[89]. Le prince se met à la recherche de sa bien-aimée, et la retrouve enfin dans le royaume céleste.
Nous n'insisterons pas davantage sur ces rapprochements. Aussi bien nous semble-t-il que voilà reconstituée sur un point important la forme primitive de Psyché. Le monstre auquel le roi est obligé de donner sa fille en mariage est un serpent, mais un serpent qui, sous son enveloppe d'écailles, cache un beau jeune homme; et cette forme primitive est tout indienne. Cette origine ressort de tout ce que nous venons de dire, mais on s'en convaincra davantage encore en lisant les pages que M. Benfey a consacrées à un sujet analogue dans son introduction au Pantchatantra (§ 92). L'altération du thème primitif sur ce point se comprend, du reste, parfaitement. Du moment qu'on introduisait dans l'anilis fabula, dans le conte de bonne femme, Vénus et Cupidon avec tout un cortège mythologique, on était bien obligé de modifier, en cet endroit surtout, le récit original.
Pour un second passage de la fable de Psyché, le conte indien de Tulisa et le Roi des serpents nous indique encore la forme primitive. Ce passage, où des animaux exécutent pour Psyché les tâches les plus difficiles, se rattache à un thème bien connu, indien lui aussi, le thème des Animaux reconnaissants. Dans le récit latin, un élément important a disparu: le service que l'héroïne a rendu aux animaux; aussi l'intervention de la fourmi qui vient secourir Psyché paraît-elle peu motivée. Un de nos contes lorrains, Firosette, que nous publions plus loin (nº 65), nous permettra d'étudier ce passage, ainsi que toute la dernière partie de Psyché (Psyché et les épreuves imposées par Vénus). Nous nous permettrons donc de renvoyer aux remarques de ce nº 65.
Nous ne ferons plus qu'une observation. Toute idée de curiosité imprudente de la part de l'héroïne a disparu de la fable de Psyché; c'est encore là une altération. Dans presque tous les contes analogues, il y a soit curiosité, soit indiscrétion, provoquée souvent par les ennemis de la jeune femme. Un conte norvégien, cité plus haut dans le premier groupe, indique bien quelle a dû être, sur ce point, dans Psyché, la forme primitive. Dans ce conte norvégien, l'héroïne s'approche, une lumière à la main, de son époux endormi, comme Psyché, et une goutte brûlante tombe aussi sur lui et le réveille; mais,—et ceci est bien plus naturel que le passage correspondant d'Apulée,—ce qui a poussé la jeune femme à cette imprudence, c'est le désir de voir quels sont les traits de son mari[90].
La conclusion de cette étude sur Psyché,—dans laquelle, pour ne pas être démesurément long, nous avons élagué bien des détails,—c'est que ni le conte lorrain ni les autres contes européens de la même famille ne dérivent de la fable de Psyché, laquelle présente le thème primitif sous une forme moins bien conservée que la plupart de ces contes. La source d'où dérivent et Psyché et les contes modernes analogues doit être cherchée dans l'Inde.
⁂
Un conte portugais du type de la Belle et la Bête (Consiglieri-Pedroso, nº 10) est, à notre connaissance, le seul des contes de ce genre qui, comme le nôtre, se termine d'une façon tragique par la mort du personnage enchanté.
Dans une autre forme de ce dénouement, également de Montiers, la jeune fille meurt, elle aussi, «en tenant la patte du loup».
NOTES:
[78] M. Ralston a étudié ce groupe de contes dans la revue le Nineteenth Century (livraison de décembre 1878).
[79] Dans un conte lithuanien (Leskien, nº 23), le loup blanc,—ici comme dans le conte lorrain, le monstre est un loup blanc, qui, la nuit, dépouille la peau de bête et devient un beau prince,—amène la princesse sa femme aux noces de la sœur aînée de celle-ci, et vient ensuite la reprendre. Il l'amène également au mariage de la cadette; mais, cette fois, pendant qu'il dort, la reine, mère de la princesse, brûle la peau de loup, et aussitôt il disparaît. Sa femme se met à sa recherche, et le récit se rapproche du nº 88 de la collection Grimm, où se trouve aussi, mais avec des traits tout particuliers, le voyage de l'héroïne aux noces de ses sœurs.
