Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
XLII
LES TROIS FRÈRES
Il était une fois trois cordonniers: c'étaient trois frères, fils d'une pauvre veuve. Voyant qu'ils ne gagnaient pas assez pour vivre et pour nourrir leur mère, ils s'engagèrent tous les trois et donnèrent leur argent à leur mère, afin qu'elle vécût plus à l'aise. L'aîné s'appelait Plume-Patte, le second Plume-en-Patte et le troisième Bagnolet.
Quand ils furent au régiment, le colonel dit un jour à Plume-Patte d'aller monter la garde à minuit dans une tour où il revenait des esprits: tous ceux qui y étaient allés monter la garde depuis dix ans y avaient été retrouvés morts. Quand Plume-Patte fut dans la tour, il entendit un bruit de chaînes qu'on traînait; d'abord il eut peur, mais il se remit presque aussitôt et cria: «Qui vive?» Personne ne répondit. «Si tu ne réponds pas, je te brûle la cervelle.—Ah! tu as du bonheur de bien faire ton service!» dit l'homme qui traînait les chaînes; «sans cela il t'arriverait ce qui est arrivé aux autres. Tiens, voici une bourse: plus tu prendras d'argent dedans, plus il y en aura.—Mets-la au pied de ma guérite,» dit Plume-Patte; «je la prendrai quand j'aurai fini ma faction.» Sa faction terminée, il ramassa la bourse.
Le soldat qui tous les jours depuis dix ans venait à la tour voir ce qui s'était passé et qui n'avait jamais retrouvé personne en vie, arriva le matin pour savoir ce que Plume-Patte était devenu; il fut fort surpris de le trouver vivant. «Tu n'as rien vu?» lui demanda-t-il.—Non, je n'ai rien vu.» Ses frères lui demandèrent aussi: «Tu n'as rien vu?—Non, je n'ai rien vu.» A son tour, le colonel lui dit: «Tu n'as rien vu?—Non, mon colonel, je n'ai rien vu.» Il ne parla de la bourse à personne.
Le lendemain, à minuit, Plume-en-Patte fut envoyé dans la tour. Il entendit un bruit épouvantable de chaînes; il fut d'abord effrayé, mais presque aussitôt il cria: «Qui vive?» Personne ne répondit. «Si tu ne réponds pas, je te brûle la cervelle.—Ah! tu as du bonheur de bien faire ton service!» dit l'homme qui traînait les chaînes; «sans cela il t'arriverait ce qui est arrivé aux autres. Viens, voici une giberne: quand tu voudras, tu en feras sortir autant d'hommes qu'il y en a dans tout l'univers.» Il la tint ouverte pendant une demi-heure, et il en sortit quatre mille hommes.—«Mets-la au pied de ma guérite,» dit Plume-en-Patte; «je la prendrai quand j'aurai fini ma faction.» Sa faction terminée, il ramassa la giberne.
Le matin, le soldat vint voir si Plume-en-Patte était mort. «Tu n'as rien vu?» lui dit-il, bien étonné de le trouver vivant.—«Non, je n'ai rien vu.—Tu n'as rien vu?» dirent ses frères.—«Non, je n'ai rien vu.» Le colonel lui demanda aussi: «Tu n'as rien vu?—Non, mon colonel, je n'ai rien vu.» Il ne parla point de sa giberne; seulement il dit à son frère Bagnolet: «Tu tâcheras de bien faire ton service, quand tu iras dans la tour.»
Lorsqu'il s'agit le lendemain de monter la garde à la tour, le sort tomba sur un jeune homme riche; il était bien triste et bien désolé, car il craignait d'y périr. Bagnolet lui dit: «Si tu veux me donner deux mille francs, j'irai monter la garde à ta place.» Le jeune homme accepta la proposition; il remit les deux mille francs entre les mains du colonel et fit un écrit par lequel il s'engageait, si Bagnolet ne revenait pas, à donner l'argent à ses frères. Quand Bagnolet fut dans la tour, il entendit un bruit épouvantable de chaînes; d'abord il eut peur, mais il cria presque aussitôt: «Qui vive?» Personne ne répondit. «Si tu ne réponds pas, je te brûle la cervelle.—Ah! tu as du bonheur de bien faire ton service!» dit l'homme qui traînait les chaînes, «sans cela il t'arriverait ce qui est arrivé aux autres. Tiens, voici un manteau: quand tu le mettras, tu seras invisible. Voici encore un sabre: par le moyen de ce sabre, tu auras tout ce que tu désireras et tu seras transporté où tu voudras.—Mets-les au pied de ma guérite,» dit Bagnolet; «je les prendrai quand j'aurai fini ma faction.»
