Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LIII
LE PETIT POUCET
Il était une fois des gens qui avaient beaucoup d'enfants; l'un d'eux était un petit garçon qui n'était pas plus grand que le pouce: on l'appelait le petit Poucet.
Un jour sa mère lui dit: «Je m'en vais à l'herbe; toi, tu resteras pour garder la maison.—Maman,» dit-il, «je veux aller avec vous.—Non, notre Poucet, tu resteras ici.»
Le petit Poucet fit mine d'obéir; mais, quand sa mère partit, il la suivit sans qu'elle y prît garde. Arrivé aux champs, il se cacha dans la première brassée d'herbe que sa mère cueillit, de sorte que celle-ci le mit sans le savoir dans sa hotte. On donna l'herbe à la vache; voilà le petit Poucet avalé.
Le soir venu, la mère voulut traitre la vache. «Tourne-teu, Noirotte.—Nenni, je n'me tournerâme.» La femme, tout étonnée, courut chercher son mari. «Tourne-teu, Noirotte.—Nenni, je n'me tournerâme.»
De guerre lasse, on appela le boucher, qui fut d'avis qu'il fallait tuer la bête. La vache fut donc tuée et dépecée, et on jeta le ventre dans la rue, où une vieille femme le ramassa et le mit dans sa hotte. Mais, comme elle était trop chargée, force lui fut de s'arrêter à moitié d'une côte, au sortir du village, et d'abandonner sur la route le ventre de la vache.
Vint à passer un loup qui avait grand'faim; il avala le ventre et le petit Poucet avec, puis il se remit à rôder dans les environs. Il n'était pas loin d'un troupeau de moutons, quand le petit Poucet se mit à crier: «Berger, garde ton troupeau! berger, garde ton troupeau!»
En entendant cette voix, le loup prit peur ..., si bien que le petit Poucet se trouva tout d'un coup par terre. Il se nettoya du mieux qu'il put et s'en retourna chez ses parents. Sa mère lui dit:
«Te vlà not' Poucet! j'te croyeuille pordeu.
—J'ateuille da' l'herbe, et veu n'm'avêm'veu.
—Ma fi no, not' Poucet, j'te croyeuille tout d'bo pordeu.
—Eh bé! mama, me vlà r'veneu[47].»
NOTES:
[47] Te voilà, notre Poucet! je te croyais perdu.—J'étais dans l'herbe, et vous ne m'avez pas vu.—Ma foi non, notre Poucet; je te croyais tout de bon perdu.—Eh bien! maman, me voilà revenu.
VARIANTE
LE PETIT CHAPERON BLEU
Un jour, un fermier et sa femme, s'en allant faire la moisson, laissèrent à la maison leur petit garçon, qu'on appelait le petit Chaperon bleu, parce qu'il portait un chaperon de cette couleur, et lui dirent de venir aux champs à midi leur porter la soupe.
A l'approche de midi, le petit garçon versa la soupe dans un pot-de-camp et se mit en devoir de la porter à ses parents. Comme il passait par l'étable, voyant que la vache n'avait rien à manger, il posa son pot à côté d'elle et alla chercher du fourrage. Mais, par malheur, la vache donna un coup de pied dans le pot, et toute la soupe se répandit par terre. Voilà le petit garçon bien en peine. Il ne trouva rien de mieux à faire que de se cacher dans une botte de foin.
Les parents, ne le voyant pas arriver, revinrent au logis; on l'appelle, on le cherche partout: point de petit Chaperon bleu. Cependant la vache, qui avait faim, se mit à beugler; on lui donna la botte de foin où le petit garçon s'était blotti. La vache avala l'enfant avec le foin.
Un instant après, quand on voulut renouveler la litière, on s'aperçut que la vache ne pouvait plus bouger: on avait beau la pousser, la frapper; rien n'y faisait. «Vache, tourne-teu, vache, tourne-teu!—Je n'me tournerâme.» En entendant la vache parler, les gens furent bien étonnés et la crurent ensorcelée; ils ne se doutaient guère que c'était le petit Chaperon bleu qui répondait pour elle. On courut chercher le maire. «Vache, tourne-teu!—Je n'me tournerâme.» Enfin on appela le curé, qui dit à la vache en français: «Vache, tourne-toi!—Je n'comprenme le français; je n'me tournerâme.»
