Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXXXI
LE JEUNE HOMME AU COCHON
Un garçon, qui demeure avec sa mère, se dit un jour qu'il veut tâcher de gagner quelque argent. Il s'en va à la foire et achète un porc pour cinquante écus. En revenant chez lui, il passe dans une forêt où habitent des ermites. L'un d'eux lui marchande son porc et le lui achète pour cent écus; il le paiera, dit-il, dans quinze jours.
Quand le garçon rentre au logis, sa mère lui reproche son imprudence. «Je sais où demeurent ces gens-là,» dit le garçon. «S'ils ne me donnent pas mon argent, ils auront affaire à moi.»
Les quinze jours se passent. Ne voyant venir personne, le garçon s'habille en fille et s'en va au bois, un panier au bras. Il cueille des fleurs, qu'il met dans son panier. «Que faites-vous, mademoiselle?» lui dit un des ermites.—«Je cueille des fleurs pectorales pour donner du soulagement aux malades.» L'ermite prie la prétendue fille de venir voir son frère, qui est malade depuis longtemps. C'était justement «le maître», celui à qui le garçon avait vendu son porc.
Arrivé dans la chambre, le garçon dit aux ermites: «Allez chercher les herbes que je vais vous indiquer. Je lui ferai prendre un bain.» Les ermites une fois partis, il tire un bâton de dessous ses habits et se met à battre le malade en criant: «Paie-moi mes cent écus.—J'ai là cinquante écus,» dit le malade, «prenez-les.—Si vous ne m'apportez pas le reste dans huit jours, vous verrez.» Les autres reviennent et trouvent le malade à la mort. «Qu'est-il donc arrivé?—C'est le marchand de cochons. Payez-le, sans quoi il m'achèvera.—Attendons qu'il revienne,» disent les autres; «nous lui apprendrons à vivre.»
Au bout de huit jours, le garçon revient, vêtu d'une soutane. «Vous êtes Monsieur le curé?—Non; je suis médecin, je guéris toutes les maladies.—J'ai mon frère qui est bien malade; il est tombé du grenier, il est près de mourir.—Je le guérirai.» Le soi-disant docteur envoie l'un allumer du feu, l'autre chercher de l'eau. Pendant ce temps, il roue de coups le malade, qui lui donne cinquante écus «pour ses peines»; puis il détale. Le malade supplie ses frères d'aller porter ses cent écus au marchand de cochons; mais les autres refusent. «Il nous le paiera. S'il revient, il ne nous échappera pas.»
Le garçon revient une troisième fois, déguisé en prêtre, un livre sous le bras. On le prie d'administrer le malade. Il le bat une troisième fois comme plâtre et s'esquive après avoir encore reçu cinquante écus «pour ses peines».
Alors deux des frères du malade se décident à lui porter les cent écus. Le garçon les retient chez lui et les fait coucher dans la chambre haute; mais ils sont pris d'une telle peur que, pendant la nuit, ils attachent ensemble deux draps de lit, descendent par la fenêtre et décampent au plus vite.
REMARQUES
Ce conte se retrouve en Provence, en Toscane, à Rome, en Sicile, en Catalogne, en Norvège.
Voici d'abord le conte romain (miss Busk, p. 336): Le portier d'un couvent, voyant passer un paysan avec un porc, veut lui jouer un tour. Il l'interpelle et lui parle de son porc comme d'un âne. Le paysan répond que le frère portier se trompe, et que c'est un porc qu'il conduit. On appelle le père gardien pour trancher la question: s'il donne raison au frère portier, celui-ci gardera l'animal. Le père gardien, qui est de connivence avec le portier, déclare que l'animal est un âne, et le paysan est obligé de laisser son porc au couvent[133]. Pour se venger, il s'habille en fille, et, le soir, par un violent orage, il se présente à la porte du couvent, implorant un asile. Après bien des pourparlers, on le laisse entrer. Pendant la nuit, il prend un bâton et en donne fort et ferme au père gardien, en lui disant: «Ah! vous croyez que je ne distingue pas un âne d'un cochon!» Puis il s'esquive. Le lendemain, il revient, habillé en médecin, demandant si personne n'a besoin de ses soins. Le frère portier l'introduit auprès du père gardien, qui est tout moulu des coups reçus la veille. Le prétendu médecin envoie les frères chercher dans les champs une certaine herbe, et, quand ils sont tous partis, il tombe à coups de bâton sur le père gardien, en lui répétant: «Ah! vous croyez que je ne sais pas distinguer un âne d'un cochon!» Et il disparaît. Au retour des frères, le père gardien leur dit qu'ils sont justement punis: ils ont eu tort de prendre le cochon de cet homme, bien qu'ils n'aient regardé la chose que comme une plaisanterie. On rend le cochon au paysan, et, en outre, on lui donne un âne pour le dédommager.
Le conte provençal (Armana prouvençau, 1880, p. 74) est à peu près identique à ce conte romain; mais, de plus, il a une fin qu'il faut rapprocher de celle de notre conte: Après avoir rendu à Jean sa vache, le prieur du couvent trouve dur, non pas d'avoir été bâtonné,—c'était, dit-il, de l'«onguent de Tu l'as mérité»,—mais d'avoir à laisser à Jean les cent écus que celui-ci s'est fait donner. Il envoie donc le jardinier du couvent porter un petit cadeau à Jean, en signe d'amitié, et lui redemander les cent écus. Le jardinier part avec son petit garçon; il arrive chez Jean, qui les invite à souper. Pendant qu'ils mangent, l'enfant voit tout à coup une femme pendue au plafond (c'est une femme de paille que Jean a pendue au fond de la cuisine en prévision de l'arrivée de quelqu'un du couvent). Jean dit à ses hôtes de ne pas faire attention: c'est sa vieille mère, qu'il a pendue parce qu'il lui arrivait souvent au lit certain accident. Le jardinier et son fils, effrayés, se gardent bien de réclamer l'argent, et, la nuit, s'imaginant, par suite d'une ruse de Jean, qu'il leur est arrivé, à eux aussi, un semblable accident pendant leur sommeil, ils s'enfuient par la fenêtre.
