Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXIX
LE LABOUREUR & SON VALET
Il était une fois un jeune homme, appelé Joseph, qui cherchait un maître. Il rencontra sur son chemin un homme qui lui demanda où il allait. «Je cherche un maître.—C'est bien tombé,» dit l'homme; «je cherche un domestique. Veux-tu venir chez moi?—Je le veux bien. Je ne vous demande pas d'argent, mais seulement ma charge de blé au bout de l'année.—C'est convenu.»
Joseph suivit son maître, qui était un laboureur du village voisin. La première chose qu'on lui commanda fut d'aller chercher les vaches, qui paissaient dans le bois. Joseph y alla. Il déracina un chêne pour s'en servir comme d'une gaule, et, au lieu de ramener les vaches, il revint chez son maître avec tous les loups de la forêt. Le maître fut bien effrayé. «Malheureux,» cria-t-il, «remène vite au bois ces vilaines bêtes.» Le domestique chassa devant lui les loups jusqu'à la forêt, et cette fois il ramena les vaches à la maison.
Le lendemain le laboureur lui dit: «Tu vas aller à la forêt prendre notre portion de bois[104].» Joseph ne se donna pas la peine de chercher où se trouvait la portion de son maître. Il prit toutes les portions à la fois et les rapporta dans la cour du laboureur.
Le maître se disait: «Voilà un gaillard qui va vite en besogne. Nous ne saurons bientôt plus à quoi l'employer.» Il lui commanda de battre le blé qu'il avait en grange. Joseph, trouvant le fléau trop léger, coupa un cerisier et un prunier qu'il attacha ensemble pour se faire un fléau, et battit tout le blé, sans désemparer. Il voulut ensuite le vanner; mais comme le van n'était pas assez grand pour lui, il prit la porte de la grange. Puis il battit et vanna toute l'avoine, par dessus le marché, en deux heures et demie.
Le laboureur lui dit alors: «J'ai prêté cent écus au diable. Va les lui redemander de ma part.»
Joseph se mit en route, et, s'étant avancé assez loin dans une grande forêt, il rencontra un diable. «Bonjour, monsieur le diable.—Bonjour. Qu'est-ce que tu viens faire ici?—Je viens de la part de mon maître le laboureur chercher cent écus qu'il vous a prêtés.—Attends un instant. Le patron va rentrer.» En effet, le grand diable arriva bientôt et dit à Joseph: «Qu'est-ce que tu demandes?—Je demande les cent écus que mon maître vous a prêtés.» Le diable lui compta l'argent, et Joseph s'en retourna.
Quand il fut parti, le diable appela un des siens. «Tiens,» dit-il, «voici cent écus. Cours après l'homme et propose-lui de jouer aux quilles ses cent écus contre les tiens.»
Le diable eut bientôt rattrapé Joseph. «Où allez-vous?» lui demanda-t-il.—«Je retourne à mon village.—Voulez-vous,» dit le diable, «faire une petite partie de quilles avec moi? Nous mettrons chacun cent écus au jeu.—Volontiers,» dit Joseph. Le diable joua le premier, et renversa huit quilles; il n'en restait plus qu'une debout. Joseph prit alors la boule, et fit mine de la jeter dans la rivière. Le diable tenait beaucoup à sa boule, qui était fort belle. «Holà!» cria-t-il, «arrête. C'est toi qui as gagné.» Il lui donna les cent écus et retourna au logis.
«Eh! bien,» lui dit le grand diable, «as-tu gagné?—Non. Il est plus adroit que moi.—Voici qu'il a deux cents écus,» reprit le grand diable. «Je t'en donne autant. Cours le rejoindre.»
Le diable fit grande diligence et proposa à Joseph de jouer à qui lancerait de l'eau le plus haut. Le diable commença; mais quand ce fut le tour de Joseph, il lança l'eau si haut et si loin que toute la terre en fut mouillée. Le diable fut encore obligé de lui donner son argent.
De retour chez son maître, Joseph lui remit cent écus et garda le reste pour lui. «Maintenant,» dit-il, «mon année doit être finie. Donnez-moi ma charge de blé.» Le laboureur croyait qu'avec une douzaine de boisseaux il en serait quitte; mais il fallut coudre ensemble douze draps de lit pour contenir tout le grain que Joseph emporta. Depuis on ne l'a plus revu.