Sa faction terminée, il mit le manteau et tira le sabre. «Mon maître,» lui dit le sabre, «qu'y a-t-il pour votre service?—Je voudrais une table chargée des meilleurs mets, un beau couvert et un beau fauteuil.—Mon maître, retournez-vous, vous êtes servi.» Bagnolet se mit à table et mangea de bon appétit, puis il ôta son manteau. Le soldat, qui était venu plusieurs fois sans le voir, à cause du manteau, lui dit alors: «Où donc étiez-vous? je suis venu plus de vingt fois sans vous trouver. Vous n'avez rien vu dans la tour?—Non, je n'ai rien vu.—Tu n'as rien vu?» demandèrent ses frères.—«Non, je n'ai rien vu.» Le colonel lui demanda aussi: «Tu n'as rien vu?—Non, mon colonel, je n'ai rien vu.» Il ne parla pas du sabre ni du manteau.
Bagnolet engagea ses frères à venir au bois avec lui, et leur dit qu'il leur donnerait à dîner. Arrivés au bois, ses frères ne virent rien de préparé. Bagnolet tira tout doucement son sabre et lui dit: «Je voudrais une table chargée des meilleurs mets, trois beaux couverts et trois beaux fauteuils, les plus beaux qu'on puisse voir.—Mon maître, retournez-vous, vous êtes servi.» Les trois frères se racontèrent alors leurs aventures: Plume-Patte dit qu'il avait une bourse toujours remplie d'argent; Plume-en-Patte ouvrit sa giberne, et il en sortit un grand nombre d'hommes, qui se rangèrent sur deux lignes; il fit un signe, et les hommes rentrèrent dans la giberne. Bagnolet montra à ses frères son manteau qui le rendait invisible, et leur apprit tout ce qu'il pouvait faire avec son sabre.
Bagnolet savait que le roi d'Angleterre avait trois filles à marier. Le repas fini, il tira son sabre. «Mon maître, qu'y a-t-il pour votre service?—Je voudrais être transporté avec mes frères dans le château du roi d'Angleterre.—Retournez-vous, vous y êtes.»
Les trois frères se présentèrent aussitôt devant le roi et lui demandèrent ses filles en mariage. Le roi leur dit: «Je ne donne pas mes filles à des capitaines: il faut être maréchal. Entrez à mon service pour cinq ou six mois.—Vous ne savez donc pas,» dirent les trois frères, «que nous avons des dons?—Moi,» dit Plume-Patte, «j'ai une bourse: plus on prend d'argent dedans, plus il y en a.—Moi, j'ai une giberne,» dit Plume-en-Patte; «j'en peux faire sortir autant d'hommes qu'il y en a dans tout l'univers, et, si je voulais, je vous ferais périr, vous et toute votre cour.» Le roi fut bien en colère en entendant ces paroles.—«Et moi,» ajouta Bagnolet, «j'ai un manteau qui me rend invisible.» Il ne parla pas du sabre.—«Revenez demain à dix heures du matin,» dit le roi, «je vais demander à mes filles si elles veulent se marier.» Là-dessus les jeunes gens se retirèrent.
Le roi fit part aux princesses de la demande des trois frères et leur dit: «Quand ils viendront, vous les prierez de vous montrer leurs dons, et, dès qu'il vous les auront remis, vous donnerez un coup de sifflet. Aussitôt il viendra deux hommes qui les enchaîneront et les jetteront en prison.»
Le lendemain, Plume-Patte arriva le premier. «Mais, mon ami,» lui dit le roi, «dépêchez-vous donc. Voilà au moins une heure que ma fille aînée vous attend.» Plume-Patte alla saluer la princesse. Après avoir causé quelque temps avec lui, la princesse lui dit: «Vous seriez bien aimable si vous me montriez votre bourse.—Volontiers, ma princesse.» Aussitôt qu'elle eut la bourse, elle donna un coup de sifflet: deux hommes entrèrent, saisirent le pauvre garçon et le jetèrent dans un cachot pour l'y laisser mourir de faim.