Le fermier, ne sachant plus que faire, fit venir le boucher. La bête fut tuée et dépecée; le ventre fut jeté dehors et ramassé par une vieille femme, qui l'emporta dans sa hotte.
A peine était-elle hors du village, que le petit garçon se mit à chanter:
La vieille, bien effrayée, pressa le pas sans oser regarder derrière elle. Comme elle passait près d'un troupeau de moutons, le petit garçon cria: «Berger, berger, prends garde à tes moutons! Voici le loup qui vient.» La vieille, à demi folle de frayeur, disait en se tâtant: «Je ne suis pourtant pas le loup! Qu'est-ce que cela veut dire?» Arrivée chez elle, elle ferma la porte, déposa sa hotte par terre et fendit le ventre de la vache. Dans un moment où elle tournait la tête, le petit garçon sortit tout doucement de sa prison et se blottit derrière l'armoire.
La vieille prépara les tripes et les accommoda pour son souper. Elle commençait à se remettre de sa frayeur et ne songeait plus qu'à se régaler, quand tout à coup le petit garçon se mit à crier: «Bon appétit, la vieille!» Cette fois, la pauvre femme crut que le diable était au logis et commença à trembler de tous ses membres. «Ecoute,» lui dit alors le petit garçon sans quitter sa place, «promets-moi de ne dire à personne où tu m'as trouvé et de me reconduire où je te dirai. Je serai bien aise de n'être plus ici, et toi tu ne seras pas fâchée d'être débarrassée de moi.» La vieille promit tout, et le petit Chaperon bleu se montra. Elle le reconduisit chez ses parents, qui furent bien joyeux de le revoir.
REMARQUES
Dans une seconde variante, également de Montiers-sur-Saulx, des gens ont un petit garçon pas plus haut que le pouce: on l'appelle P'tiot Pouçot. Un jour, le petit Poucet part pour chercher un maître. Il arrive à un village et entre dans la première maison qu'il voit. Il demande si on veut le prendre comme domestique. La femme, qui en ce moment se trouve seule à la maison, lui répond qu'il est trop petit. «Prenez-moi,» dit le petit Poucet; «je travaille bien.» Le mari, étant revenu, le prend à son service.
La femme l'envoie chercher une bouteille de vin chez le marchand. Le petit Poucet dit à celui-ci de lui donner un tonneau. Le marchand se récrie; mais le petit Poucet n'en démord pas. On lui donne le tonneau, et il s'en va en le poussant devant lui. Sur son chemin les gens sont ébahis: «Un tonneau qui marche tout seul!»
Ensuite la femme l'envoie chercher une miche de pain chez le boulanger. Le petit Poucet se fait donner toutes les miches, qu'il pousse aussi devant lui.
Un jour que la femme fait la galette, il tombe dedans sans qu'on s'en aperçoive. On met la galette au four. Quand elle est cuite et qu'on la coupe en deux, on coupe l'oreille au petit Poucet. «Oh! prenez garde! vous me coupez l'oreille.» Mais on ne fait pas attention à lui, et on le mange avec la galette.
Plusieurs contes de cette famille sont formés en entier, ou presque en entier, du premier épisode de notre conte (le petit Poucet avalé par la vache), épisode présenté d'une manière très simple.
Voici d'abord un conte basque de la Haute-Navarre (Revue de linguistique, 1876, p. 242): Il était une fois un petit, petit garçon; il avait nom Ukaïltcho (Petite poignée). Un jour, sa mère l'avait envoyé garder la vache. La pluie ayant commencé, Ukaïltcho se cacha sous un pied de chou. Comme on ne le voyait plus revenir, sa mère s'en fut le chercher. «Ukaïltcho! où êtes-vous?—Ici! ici!—Où?—Dans les boyaux de la vache.—Quand sortirez-vous?—Quand la vache fera ...» La vache avait avalé Ukaïltcho, pensant que c'était une feuille de chou.
Même histoire dans un conte languedocien cité par M. Gaston Paris (Le petit Poucet et la Grande-Ourse, p. VII), où Peperelet (Grain de poivre), s'en allant porter à manger à son père et à ses frères qui coupent du bois dans la forêt, voit venir le loup et se cache sous un chou, qu'une vache mange, et Pepeleret avec;—et aussi dans un conte du Forez (ibid., p. 37), où Plen Pougnet (Plein le poing) s'étant assis derrière un mur, un bœuf le prend pour un chardon et l'avale.
