Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
XLI
LE PENDU
Il était une fois un homme qui avait cinq ou six enfants. Un jour qu'une de ses filles était malade, il voulut aller à la foire; il dit à ses enfants: «Que voulez-vous que je vous rapporte de la foire?—Un mouchoir,» dit l'un.—«Des souliers,» dit l'autre.—«Moi, une robe.—Moi, une robe aussi.—Et toi, ma pauvre malade?—Mon père, je voudrais de la viande pour me guérir.»
Arrivé à la foire, le père acheta les robes, le mouchoir, les souliers qu'il avait promis à ses enfants, mais il oublia la viande que sa fille malade lui avait demandée; il ne s'en aperçut qu'en retournant à la maison. «Quel malheur!» se dit-il, «c'était ce qui pressait le plus.»
A la nuit tombante, traversant une forêt, il lui sembla voir des pendus; comme il ne distinguait pas bien, il s'approcha et s'assura qu'en effet c'étaient des pendus. Il coupa une cuisse à l'un d'eux et revint à la maison. Il donna à ses enfants ce qu'il avait acheté pour eux et dit à la malade: «Tiens, mon enfant, voici de la viande pour toi.—Oh! la belle viande!» dit la jeune fille. On en fit du bouillon, qu'elle trouva excellent.
Sur le soir, la malade vit entrer dans sa chambre un homme qui n'avait qu'une cuisse. «Vous avez ma cuisse,» lui dit-il, «vous avez ma cuisse!—Que voulez-vous dire?» demanda-t-elle.—«Vous le saurez un autre jour.»
Le lendemain, l'homme revint encore. «Où donc est votre cuisse?» demanda la jeune fille.—«MAIS C'EST TOI QUI L'AS MANGÉE!»
A ces mots, il disparut. La jeune fille demanda à son père si l'homme avait dit vrai; il fut bien forcé de l'avouer. Vous pensez si la pauvre enfant fut épouvantée!
REMARQUES
Un conte de l'Agenais (Bladé, nº 7), intitulé la Goulue, est au fond tout à fait le nôtre, si ce n'est qu'à la fin la «Goulue» est emportée par le mort dont ses parents ont coupé la jambe pour la lui donner.
Les deux contes français correspondent au conte allemand inséré par les frères Grimm dans leur troisième volume (p. 267), et, qualifié par eux de «fragment»: Une vieille femme qui, le soir, a des hôtes à héberger, prend le foie d'un pendu et le leur fait cuire. A minuit, elle entend frapper à la porte; elle ouvre. C'est un mort, la tête chauve, sans yeux et avec une plaie au flanc. «Où sont tes cheveux?—Le vent me les a enlevés.—Où sont tes yeux?—Les corbeaux me les ont arrachés.—Où est ton foie?—C'est toi qui l'a mangé.»
En 1856, Guillaume Grimm ne connaissait aucun rapprochement à faire. Il en existait pourtant dans les collections déjà publiées, et depuis lors, des récits analogues ont été recueillis dans divers pays. Voici, par exemple, un conte allemand de la collection Kuhn et Schwartz, publiée en 1848: Un jour, une femme fait cuire du foie pour son mari, Ahlemann, qui aime beaucoup ce mets. L'envie lui prend d'y goûter, et elle goûte tant et si bien qu'elle finit par tout manger. Craignant le mécontentement de son mari, elle va prendre le foie d'un pendu, qu'elle fait cuire. Ahlemann le trouve excellent. Le soir, pendant qu'elle est couchée et que son mari est au cabaret, elle entend des pas s'approcher et une voix crier: «Où est Ahlemann? où est Ahlemann?» Elle répond qu'il est au cabaret. Les pas se rapprochent; éperdue, elle appelle son mari à son secours; peine inutile. Tout à coup l'apparition est près d'elle et lui tord le cou.—Le Rondallayre catalan (t. II, p. 100) donne un conte tout à fait du même genre que ce conte allemand.
La même idée se retrouve, un peu affaiblie, dans un conte anglais de la collection Halliwell (p. 25), publiée en 1849. M. Kœhler, dans ses remarques jointes à la collection Bladé, mentionne encore un autre conte anglais et un second conte catalan.
Dans un conte vénitien (Bernoni, Tradizioni, p. 125), une femme enceinte a envie de manger du cœur. Son mari, qui est sonneur et porteur de morts, prend le cœur d'un mort et le lui donne. Elle le fait cuire et le mange sans se douter de ce que c'est. Trois nuits de suite, le mort vient réclamer son cœur, et la troisième fois il étrangle la femme.
Dans un vieux livre flamand (cité par J. W. Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, nº 132), un distillateur s'est procuré le crâne d'un voleur pendu pour le distiller et en mélanger l'«esprit» avec de l'eau-de-vie. Tout à coup, la nuit, le pendu entre et lui dit: «Rends-moi ma tête!»
Il existe aussi un autre thème très voisin de celui-ci. Là, c'est la «jambe d'or», le «bras d'or» d'une personne morte et enterrée que, par cupidité, quelqu'un va voler, et que le mort vient réclamer. On peut voir, à ce sujet, le conte agenais nº 4 de la collection Bladé, la Jambe d'or, et les remarques de M. Kœhler. A ce second thème se rapportent trois contes allemands (Strackerjan, I, p. 155;—Müllenhoff, p. 465;—Colshorn, nº 6), et, d'après M. Kœhler, un conte anglais.
Dans la collection Pitrè (nº 128), nous trouvons un conte sicilien qui tient, pour ainsi dire, le milieu entre ces deux types de contes: Une petite fille, qui est folle, se cache un jour dans une chapelle où l'on a déposé le corps d'une riche voisine, revêtu de ses beaux habits et orné de ses bijoux. Restée seule, elle prend les bijoux et la belle robe, puis elle veut prendre aussi les bas; mais, tandis qu'elle en tire un, la jambe lui reste dans la main. Elle emporte cette jambe dans l'intention de la manger; mais elle n'en fait rien. Les jours suivants, la morte vient le soir réclamer sa jambe à la petite fille, qu'elle finit par étrangler, et elle reprend sa jambe.—Comparer un conte vénitien (Bernoni, Tradizioni, p. 123) et un conte toscan (Pitrè, Novelle popolari toscane, nº 19).