Bientôt après, Plume-en-Patte arriva. «Dépêchez-vous donc,» lui dit le roi, «ma fille cadette vous a attendu plus de deux heures en se promenant dans le jardin. Maintenant elle est dans sa chambre.» Plume-en-Patte alla saluer la princesse qui lui parla d'abord de choses et d'autres et lui dit enfin: «Voudriez-vous me montrer votre giberne?—Volontiers, ma princesse.» Une fois qu'elle eut la giberne entre les mains, elle donna un coup de sifflet: les deux hommes entrèrent, saisirent Plume-en-Patte, et le jetèrent en prison avec son frère.
Quand Bagnolet se présenta, le roi lui dit: «Dépêchez-vous de monter dans la chambre de ma plus jeune fille; voilà bien longtemps qu'elle vous attend.» Bagnolet salua gracieusement la princesse et lui parla avec politesse; ils causèrent très longtemps, car Bagnolet parlait mieux que ses frères. Enfin la princesse lui dit: «J'ai entendu dire que vous aviez un manteau qui rend invisible; voudriez-vous me le montrer?—Volontiers, ma princesse.» Elle saisit le manteau et donna un coup de sifflet: les deux hommes vinrent enchaîner Bagnolet et le mirent en prison avec ses frères, pour l'y laisser mourir de faim.
Ils étaient tous les trois bien tristes, quand Bagnolet se souvint qu'il avait encore son sabre; il le tira. «Mon maître, qu'y a-t-il pour votre service?—Je désire que tu nous apportes une table chargée des meilleurs mets, trois beaux couverts et trois beaux fauteuils, et que tu changes notre prison en un beau palais.» Tout cela se fit à l'instant, et ils avaient de plus beaux salons que le roi.
Le roi, étant venu voir ce qu'ils faisaient, les trouva à table; il fut dans une grande colère et les fit mettre dans une autre prison. Bagnolet tira son sabre. «Mon maître, qu'y a-t-il pour votre service?—Je voudrais, s'il était possible, être transporté avec mes frères à vingt lieues de la ville.—Retournez-vous, vous y êtes.»
Il y avait par là un château où personne n'habitait parce qu'il y revenait des esprits; les trois frères s'y établirent. Bagnolet dit au sabre: «Peux-tu faire venir la princesse qui a pris la bourse?—Mon maître, elle sera ici à minuit avec la bourse.» Quand la princesse fut arrivée, ils lui reprirent la bourse, la maltraitèrent, lui cassèrent les reins et la renvoyèrent. Le roi entra dans une colère effroyable; il aurait bien voulu savoir où étaient les trois frères.
Bagnolet tira encore son sabre et lui dit: «Je désire, s'il est possible, que tu nous amènes la princesse qui a pris la giberne.—Mon maître, elle sera ici à minuit avec la giberne.» Quand elle arriva, ils lui reprirent la giberne, la maltraitèrent, lui cassèrent les reins et la renvoyèrent. Le roi, encore plus furieux, dit à sa plus jeune fille: «Je pense, ma fille, que tu vas avoir le même sort que tes sœurs; mais il faudra marquer de noir la porte de la maison où l'on te conduira.»
Le lendemain, Bagnolet dit au sabre: «Je désire que tu fasses venir la princesse qui a pris le manteau.—Mon maître, elle sera ici à minuit avec le manteau. Son père lui a recommandé de marquer de noir la porte de la maison où on la conduirait; mais j'irai marquer toutes les maisons du quartier, et l'on ne pourra rien reconnaître.» A minuit, la princesse se trouva au château; les trois frères lui reprirent le manteau, la maltraitèrent encore plus que les autres, parce qu'elle était la plus méchante, lui cassèrent les reins et la renvoyèrent chez son père, qui ne se sentit plus de fureur. Puis ils dépêchèrent au roi un ambassadeur pour lui déclarer la guerre.