Dans un conte catalan (Rondallayre, III, p. 88), le héros est un petit garçon pas plus gros qu'un grain de mil. Un jour ses parents l'envoient chercher pour un sou de safran. Il arrive chez le marchand. «Donnez-moi pour un sou de safran.» On regarde, mais l'on ne voit qu'un sou qui remue. A la fin on entrevoit le petit garçon, on prend le sou et on met le safran à la place. Tandis que le petit retourne vers la maison, de grosses gouttes commencent à tomber; il se met à l'abri sous un chou. Arrive un bœuf, qui mange chou et enfant. On cherche le petit partout. «Où es-tu?—Dans le ventre du bœuf; il n'y tonne ni n'y pleut.» Personne ne sait ce que cela veut dire. Tout à coup le bœuf fait un p.., et voilà le petit retrouvé.
D'autres contes, comme le conte lorrain, développent cet épisode et le font suivre d'un second (le petit Poucet ramassé par une femme avec le ventre de la vache) et même, le plus souvent, d'un troisième (le petit Poucet avalé ensuite par un loup avec les tripes).
Dans un conte picard (Carnoy, p. 329), Jean Pouçot, autrement dit Jean l'Espiègle, après avoir été avalé par la vache, lui pique les boyaux avec des alènes qu'il avait dans sa poche. La vache se roule par terre de douleur; on la tue et on met cuire les tripes dans un chaudron. Jean l'Espiègle interpelle sa grand'mère, et on le retire du chaudron.
Dans un conte allemand (Prœhle, I, nº 39), Poucet (Daumgross) est allé cueillir des fleurs dans un pré; il est ramassé avec l'herbe fauchée et donné à la vache, qui l'avale. Toutes les fois que la servante vient traire la vache, Poucet lui adresse la parole. La servante finit par ne plus oser aller à l'étable, et on tue la vache. Les tripes sont données à une mendiante, qui les met dans son panier. A partir de ce moment, à toutes les portes auxquelles elle se présente, elle entend répondre non: c'est Poucet qui lui joue ce tour; mais il meurt d'avoir été cuit avec les tripes.
Dans un conte écossais (Campbell, nº 69), Thomas du Pouce est allé se promener; la grêle étant venue à tomber, il s'abrite sous une feuille de patience. Un taureau mange la plante et, en même temps, Thomas du Pouce. Son père et sa mère le cherchent. Il leur crie qu'il est dans le taureau. On tue la bête; mais on jette justement le gros boyau dans lequel était Thomas. Passe une mendiante, qui ramasse le boyau. Pendant qu'elle marche, Thomas lui parle; elle jette de frayeur ce qu'elle porte. Un renard prend le boyau et Thomas se met à crier: «Tayaut! au renard!» Les chiens courent sus au renard et le mangent, et ils mangent aussi le boyau, mais sans toucher à Thomas, qui revient sain et sauf à la maison.
Venons maintenant à un conte grec moderne (Hahn, nº 55). Là, Demi-pois est avalé par un des bœufs de son père, pendant qu'il leur donne du foin. Le soir, pendant que ses parents sont à table, ils entendent une voix qui sort d'un des bœufs: «Je veux ma part, je veux ma part.» Le père tue le bœuf et donne les boyaux à une vieille femme pour qu'elle les lave. Comme celle-ci se met en devoir de les fendre, Demi-pois lui crie: «Vieille, ne me crève pas les yeux, ou je te crève les tiens!» La vieille, effrayée, laisse là les boyaux et s'enfuit. Le renard passe et avale les boyaux avec Demi-pois; mais celui-ci lui rend la vie dure. Dès que le renard s'approche d'une maison, Demi-pois crie à tue-tête: «Gare à vous, les gens! le renard veut manger vos poules.» Le renard, qui meurt de faim, demande conseil au loup; celui-ci l'engage à se jeter par terre du haut d'un arbre; le renard suit ce conseil, et il est tué roide. Le loup dévore son ami et avale en même Demi-pois; mais voilà que toutes les fois qu'il approche d'un troupeau, il entend crier dans son ventre: «Holà! bergers, le loup va manger un mouton.» Désespéré, le loup se précipite du haut d'un rocher. Alors Demi-pois sort de sa prison et retrouve ses parents.—M. Gaston Paris rapproche de ce conte grec, particulièrement pour la fin, un conte du Forez. Le voici: Le Gros d'in pion (Gros d'un poing) faisait paître un bœuf; il s'était mis derrière un chou. En mangeant le chou, le bœuf mangea le Gros d'in pion. Le maître tua le bœuf, et le chat qui passait mangea à son tour le Gros d'in pion. Le chat fut tué, et le Gros d'in pion fut cette fois mangé par le chien. Enfin le loup dévora le chien. Mais, à partir de ce jour-là, plus moyen pour le loup de manger des moutons. Quand il allait vers les bergeries, le Gros d'in pion, qui était dans son ventre, criait: «Gare, gare, le loup vient manger vos moutons.» Survint compère le renard qui conseilla au loup «de passer entre deux pieux très rapprochés l'un de l'autre, afin que la pression pût le délivrer d'un hôte aussi incommode; ce qui fut fait.»—M. Gaston Paris fait remarquer que le collectionneur, M. Gras, «ne dit pas, ce qui doit être dans l'histoire, que le loup resta pris au corps par les pieux et mourut là misérablement.» «C'est, on le voit, ajoute M. Paris, le pendant exact du conte grec; seulement ici, conformément à la tradition, le loup est bafoué par le renard.» Il l'est également, ajouterons-nous à notre tour, dans une variante grecque de Demi-pois (Hahn, II, p. 254).
