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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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LV
LÉOPOLD

Il était une fois un homme et une femme, mariés depuis dix ans et qui n'avaient jamais eu d'enfants; ils auraient bien désiré en avoir.

Un jour que l'homme se rendait dans un village voisin, il vit venir à lui une vieille femme. «Ce doit être une fée,» pensa-t-il. «Si elle me parle, je lui répondrai poliment.»

«Où vas-tu?» lui dit la fée.—«Je vais au village voisin, ma bonne dame.—Tu voudrais bien avoir des enfants, n'est-ce pas?—Oh! oui, ma bonne dame.—Eh bien! tu vois des chiens là-bas; tâche de te faire mordre, et tu auras un fils.»

L'homme s'approcha des chiens, et l'un d'eux le mordit à la main. De retour à la maison, il raconta son aventure à sa femme. Au bout de neuf mois, ils eurent un fils, qu'on appela Léopold.

Plus l'enfant grandissait, plus il devenait méchant: ses parents pensaient que c'était parce que le père avait été mordu par le chien. A l'école, il ne voulait rien apprendre; ayant pris un jour le sabre de son père, il le montra au maître d'école et lui dit qu'à la moindre observation, il le lui passerait au travers du corps. Le maître se plaignit au père: «Votre fils est un garnement,» lui dit-il, «je n'en peux venir à bout.» Finalement le père déclara à Léopold qu'il ne le garderait pas plus longtemps à la maison; il le conduisit un bout de chemin, puis ils se séparèrent.

Etant arrivé dans un village, Léopold vit tout le monde en pleurs. «Qu'ont-ils donc à pleurer, ces imbéciles?» dit-il. On lui répondit qu'une princesse allait être dévorée par une bête à sept têtes. «Ce n'est que cela?» dit Léopold; «voilà une belle affaire!» Les gens se disaient: «N'est-ce pas là ce mauvais sujet de Léopold?» Il continua son chemin et rencontra une vieille femme: «Où vas-tu, mon ami?» lui dit-elle.—«Ces imbéciles qui pleurent là-bas viennent de me parler d'une bête à sept têtes. Je n'ai pas encore vu de bête à sept têtes; j'ai presque envie de l'aller combattre.—Va, mon garçon,» reprit la vieille. Les gens qui avaient entendu la conversation se disaient l'un à l'autre: «Comme il a parlé honnêtement à cette femme! Il est pourtant bien méchant!»

Léopold se rendit au bois et y trouva la princesse qui chantait. «Vous ne faites pas comme les gens du village,» lui dit-il, «vous chantez, et les autres pleurent.—Autant vaut chanter que pleurer,» répondit-elle. «Mais éloignez-vous bien vite, si vous ne voulez pas que la bête vous mange.—Oh! je n'ai pas peur; je serais même curieux de voir une bête à sept têtes.» Un instant après, on entendit au loin dans le bois la bête qui brisait tous les arbres sur son passage. Dès qu'elle aperçut la princesse, elle se mit à crier: «Ho! ho! te voilà avec un amoureux!» Léopold ne lui laissa pas le temps d'approcher; il courut à sa rencontre le sabre à la main, et lui coupa trois têtes. «Remettons la partie à demain,» dit la bête; «je ne mourrai pas encore de ce coup-ci.» La princesse dit alors à Léopold: «J'ai sept anneaux pour les sept têtes de la bête: en voici trois, avec la moitié de mon mouchoir.»

Le lendemain, Léopold revint avec un autre habit. «Que faites-vous ici?» dit-il à la princesse. «Est-ce que vous êtes la fille d'un bûcheron? Vos parents sont sans doute dans le bois?» Elle lui répondit sans le reconnaître: «Je suis une princesse et je dois être dévorée par une bête à sept têtes.—Jamais je n'ai vu de ces bêtes-là,» dit Léopold; «comment donc est-ce fait? Je voudrais bien en voir une.—Mon Dieu,» dit la princesse, «c'est une grosse bête ..., qui a sept têtes. On lui en a déjà coupé trois. Mais éloignez-vous; j'ai peur que vous ne soyez dévoré.—Non, j'attendrai.» La bête ne tarda pas à arriver. Léopold lui abattit encore trois têtes. «A demain,» dit la bête; «je ne mourrai pas encore de ce coup-ci.» La princesse donna trois anneaux à Léopold, comme la veille, et lui fit mille remerciements.

Le jour suivant, le jeune garçon se mit au menton une grande barbe blanche pour se donner l'air d'un vieillard, prit un bâton et vint trouver la princesse. «Que faites-vous ici?» lui demanda-t-il.—«J'attends la bête à sept têtes qui doit me dévorer. Ne restez pas ici; vous avez peut-être une femme et des enfants à nourrir.—J'ai un enfant; mais à cela près!» En arrivant, la bête se mit à crier: «Ho! qu'est-ce que cela? un vieillard! je l'aurai bientôt mangé.» Léopold tira son sabre et lui abattit la dernière tête. La princesse lui donna son septième anneau et l'autre moitié de son mouchoir; après quoi Léopold s'en retourna chez son père.

Le roi fit publier à son de caisse que ceux qui avaient délivré la princesse n'avaient qu'à se présenter, et qu'elle épouserait l'un d'eux. Beaucoup de gens se présentèrent au château, les uns avec des têtes de bœuf, les autres avec des têtes de veau; mais on ne s'y laissait pas prendre. Léopold, lui, ne se pressait pas. Son père lui disait: «N'as-tu pas entendu parler de la princesse qui a été délivrée de la bête à sept têtes?» Il répondait: «Cela ne nous regarde pas.» A la fin pourtant, il se rendit au château; la princesse reconnut ses anneaux et son mouchoir, et le roi la donna en mariage à Léopold. On fit les noces, et moi, je suis revenu.


REMARQUES

Ce conte se rattache à un thème que nous avons déjà rencontré dans nos nos 5 et 37, les Fils du Pêcheur et la Reine des Poissons. Voir nos remarques sur ces deux contes.

Léopold livre trois combats à la bête à sept têtes et se présente chaque fois comme un nouveau personnage. Il y a, ce nous semble, dans ce dernier trait, un emprunt à un thème que nous avons étudié dans les remarques de notre nº 43, le Petit Berger. Dans ce conte et dans les contes du même type, le héros fait son apparition dans trois tournois successifs, chaque fois avec un nouvel équipement et un nouveau cheval que son courage lui a procurés, et personne ne le reconnaît sous ce triple déguisement.

Un conte breton (Luzel, 5e rapport, p. 34), cité dans les remarques de notre nº 43 (II, p. 95), relie tout à fait ce thème à celui de Léopold, des Fils du Pêcheur, etc.: Un berger, qui combat trois jours de suite un serpent à sept têtes, arrive chaque fois sous une armure différente,—couleur de la lune, couleur des étoiles, couleur du soleil,—qu'il a trouvée dans le château d'un sanglier, précédemment tué par lui, comme notre «Petit Berger» a trouvé ses trois chevaux merveilleux et ses trois équipements splendides dans les châteaux des trois géants qu'il a égorgés.—Comparer un conte allemand (Wolf, p. 369), où le héros combat un dragon à trois têtes, le premier jour avec une armure et un cheval noirs qu'il a pris dans un château merveilleux; le second jour, avec une armure et un cheval rouges; le troisième, avec une armure et un cheval blancs. Comparer aussi un conte basque (Webster, p. 22).



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