Le roi fit marcher contre eux une grande armée. Les trois frères étaient seuls de leur côté. «C'est vous qui êtes le plus âgé,» dirent-ils au roi, «rangez vos hommes le premier.» Ensuite Plume-en-Patte ouvrit sa giberne et en fit sortir un grand nombre d'hommes armés. Les soldats d'Angleterre eurent beau tirer; les hommes de Plume-en-Patte étaient ainsi faits qu'ils ne pouvaient être tués. Le roi d'Angleterre perdit toute son armée et s'enfuit. Les trois frères allèrent piller son château, puis ils allumèrent un grand feu et y jetèrent la reine et ses trois filles.
Ils retournèrent ensuite en France, mais ils furent arrêtés comme déserteurs et on les mit en prison. Bagnolet tira son sabre: «Mon maître, qu'y a-t-il pour votre service?—Je voudrais, s'il était possible, être transporté avec mes frères à la cour du roi de France.—Retournez-vous, vous y êtes.» Le roi de France n'avait qu'une fille; ils la demandèrent en mariage. «Je ne donne pas ma fille à des capitaines,» leur dit le roi; «mais dans deux ou trois mois chacun de vous peut être maréchal, et celui qui se sera le plus distingué aura ma fille.» Les trois frères lui dirent alors qu'ils avaient des dons, et lui parlèrent de la bourse, de la giberne, du sabre et du manteau. Au bout de deux mois, Plume-en-Patte, celui qui avait la giberne, devint maréchal et épousa la princesse; ses frères se marièrent le même jour. Le roi d'Angleterre se trouvait aux noces; il se dit que les mariés ressemblaient fort aux trois frères qui lui avaient fait tant de mal, mais il ne les reconnut point.
Moi, j'étais de faction à la porte de la princesse, comptant les clous pour passer le temps. Je m'y suis ennuyé, et je suis revenu.
REMARQUES
Ce conte vient d'un régiment, comme les nos 3 et 15.
Il se compose, ainsi qu'on a pu le remarquer, d'éléments qui se sont déjà présentés à nous dans deux de nos contes. L'introduction et la première partie du récit se rapprochent de notre nº 11, La Bourse, le Sifflet et le Chapeau, et la dernière partie,—l'enlèvement des princesses, le moyen employé par le sabre pour déjouer la ruse de la plus jeune, la guerre des trois frères contre le roi,—de notre nº 31, l'Homme de fer. Nous renverrons aux remarques de ces deux contes, et nous y ajouterons quelques observations sur divers traits particuliers au conte que nous venons de donner.
L'introduction d'un conte roumain de Transylvanie (dans la revue Ausland, 1856, p. 716) présente beaucoup de ressemblance avec celle du nôtre: Deux frères servent dans l'armée; l'un est capitaine, l'autre, appelé Hærstældai, simple soldat et grand buveur. Ennuyé de le voir constamment ivre, le capitaine envoie Hærstældai monter la garde devant une maison abandonnée, hantée par le diable. A minuit, Hærstældai entend un grand fracas dans la maison; le diable paraît devant lui et lui dit de décamper. Hærstældai, sans s'effrayer, décharge sur lui son fusil. Alors le diable lui demande grâce, et lui donne une bourse qui ne se vide jamais et un chapeau d'où il sort, quand on le secoue, autant de soldats que l'on veut. Le reste de ce conte roumain se rapporte bien moins à notre conte des Trois Frères qu'à notre nº 11, la Bourse, le Sifflet et le Chapeau. Nous en avons parlé, du reste, dans les remarques de ce dernier conte (I, p. 126).—Comparer l'introduction d'un conte picard (Carnoy, p. 292), où le diable donne successivement à trois frères, déserteurs, dont chacun monte la garde à son tour dans un château hanté, une serviette merveilleuse, un bâton qui procure autant d'or qu'on en peut désirer et un manteau qui rend invisible et transporte où l'on veut. Comme dans le conte roumain, la suite du récit est du genre de notre nº 11 (histoire de poires qui font allonger le nez).
Dans un conte sicilien (Pitrè, nº 26), se trouve un épisode que l'on peut comparer au passage de notre conte où les trois frères mènent joyeuse vie dans la prison. Petru, qui possède trois objets merveilleux, une bourse, une serviette et un violon, est jeté en prison pour avoir perdu une partie d'échecs contre une princesse qui triche (comme celle de notre nº 11). Avec son violon qui met tout en branle, il fait danser ses compagnons de captivité, et les régale au moyen de sa serviette magique.
