Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
L
FORTUNÉ
Il était une fois une princesse qui était gardée dans un souterrain par un léopard. Un jour qu'elle était allée se promener avec lui au bois, elle disait: «Ah! ma grosse bête! qu'il fait bon aujourd'hui! le beau soleil! comme les oiseaux chantent bien!—Oui, ma princesse,» dit le léopard; «mais vous ne savez pas ce qui est encore plus beau: demain votre sœur aînée se marie.—Oh! ma grosse bête, je voudrais bien aller à la noce.—Non, vous n'irez pas: je ne vous laisserai point partir.—Oh! ma grosse bête, je serais si contente!—Eh bien! vous irez, mais à une condition: le premier morceau qu'on vous servira, vous me le jetterez sous la table; sinon, je vous emporte sur le champ.»
Quand on revit la princesse, tout le monde fut dans une grande joie; on la croyait revenue pour toujours. Mais, au festin, elle ne pensa plus à ce que le léopard lui avait dit: elle mangea le premier morceau qu'on lui servit, et, au même instant, le léopard l'emporta. On la chercha partout, mais on ne put la retrouver.
Un autre jour, la princesse était encore au bois avec le léopard. «Ah! ma grosse bête,» disait-elle, «qu'il fait bon! Je serais bien contente si vous me conduisiez ici tous les jours; le soleil est si beau! les oiseaux chantent si bien!—Vous ne savez pas ce qui est encore plus beau, ma princesse: votre sœur cadette se marie demain.—Oh! ma grosse bête, je voudrais bien aller à la noce.—Non, je ne vous y laisserai pas aller: vous m'avez oublié l'autre jour.—Cette fois je penserai à vous.—Eh bien! le premier morceau qu'on vous servira, vous me le jetterez sous la table; sinon, je vous emporte sur le champ.»
Tout le monde fut bien joyeux de revoir la princesse; on la croyait revenue pour toujours. Cette fois, elle jeta sous la table le premier morceau qu'on lui servit, et le léopard la laissa se divertir à la noce tant qu'elle voulut; mais, quand tout fut fini, ses parents furent obligés de la ramener au souterrain.
Or, il y avait un jeune homme, appelé Fortuné, qui s'en allait chercher fortune. Un jour, sur son chemin, il rencontra un loup, un aigle et une fourmi qui se disputaient auprès d'une brebis égorgée et qui ne pouvaient s'accorder sur le partage. Fortuné partagea entre eux la brebis: à l'aigle il donna la viande, au loup les os, et à la fourmi la tête pour se loger dedans. Chacun des animaux fut content de son lot, et le loup dit à Fortuné: «Quand tu voudras te changer en loup, tu te changeras en loup.» L'aigle lui dit: «Quand tu voudras te changer en aigle, tu te changeras en aigle.» La fourmi lui dit: «Quand tu voudras te changer en fourmi, tu te changeras en fourmi.»
Le jeune homme continua sa route et arriva dans un village. Il trouva tout le monde triste et vêtu de noir, car c'était ce jour-là même qu'on ramenait la princesse au souterrain. «Voyons,» se dit Fortuné, «si les trois animaux ont dit vrai. Je voudrais être changé en aigle.» Il se changea en aigle. «Je voudrais redevenir homme.» Il redevint homme. «Je voudrais être changé en loup.» Il se changea en loup. «Je voudrais redevenir homme.» Il redevint homme. «Je voudrais être changé en fourmi.» Il se changea en fourmi. «Je voudrais redevenir homme.» Il redevint homme.
Arrivé auprès du souterrain, il se changea en fourmi et entra par le trou de la serrure; quand il fut dans la chambre, il reprit sa première forme. En le voyant, la princesse poussa un grand cri. «Ah! mon ami, comment êtes-vous entré ici? Jamais homme vivant n'a pu y pénétrer.» Fortuné lui raconta comment il s'y était pris. Au même instant, le léopard, qui avait entendu le cri de la princesse, accourut dans la chambre. Fortuné n'eut que le temps de se changer en fourmi et de se cacher sous la robe de la princesse. «Qu'avez-vous donc, ma princesse?» demanda le léopard.—«Ah! ma grosse bête, j'ai rêvé qu'on vous tuait, et j'en étais tout affligée.—Rassurez-vous, ma princesse: ni poignards, ni épées, ni sabres, ni fusils ne peuvent rien sur moi. Pour me tuer, il faudrait des œufs de perdrix: si l'on m'en cassait un sur la tête, je tomberais roide mort.»