Dans le conte toscan (Pitrè, Novelle popolari toscane, nº 59), nous retrouvons à peu près cette même dernière partie: là ce sont deux moines, les plus braves du couvent, qui ont été envoyés porter de l'argent au jeune homme. Le conte toscan commence aussi par le mauvais tour joué au jeune homme, à qui deux moines disent successivement que son cochon est un mouton. Vient ensuite, entre autres, l'épisode du prétendu médecin. Chaque fois qu'il bâtonne les deux moines, le jeune homme leur répète: «Est-ce un cochon ou un mouton?»
Dans le conte catalan (Rondallayre, III, p. 93), un jeune homme assez simple est envoyé par sa mère vendre un cochon. Des voleurs s'emparent du cochon par le même moyen que les moines des contes précédents (ils disent que c'est un bœuf). Le jeune homme, fortement grondé par sa mère, se déguise en fille et s'en va près du château des voleurs. Le capitaine fait entrer la prétendue jeune fille, et la mène dans sa chambre; alors le jeune homme tire un bâton de dessous ses habits et rosse le capitaine en lui disant: «Etait-ce un cochon ou un bœuf?» Après quoi il se fait donner trois cents livres. Sa mère lui dit qu'elle en veut encore trois cents. Il s'habille en médecin, et, le jour suivant, s'en va au château. On le conduit auprès du malade; il envoie les voleurs les uns d'un côté, les autres de l'autre. Quand il est seul, il prend un gourdin et bat le capitaine de toutes ses forces. Il se fait encore donner trois cents livres. Sa mère en veut encore autant. Le jeune homme, par un stratagème, attire tous les voleurs hors du château; puis il pénètre auprès du capitaine, qu'il bâtonne pour la troisième fois et qu'il force à lui donner trois cents livres. Le capitaine, craignant de le voir revenir, lui fait rendre son cochon.
Le conte sicilien nº 82 de la collection Gonzenbach se rapproche de ce conte catalan: Le capitaine d'une bande de voleurs a volé à Peppe, qui passe pour niais, une poule que celui-ci allait vendre. Peppe, pour se venger, lui joue, par quatre fois, de mauvais tours. Il s'habille notamment en fille et en médecin, et ces deux épisodes ont beaucoup de ressemblance avec les épisodes correspondants du conte catalan.
Dans un autre conte sicilien (Pitrè, nº 152), un pauvre cordonnier, qui a vendu son cochon à un père gardien et qui n'a reçu pour prix que des coups de bâton, se venge également en lui jouant toutes sortes de tours. Des épisodes analogues à ceux du conte lorrain, nous ne retrouvons ici que l'épisode du médecin. A la fin, le père gardien envoie un frère porter de l'argent au cordonnier pour qu'il laisse le couvent tranquille. Le cordonnier fait loger le frère dans une chambre haute; mais, comme les ermites de notre conte, le frère est pris d'une telle peur qu'il s'enfuit dans la nuit.
Dans le conte norvégien (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 259), un vieil avare a attrapé un jeune garçon en lui achetant son cochon pour un prix dérisoire. Le garçon trouve moyen de le rouer de coups en diverses occasions, et lui dit, après chaque bastonnade: «C'est moi le garçon qui a vendu le cochon.» Dans ce conte, comme dans le précédent, il n'y a que l'épisode du médecin qui se rapporte directement aux épisodes de notre conte.
⁂
M. R. Kœhler (Zeitschrift für romanische Philologie, t. VI) rapproche des contes de cette famille un poème du moyen âge, le Roman de Trubert, de Douin de Lavesne. Ce poème a été analysé dans l'Histoire littéraire de la France (t. XIX, p. 734 seq.). Parmi ses épisodes, un seul peut être comparé aux contes résumés ci-dessus: Un garnement, nommé Trubert, joue des tours pendables à un duc, et finit par le bâtonner, après avoir eu l'adresse de l'attacher à un arbre. Le duc ayant été rapporté dans son château en fort piteux état, on décide qu'il faut appeler des médecins de Montpellier. Trubert se déguise en médecin, se présente au château et dit qu'il a un onguent admirable; mais, pour qu'il puisse bien appliquer cet onguent, il faut qu'on le laisse seul, enfermé avec le malade. «Peut-être l'entendrez-vous crier; mais qu'on se garde bien de vouloir pénétrer dans la chambre, car, avant de le guérir, je dois le faire beaucoup souffrir.» On le fait entrer dans la chambre et on le laisse seul: alors il fustige le duc, qui crie et appelle en vain. Quand le malheureux est tombé en pamoison, Trubert sort en disant que le duc est endormi, et qu'il faut se garder de le réveiller.—Comme dans les contes populaires actuels, Trubert, avant de se retirer, a eu soin de se faire nommer au duc, afin que celui-ci reconnût bien en lui un infatigable persécuteur.
Ce poème du moyen âge n'a pas d'autres points de ressemblance avec le conte lorrain et les contes similaires. Le cadre est tout différent: dans ces contes, en effet, le héros a été attrapé et se venge; dans le vieux poème français, c'est lui qui, d'un bout à l'autre, est l'attrapeur.
NOTES:
[133] Comparer, pour cette introduction, un conte indien du Pantchatantra (III, 3), et les remarques de M. Benfey (§ 146).