Deux contes allemands de cette famille (Wolf, p. 16, et Prœhle, I, nº 27) ont, comme notre conte, une dernière partie où le héros fait la guerre à un roi, père d'une princesse qui a volé les objets merveilleux. Le conte de la collection Prœhle a, de plus, un trait qui le rattache au thème de notre nº 31, dont nous parlons au commencement de ces remarques: c'est le passage où le soldat dit chaque nuit au chapeau enchanté de lui apporter la princesse.
⁂
Les objets merveilleux qui figurent dans notre conte jouent également un rôle dans nombre de récits, comme on l'a vu dans les remarques de notre nº 11. Nous nous bornerons ici à quelques rapprochements tirés de la littérature orientale. Indépendamment des contes kalmouk, hindoustani et arabe d'Egypte analysés dans les remarques de notre nº 11 (I, pp. 129-132), nous citerons divers contes n'appartenant pas à cette famille. D'abord un conte persan du Tuti-Nameh (traduction G. Rosen, t. II, p. 249), où se trouvent une bourse inépuisable, une écuelle de bois, d'où l'on peut tirer toute sorte de bonnes choses à boire et à manger, une paire de sandales qui transportent en un clin d'œil où l'on désire aller.—Dans un autre conte persan (le Trône enchanté, conte indien traduit du persan, par le baron Lescallier, New-York, 1817, t. II, p. 91), il est parlé de trois objets merveilleux: un petit chien, un bâton et une bourse. «Le petit chien avait la vertu de faire paraître, au gré de son possesseur, tel nombre d'hommes de guerre, d'éléphants et de chevaux qu'il pouvait lui demander. En prenant le bâton de la main droite, et le tournant vers ces hommes, on avait la faculté de leur donner à tous la vie; en prenant ce même bâton de la main gauche, et le dirigeant vers cette troupe armée, on pouvait la rendre au néant. Quant à la bourse, elle produisait, au commandement de son maître, de l'or et des bijoux.» (Comparer un troisième conte persan du Bahar-Danush, traduction de Jonathan Scott, t. II, p. 250, où se trouvent à peu près les mêmes objets que dans le premier.)—Un conte arabe des Mille et une Nuits (Histoire de Mazen du Khorassan, p. 741, éd. du Panthéon littéraire) met en scène un bonnet qui rend invisible, un tambour de cuivre, par le moyen duquel on peut faire venir à son aide les chefs des génies et leurs légions, et une boule qui rapproche les distances.—Dans un conte indien de la grande collection de Somadeva, déjà citée (t. I, p. 19 de la traduction H. Brockhaus), les objets merveilleux sont une paire de babouches, un bâton et une tasse. La tasse se remplit de tous les mets que désire celui qui la possède; tout ce qu'on écrit avec le bâton s'exécute à l'instant même, et les babouches donnent la faculté de traverser les airs.—Dans le recueil sanscrit la Sinhâsana-dvâtrinçikâ (les «Trente-deux récits du trône»), Vikrama reçoit d'un yoghi (religieux mendiant, souvent magicien) trois objets merveilleux: un morceau de craie, un bâton et un morceau d'étoffe. Avec le morceau de craie, on dessine une armée; avec le bâton manié de la main droite, on donne la vie à cette armée, qui exécute les ordres qu'on lui donne; si on prend le bâton de la main gauche et qu'on la touche, elle disparaît. Enfin, par le moyen du morceau d'étoffe, on se procure tout ce à quoi l'on pense: aliments, habits, or, parures, etc. (Indische Studien, t. XV, 1878, p. 384).—Enfin, dans un conte populaire indien du Bengale (miss Stokes, no 22), figurent quatre objets magiques: un lit qui transporte où l'on veut; un sac qui procure tout ce que l'on peut désirer; une tasse qui donne de l'eau, autant qu'on en a besoin; un bâton et une corde auxquels on n'a qu'à dire, en cas de guerre, de battre et de lier tous les soldats de l'armée ennemie.