Dans un conte portugais (Coelho, nº 33), Grain de Mil, qui s'est mis sur une feuille de millet, est avalé par un bœuf; son père l'appelle partout, et, l'entendant enfin répondre de dedans la bête, il la fait tuer; mais il a beau chercher, il ne trouve pas le petit. On jette les tripes dehors; un loup, les ayant avalées, est pris de tranchées. Grain de Mil lui crie de se soulager, et, sorti du ventre du loup, il retourne chez son père, après d'autres aventures qui ne se rapportent en rien au conte lorrain. (Comparer un autre conte portugais, nº 94 de la collection Braga, dont le héros s'appelle Manoel Feijão, «Manoel Haricot».)—Dans un conte basque, dont M. W. Webster ne dit qu'un mot (p. 191 de sa collection), le petit héros est d'abord avalé par un bœuf, puis par un chien, pendant qu'on lave les tripes du bœuf.
⁂
D'autres contes vont nous offrir de nouvelles aventures se surajoutant aux premières. Ainsi, un conte rhénan (Grimm, nº 37) commence par raconter comment Poucet (Daumesdick) conduit la voiture de son père, en se mettant dans l'oreille du cheval; comment il est acheté par des étrangers, émerveillés de son adresse; comment ensuite il s'échappe et s'associe à des voleurs. Vient, après cette première partie, l'histoire que nous connaissons: Poucet avalé par une vache dans une brassée de foin; la terreur de la servante à qui il crie de ne plus donner de foin à la bête; la vache tuée; le ventre jeté sur le fumier et avalé par un loup. Finalement Poucet indique au loup le garde-manger d'une certaine maison, qui est celle de ses parents; le loup s'y introduit, mais n'en peut plus sortir. Il est tué et Poucet délivré.
Dans un conte russe, dont M. Paris donne la traduction (op. cit., p. 81; voir aussi L. Léger, nº 3), même première partie, à peu près: Petit Poucet se glisse dans l'oreille du cheval et laboure à la place de son père; il est vendu par celui-ci à un seigneur et s'échappe; il s'associe à des voleurs, vole un bœuf et demande les boyaux pour sa part. Il se couche dedans pour passer la nuit et il est avalé par un loup. Comme dans les contes cités précédemment, il crie aux bergers de prendre garde au loup. Celui-ci, en danger de mourir de faim, dit à Petit Poucet de sortir. «Porte-moi chez mon père, et je sortirai.» Le loup l'y porte; Petit Poucet sort du grand ventre par derrière, s'assied sur la queue du loup et se met à crier: «Battez le loup!» Le vieux et la vieille tombent sur le loup à coups de bâton, et, quand il est mort, ils prennent la peau pour en faire une «touloupe» à leur fils.