NOTES:
[104] Dans les villages qui possèdent des forêts communales, on répartit chaque année une certaine quantité de bois entre les habitants. Chaque «feu» a une «portion» (c'est le terme en usage à Montiers-sur-Saulx).
REMARQUES
Ce conte se rattache au même thème que nos nos 46, Bénédicité, et 14, le Fils du Diable; mais la plupart des aventures sont différentes. Le seul trait commun est la charge de blé demandée comme salaire. Voir, sur ce point, les remarques de notre nº 46, et notamment le résumé d'un conte saxon de Transylvanie (II, p. 111) et d'un conte wende de la Lusace (II, p. 113). Dans ce dernier, le héros se fait un sac avec les draps de tous les lits du château.
⁂
Le passage où Joseph ramène à la ferme, au lieu des vaches, tous les loups de la forêt, peut être rapproché d'un épisode d'un conte basque publié dans Mélusine (1877, col. 160) et dont le début est à peu près celui de notre nº 1, Jean de l'Ours: Le vacher au service duquel est entré le jeune homme est effrayé de sa force et cherche à se débarrasser de lui. Un jour qu'une bande de loups rôdent autour de la borde (bâtiment qui abrite pendant la nuit les bergers et les troupeaux), le vacher lui dit: «Va me réunir ces veaux.» Le garçon y va en courant, arrache un hêtre de douze ans et s'en sert pour faire entrer les loups dans la borde.—Dans un conte russe (Académie de Berlin, 1866, p. 253, mémoire de M. Schott), Ivachko Oreille-d'Ours est envoyé dans la forêt par le pope, son père nourricier, qui espère le voir déchirer par les bêtes. Il ramène à la maison, au lieu de la vache du pope, un ours qui tue tout le bétail.—Dans un récit finnois (Grimm, III, p. 159), Soïni, fâché contre le maître dont il garde le troupeau, appelle les ours et les loups, et leur fait manger les bœufs. Puis il amène les ours et les loups à la maison. Comparer une autre légende finnoise (Schott, loc. cit.), où Kullervo, envoyé par le forgeron Ilmarinen comme pâtre dans la forêt, ramène, au lieu du troupeau, une bande de loups et d'ours, qui déchirent la méchante femme d'Ilmarinen.—Le Grettir des légendes du nord joue à son maître des tours de ce genre lorsqu'on veut lui faire garder les oies et les chevaux (Grimm, III, p. 160).
Dans un conte danois (Grundtvig, II, p. 72) qui présente une grande ressemblance avec notre nº 46, Bénédicité, le héros se fait un fléau avec deux poutres, comme notre Joseph avec un poirier et un prunier. Comparer le conte poméranien (Knoop, p. 208) et le conte westphalien (Kuhn, Westfælische Sagen, II, p. 232), déjà cités dans les remarques de notre nº 46.
Le même conte danois contient encore un épisode à rapprocher d'un passage de notre conte: Jean est envoyé par son maître réclamer au diable trois années d'intérêts sur une somme qu'il lui a prêtée. Il se met en route avec sa canne de fer. Arrivé chez le «vieil Eric» (le diable), qu'il a déjà eu précédemment occasion de maltraiter, il réclame les intérêts dus à son maître, et le diable lui fait donner une énorme quantité d'or et d'argent.—Dans un conte norvégien (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 55), cité dans les remarques de notre nº 46, le roi envoie le héros chez le diable pour lui réclamer l'impôt.—Dans un conte flamand (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, nº 22), cité aussi dans les mêmes remarques, le maître dit au valet qu'il ne pourra plus le nourrir si celui-ci ne lui rapporte de l'argent de l'enfer. Le valet y va. Le diable qui vient ouvrir a eu précisément affaire dans certain moulin à notre homme qui l'a jeté en bas d'un escalier, où il s'est cassé la jambe. En le voyant, ce diable s'enfuit. Le valet se fait donner plein sa charrette de sacs d'argent[105].
En Orient, nous trouvons un épisode du même genre dans un conte des Avares du Caucase, que nous avons déjà eu à citer dans les remarques de nos nos 1 et 46: Le roi, voulant se débarrasser d'Oreille-d'Ours, dont la force l'effraie, lui dit un jour d'aller réclamer à une kart (sorte d'ogresse) une mesure de pois qu'elle lui doit depuis longtemps. Oreille-d'Ours s'en va chez la kart, et, celle-ci ayant voulu lui jouer un mauvais tour, il l'amène au roi, qui lui dit de la remener bien vite chez elle. Oreille-d'Ours fait de même avec un dragon, auquel le roi l'a envoyé réclamer un bœuf.