[80] Il y a peut-être dans cette promesse un souvenir d'une vieille superstition païenne. Ainsi, nous voyons dans la Bible Jephté, qui, on le sait, avait passé sa jeunesse parmi des voleurs et des gens sans aveu, plus païens sans doute que fidèles Israélites, faire au vrai Dieu un vœu de ce genre, tel qu'un Moabite en eût fait à son dieu Chamos. Un écrivain du moyen âge, Hugues de Saint-Victor, a très bien exprimé cette idée: «Ritum gentilium secutus, dit-il, humanum sanguinem vovit, sicut postea legimus regem Moab filium suum immolasse super murum.» (Adnot. in Jud., dans la Patrologie de Migne, t. CLXXV, col. 92.)
[81] Dans le conte épirote, la ressemblance avec le conte indien est encore plus grande, sur ce point, que dans le conte romain: Quand le marchand s'embarque pour l'Inde, ses deux filles aînées lui demandent de leur rapporter des étoffes de ce pays; la troisième demande «la baguette d'or». Le marchand apprend, dans le pays où il est allé, que «la Baguette d'or» est le nom du fils du roi.
[82] Dans le conte norvégien, le «chevalier vert», qui tient la place du prince Sabr, a donné au roi, pour le remettre à sa fille, un petit livre qu'elle ne devra ouvrir qu'étant seule. Quand la princesse l'ouvre, le chevalier paraît devant elle; il disparaît quand elle le ferme.
[83] M. Lal Behari Day a recueilli, également dans le Bengale, une variante de ce conte (nº 8), qui ne présente guère que la différence suivante: La plus jeune fille du marchand, qui s'est mise à la recherche de son mari, le prince Sobur,—Sobur et Sabr sont, au fond, le même nom,—n'entend pas tout de suite, comme dans l'autre conte indien, la conversation des deux oiseaux. Elle a d'abord l'occasion de tuer un énorme serpent au moment où il allait dévorer les petits de ces oiseaux, qui sont des oiseaux géants, et le père, par reconnaissance, la transporte dans le pays du prince. (On peut ajouter cet épisode aux passages analogues de contes orientaux cités dans les remarques de notre nº 52, la Canne de cinq cents livres, II, p. 141 et pp. 143-144.)
[84] Voir l'intéressant écrit de M. Maxime Collignon, Essai sur les monuments grecs et romains relatifs au mythe de Psyché (Paris, 1877).
[85] Hermann Brockhaus en a donné une traduction allemande à la fin de ses deux volumes de traduction de Somadeva (Leipzig, 1843).
[86] Dans un conte sicilien (Pitrè, Nuovo Saggio, nº 5), dont nous avons parlé plus haut et sur lequel nous reviendrons à propos de notre nº 65, Firosette, l'héroïne, obéissant à de perfides conseils, commet aussi la faute de demander avec instance à son époux mystérieux comment il se nomme. A peine le nom est-il prononcé, qu'elle se trouve seule, au milieu d'une campagne déserte.
[87] Ce commencement est à peu près celui du conte italien de Livourne, lequel, comme nous l'avons dit, se rattache à l'une des branches du thème de Psyché: Une reine, qui n'a point d'enfants, se recommande à Dieu et aux saints, mais inutilement. A la fin elle devient enceinte et accouche d'un serpent. Quand le serpent a dix-huit ans, il dit à son père qu'il veut se marier.
[88] Un autre conte serbe (Vouk, nº 9), qui n'a pas cette dernière partie, se rapproche beaucoup du conte indien de la Sinhâsana-dvâtrinçikâ. Dans ce conte serbe, le serpent est le fils d'une pauvre femme. Il l'envoie un jour demander à l'empereur de lui donner sa fille en mariage. «Je la lui donnerai,» dit l'empereur, «s'il bâtit un pont de perles et de pierres précieuses qui aille de sa maison à mon palais.» En un instant la chose est faite. Cela rappelle, comme on voit, la demande du roi Premasena.
[89] Dans un conte grec moderne d'Epire (Hahn, nº 14), c'est aussi pendant que la jeune femme est à une fête, après avoir dépouillé sa peau de chèvre, que le prince son mari jette cette peau dans un four ardent.
[90] Dans un conte italien de Rome, assez altéré (miss Busk, p. 99), qui a l'introduction du quatrième des groupes indiqués ci-dessus, nous retrouvons le poignard du récit latin avec la goutte de cire brûlante. L'héroïne habite le palais d'un «roi noir», et ses sœurs l'ont engagée à le tuer, lui disant qu'il ne peut être qu'un méchant magicien.