Fortuné, qui était sous la robe de la princesse, entendait tout ce que disait le léopard. Celui-ci parti, il alla chercher des œufs de perdrix et les apporta à la princesse. Quand le léopard revint, elle lui dit: «Venez donc auprès de moi, ma grosse bête, que je vous cherche vos poux.» Le léopard s'approcha; aussitôt elle lui cassa les œufs sur la tête, et il tomba roide mort. Puis la princesse et Fortuné forcèrent les portes du souterrain et se rendirent ensemble au palais du roi, auquel ils racontèrent tout ce qui s'était passé. Peu de temps après, Fortuné épousa la princesse.
REMARQUES
Ce conte se compose de deux éléments que nous n'avons jamais ailleurs vus réunis ou plutôt juxtaposés.
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La partie du récit qui précède l'entrée en scène de Fortuné, paraît se rattacher au thème de la Belle et la Bête. Dans certains contes de ce dernier type, le monstre permet, en lui imposant certaines conditions, à la jeune fille qu'il retient chez lui, de rendre visite à sa famille, parfois même (conte islandais de la collection Arnason, p. 278; conte lithuanien nº 23 de la collection Leskien, etc.) d'aller successivement à la noce de ses trois sœurs. Seulement, dans ce thème, le monstre est un prince enchanté qui finit par être délivré et par épouser la jeune fille. Ainsi, dans un conte allemand (Müllenhoff, p. 384), l'ours, à qui un roi a été forcé de donner sa plus jeune fille, ramène un jour celle-ci chez ses parents. Il recommande à la princesse, quand elle sera au festin, de lui présenter son assiette sous la table, puis de danser avec lui et de lui marcher fortement sur la patte. La princesse obéit, et l'ours se change en un beau prince.
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Quant à la seconde partie de notre conte, nous avons déjà étudié, dans les remarques de notre nº 15, les Dons des trois Animaux, le thème auquel elle appartient.
Dans les remarques de ce nº 15 (I, pp. 172-173), nous avons résumé un conte italien, recueilli au XVIe siècle par Straparola. Il est assez curieux de faire remarquer que le héros de ce vieux conte porte le même nom que celui du conte lorrain: il s'appelle Fortunio. Les trois animaux entre lesquels il partage un cerf sont, comme dans notre conte, un loup, un aigle et une fourmi. Fortunio attribue au loup les os et ce qu'il y a de dur dans la chair; à l'aigle, les entrailles et la graisse; à la fourmi, la cervelle. Suivent les dons faits à Fortunio par les trois animaux. C'est là, d'ailleurs, tout ce que ce conte a de commun avec notre Fortuné. Le reste peut être rapproché en partie,—pour l'épisode de la sirène qui retient Fortunio captif au fond de la mer,—de notre nº 15, les Dons des trois Animaux.
Au sujet du partage de la proie, on peut, parmi les contes indiqués dans les remarques de notre nº 15, citer particulièrement le conte basque (Webster, p. 80). Là, les animaux sont un loup, un chien, un faucon et une fourmi. Le héros donne à la fourmi, comme dans Fortuné, la tête de la brebis, les entrailles au faucon, et il coupe en deux le reste pour le loup et le chien.—Même partage à peu près dans le conte danois (Grundtvig, II, p. 194): la tête à la fourmi, «parce qu'il y a dedans tant de petits trous et de petites chambres où elle peut se fourrer,» les entrailles au faucon, les os au chien, le reste à l'ours.
Notre conte est écourté, les dons faits à Fortuné par le loup et par l'aigle ne lui servant à rien dans le cours de ses aventures.
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Le passage relatif aux «œufs de perdrix», qu'il faut casser sur la tête du léopard pour le faire mourir, est tout à fait altéré, plus encore que le passage correspondant de notre nº 15, où l'idée première est pourtant bien obscurcie. Nous avons montré, dans les remarques de ce dernier conte, quelle est la véritable forme de ce thème. Les «œufs de perdrix» sont un souvenir confus de l'œuf dans lequel le monstre a caché son âme, sa vie. C'est ce que montre, mieux que tout autre rapprochement, le passage suivant d'un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, II, p. 128): Le Corps sans âme, terrible géant, a un lion; dans ce lion est un loup, dans le loup un lièvre, dans le lièvre une perdrix, dans la perdrix treize œufs, et c'est dans le treizième que se trouve l'âme du géant.
Sur un point, l'épisode en question est mieux conservé dans Fortuné que dans notre nº 15: dans Fortuné, en effet, comme dans la plupart des contes de ce type, la jeune fille retenue prisonnière par le monstre apprend de lui-même le moyen de le tuer. (Comparer, par exemple, les contes orientaux cités dans les remarques de notre nº 15, I, pp. 173-177.)