⁂
L'épisode de la boule n'appartient pas en réalité au thème de l'Homme fort. Il y a ici infiltration, si l'on peut parler ainsi, d'un autre thème, celui où un personnage sans aucune force, mais très rusé, fait croire à un géant ou à un ogre qu'il est plus fort que lui (voir les remarques de notre nº 25, le Cordonnier et les Voleurs). Ainsi, dans un conte italien (Jahrbuch für romanische und englische Literatur, tome VIII, pp. 246 seq.), l'ogre, qui demeure à quelque distance de la mer, propose au héros de jouer à qui lancera le plus loin un mulinello (morceau de bois qui sert à moudre dans les moulins). Il commence, et lance très loin le mulinello. Alors le jeune homme se met à donner du cor pour prévenir, dit-il, les gens de l'autre côté de la mer de se garer quand il lancera: il a l'intention d'envoyer le mulinello dans la mer, mais il pourrait se faire qu'il allât trop loin et fît un malheur. L'ogre se déclare vaincu, parce que si son mulinello tombe dans la mer, il ne pourra plus moudre. (On remarquera que ce passage est bien plus net et mieux conservé que celui du conte lorrain.)—Dans un conte écossais de la collection Campbell (Brueyre, p. 25), le géant lance un lourd marteau à une grande distance et invite le berger à l'imiter. Celui-ci lui déclare que, s'il lance le marteau, le marteau ira s'engloutir en un clin d'œil dans la mer. «Non,» dit le géant; «je tiens à mon marteau, qui me vient de mon grand-père.» Et il renonce à la lutte.—Dans un conte norvégien de la collection Asbjœrnsen (Tales of the Fjeld, p. 253), le jeune homme dit au troll (mauvais génie, ogre), qui vient de lancer sa massue de fer: «A mon tour! Vous allez voir ce que c'est que de lancer.» Et il se met à regarder fixement le ciel, tantôt au nord, tantôt au sud. «Que regardez-vous? lui dit le troll.—«Je cherche une étoile contre laquelle je puisse lancer la massue.—Assez,» dit le troll; «je ne veux pas perdre ma massue.»—De même, dans un conte lapon (nº 7 des Contes lapons traduits par F. Liebrecht dans la revue Germania, année 1870), le géant lance en l'air un énorme marteau de fer. Son valet regarde dans quel nuage il le lancera à son tour; mais le géant lui dit de n'en rien faire, car il a hérité le marteau de son grand-père.
Ce n'est pas, du reste, dans le conte lorrain seul que s'est produite l'infiltration dont nous avons parlé. Dans un conte wende de la Lusace (Veckenstedt, p. 69), appartenant au thème de l'Homme fort, et déjà cité dans les remarques de notre nº 46, Jean, après s'être établi dans un moulin abandonné, voit un jour venir un petit homme qui lui propose de mesurer ses forces avec lui. Jean déclare, là aussi, qu'il veut atteindre avec son marteau une tache rouge qui est au ciel, et le petit homme l'empêche de lancer le marteau.—Nous citerons encore un conte du Tyrol allemand (Zingerle, I, nº 18), de ce même type, et qui se rapproche beaucoup du conte lorrain. Dans ce conte tyrolien, comme dans le nôtre, c'est à un diable que Jean a affaire. Ici Jean regarde fixement le ciel, «afin,» dit-il, «de ne pas jeter bas d'étoile en lançant le marteau,» et le diable, effrayé, lui dit d'en rester là. La rencontre de Jean avec le diable a lieu un jour que le jeune homme s'en va, envoyé par son père qui veut se débarrasser de lui, chercher en enfer un cheveu du diable. C'est là une ressemblance de plus avec notre conte.—Comparer encore le conte poméranien.
Dans le conte westphalien, c'est un autre élément du thème de notre nº 25 qui est venu s'infiltrer dans le thème de l'Homme fort: Le diable ayant lancé très haut un quartier de roc, Jean tire de sa poche un oiseau et le lance comme si c'était une pierre. (Voir les remarques de notre nº 25, I, p. 260.)
NOTES:
[105] Pour le voyage en enfer, comparer le conte du «pays saxon» de Transylvanie résumé dans les remarques de notre nº 46, et un conte italien des Abruzzes, également du type de l'Homme fort (Finamore, I, nº 27).