Ce conte russe n'a pas le passage où Poucet est avalé par un bœuf. Ce trait va se retrouver dans un conte du pays messin, qui a beaucoup de rapport avec le conte russe (Mélusine, 1877, col. 41): Jean Bout-d'homme est vendu par son père le terrassier à un seigneur qui l'a trouvé très gentil. Après s'être d'abord échappé, il est rattrapé par le seigneur qui le met dans un panier suspendu au plafond de la cuisine: de là il doit observer ce qui se passe et en rendre compte à son maître. Un jour, il est aperçu par un domestique qui, pour le punir de son espionnage, le jette dans l'auge aux bestiaux; il est avalé par un bœuf. Le seigneur ayant fait tuer ce bœuf pour un festin qu'il doit donner, les tripes sont jetées sur le grand chemin. Une vieille femme, passant par là, les ramasse et les met dans sa hotte. Elle n'a pas fait dix pas, qu'elle entend une voix qui sort de sa hotte et lui dit:
«Toc! toc!Le diable est dans ta hotte!Toc! toc!Le diable est dans ta hotte!»La vieille jette là sa hotte et s'enfuit. Suivent les aventures de Jean Bout-d'homme avec le loup, aventures à peu près identiques à celle du Petit Poucet russe. «Tais-toi, maudit ventre!» dit le loup, désespéré d'entendre toujours une voix qui prévient les bergers de son approche.—«Je ne me tairai pas, tant que tu n'auras pas été me déposer sous la porte de mon père.—Eh! bien, je vais y aller.» Quand ils arrivent, Jean Bout-d'homme sort du ventre du loup, se glisse dans la maison en passant par la chatière, et, au même instant, saisissant le loup par la queue, il crie: «Venez, venez, père, je tiens le loup par la queue.» Le père accourt et tue d'un coup de hache le loup dont il vend la peau.
Dans un conte allemand (Grimm, nº 45), conte résultant de la fusion faite par les frères Grimm de divers contes de la région du Mein, de la Hesse et du pays de Paderborn,—ce qui, soit dit en passant, est un procédé assez peu scientifique,—une servante, pour se débarrasser du petit espion (comme dans le conte messin), le donne aux vaches avec l'herbe. On tue la vache qui l'a avalé; on fait des saucissons avec une partie de la viande, et Poucet (Daumerling) se trouve enfermé dans un de ces saucissons. Au bout d'un long temps, il est délivré; puis, plus tard, avalé par un renard. Il finit également par recouvrer sa liberté.
Nous mentionnerons encore un conte wende de la Lusace (Veckenstedt, p. 97, nº 6), où le petit fripon d'Eulenspiegel s'associe à un voleur, puis est ramassé avec le foin et avalé par la vache. Quand on tue la vache, il parvient à s'échapper[48].
Deux contes italiens ont également l'association du petit héros avec des voleurs. Le premier, recueilli dans les Marches par M. A. Gianandrea (Giornale di filologia romanza, nº 5), n'a de commun avec notre conte que le passage où Deto grosso (Gros doigt, Pouce) qui s'est caché dans la laine d'un mouton, est avalé par un loup, en même temps que le mouton.—Dans le second, recueilli en Toscane par M. Pitrè (Novelle popolari toscane, nº 42), Cecino (Petit pois) est avalé par un cheval appartenant à ses amis les voleurs; puis par un loup, quand le cheval a été tué et jeté dehors. Le loup voulant aller manger une chèvre, Cecino crie au chevrier de prendre garde.
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Certains contes étrangers ont, des aventures de Poucet, uniquement celles que nous avons vues en dernier lieu s'ajouter au fonds commun à tous les contes cités. Ainsi, le Poucet d'un conte lithuanien (Schleicher, p. 7) laboure en se tenant dans l'oreille d'un bœuf; il est acheté par un seigneur; il aide des voleurs à voler les bœufs du seigneur et ensuite attrape les voleurs eux-mêmes. Le conte finit là-dessus.—Dans un conte croate (Krauss, I, nº 92), Poucet conduit de la même manière un attelage de bœufs. Son père le vend aussi à un seigneur, qui le met dans sa poche; Poucet en profite pour jeter à son père tout l'argent qui s'y trouve. Il tombe ensuite entre les mains d'une bande de voleurs, dans laquelle il s'engage.—Dans un conte albanais (Hahn, nº 99), le petit héros, qu'on appelle «La Noix», laboure, assis sur la pointe de la charrue; il s'associe à des voleurs et devient fameux sous le nom du «voleur La Noix».
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Un poème anglais, l'histoire de Tom Pouce, qui a été sans doute imprimé dès le XVIe siècle, mais dont la plus ancienne édition connue est de 1630, a conservé, au milieu de toute sorte de fantaisies plus ou moins poétiques, un trait de notre thème (Brueyre, p. 5): Tom Pouce est attaché par sa mère à un chardon pour que le vent ne l'enlève pas. Une vache mange le chardon et Tom Pouce avec. «Où est-tu, Tom?» crie partout la mère.—«Dans le ventre de la vache.» Tom finit par en sortir.
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Un conte kabyle (J. Rivière, p. 8) présente une curieuse ressemblance avec tous ces contes européens: Un homme avait deux femmes. Un jour, en remuant du grain, l'une trouve un pois chiche: «Plût à Dieu, se dit-elle, que j'eusse Pois chiche pour fils!» L'autre trouve un ongle: «Plût à Dieu, dit-elle, que j'eusse Ali g'icher (sic) pour fils!» Dieu les exauce[49]. Le conte laisse de côté Pois chiche et ne s'occupe que d'Ali. Le petit garde un troupeau de brebis sans qu'on puisse voir où il est. Des voleurs étant venus à passer, il se joint à eux. Quand ils sont auprès d'une maison, ils font un trou dans le mur, et Ali entre dans l'étable. Il passe dans l'oreille d'une vache et se met à crier: «Est-ce une vache d'Orient ou une vache d'Occident que j'amène?—Amène toujours,» disent les voleurs. Une vieille femme se lève à leurs cris, allume une lampe et regarde partout; elle s'arrête près de l'oreille de la vache. «Recule donc,» crie Ali, «tu vas me brûler.»[50] La vieille étant partie, Ali prend une vache, et les voleurs la conduisent sur une colline, où ils la tuent. Ali se fait donner la vessie et s'en va près d'un ruisseau voisin. Tout à coup il se met à crier: «O mon père, pardon; je l'ai achetée, je ne l'ai pas volée.» Les voleurs, se croyant surpris, s'enfuient, et Ali rapporte la viande à sa mère[51]. Il prend un des boyaux, le porte dans le jardin du roi et se cache dans le boyau. La fille du roi ramasse le boyau et le met dans son panier. Quand elle passe sur la place publique, Ali crie de toutes ses forces: «La fille du roi a volé un boyau!» La fille du roi jette le boyau; un lion survient et l'avale. Ali se met à parler dans le ventre du lion, qui lui demande comment il pourra se débarrasser de lui. Ali lui conseille d'avaler un rasoir: «Je te percerai un peu et je sortirai.» Toujours sur le conseil d'Ali, le lion met en fuite des enfants occupés à se raser la tête. Il avale un de leurs rasoirs. Ali lui fend tout le ventre, et le lion tombe mort.
NOTES:
[48] Dans le conte picard cité plus haut, le petit Poucet s'appelle Jean l'Espiègle. C'est exactement l'Eulenspiegel du conte wende. On sait qu'Espiègle est la forme française du nom d'Eulenspiegel, le héros d'un livre très populaire en Allemagne à la fin du moyen âge, et qui a fait aussi l'amusement de nos aïeux.—Reste à savoir si les Wendes de la Lusace emploient le mot allemand lui-même ou un équivalent dans leur langue; ce que ne dit pas M. Veckenstedt.
[49] Dans le conte rhénan, la mère de Poucet a souhaité d'avoir un enfant, quand même il ne serait pas plus grand que le pouce. Comparer le conte italien des Marches et le conte croate.—Dans les deux contes portugais et dans la variante grecque, le souhait qu'a formé la mère, c'est d'avoir un fils, ne fût-il pas plus gros qu'un grain de mil, un haricot ou un pois.
[50] Tout ce passage se retrouve dans le conte italien des Marches: Pouce s'introduit dans une bergerie et crie à ses camarades les voleurs, qui sont restés dehors: «Lesquels voulez-vous, les blancs ou les noirs?—Tais-toi,» disent les voleurs; «le maître va t'entendre.» Mais Pouce continue à crier. Le maître arrive. Les voleurs décampent et Pouce se cache dans un trou de la muraille. Le maître met sa lumière justement dans ce trou. «Oh! tu m'aveugles,» crie Pouce.
[51] Dans le conte lithuanien, les voleurs ayant tué les bœufs qu'ils ont pris à un seigneur, de concert avec Poucet, celui-ci s'offre à aller laver les boyaux. Il les porte donc à la rivière et se met tout à coup à pousser des cris terribles: «Ah! mon bon monsieur, je ne les ai pas volés tout seul; il y a encore là trois hommes qui font rôtir la viande.» Quand les voleurs entendent ces paroles, ils s'enfuient.