Nous rappellerons également les objets merveilleux dont il est question dans les contes indiens et autres contes orientaux cités dans les remarques de notre no 4, Tapalapautau (I, pp. 55-58).
On a remarqué que le sabre de «Bagnolet» a une double propriété: «Avec ce sabre, tu auras tout ce que tu désireras, et tu seras transporté où tu voudras.» Dans un conte populaire indien résumé dans les remarques de notre no 19, le Petit Bossu (I, p. 219), le dieu Siva donne à son protégé Siva Dâs un sabre, qui, entre autres vertus, a aussi celle de transporter son possesseur partout où celui-ci lui ordonne de le faire.
⁂
Ce trait des objets merveilleux, nous allons encore le rencontrer, toujours en Orient, dans deux récits qui offrent une frappante ressemblance avec un conte populaire allemand de la collection Grimm, le Havre-Sac, le Chapeau et le Cornet (nº 54), très voisin de nos Trois Frères. Résumons le plus brièvement possible l'ensemble du conte allemand: Le plus jeune de trois frères trouve dans une forêt une serviette merveilleuse, qui se couvre de mets au commandement. Un charbonnier, chez lequel il s'arrête et qu'il régale, lui propose en échange de la serviette un havre-sac sur lequel il suffit de frapper pour faire paraître à chaque coup un caporal et six hommes[34]. Le jeune homme accepte; puis, quand il est un peu loin, il fait paraître les six hommes et le caporal, et leur commande d'aller reprendre sa serviette. Il l'échange encore, d'abord contre un vieux chapeau qu'on a qu'à tourner autour de sa tête pour faire tonner toute une batterie de canons, auxquels rien ne peut résister, et enfin contre un cornet dont le son fait crouler les forteresses et, si l'on continue à souffler, les villes et les villages. Par le moyen de ses soldats, il se remet chaque fois en possession de sa serviette. Revenu au pays, il est mal accueilli par ses frères et les fait corriger par ses soldats; les voisins accourent: grand tapage. Le roi, averti, envoie un capitaine avec sa compagnie pour mettre le holà. Mais le capitaine et ses gens sont battus, et battues aussi, grâce aux canons que le chapeau met en jeu, toutes les troupes envoyées contre le jeune homme. Celui-ci fait dire au roi qu'il ne fera la paix que si le roi lui donne sa fille en mariage. Il faut bien en passer par là. La princesse, peu satisfaite de se voir mariée à un homme du commun, toujours coiffé d'un vieux chapeau, avec un vieux havre-sac en bandoulière, finit par se demander s'il n'y a pas quelque magie dans ce havre-sac. Par ses cajoleries, elle réussit à se faire révéler le secret; puis elle s'empare du havre-sac et ordonne aux soldats d'aller arrêter leur ancien maître. Mais celui-ci a recours au vieux chapeau, et les soldats sont balayés par son artillerie. Alors la princesse va lui demander pardon, et elle sait si bien s'y prendre que bientôt elle connaît la vertu du chapeau et s'en saisit. Le jeune homme serait perdu s'il ne lui restait son cornet, comme il reste à Bagnolet son sabre. Il souffle dans le cornet, et forteresses, palais, tout s'écroule, écrasant sous leurs ruines le roi et la princesse.—Ici, comme on voit, la trahison de la princesse et la bataille contre les troupes du roi ne sont point placées, dans le récit, au même endroit que dans notre conte; mais la ressemblance n'en est pas moins certaine.
Ce conte allemand forme lien entre notre conte et les deux récits orientaux dont nous allons donner l'analyse. Le premier est un conte kalmouk de la collection du Siddhi-Kür (6e récit): Dans un certain pays, vivait un homme d'un caractère intraitable. Il en fait tant que le khan, son souverain, se voit obligé de le bannir. Traversant un steppe, notre homme trouve,—après des incidents que nous avons racontés dans les remarques de notre nº 22 (I, p. 243),—une coupe d'or, qui procure à volonté à boire et à manger. Il la prend et s'en va plus loin. Bientôt il rencontre un homme tenant à la main un bâton, et apprend que ce bâton a la propriété d'aller, au commandement de son possesseur, tuer les gens et reprendre ce qu'ils ont volé[35]. Il lui propose d'échanger sa coupe d'or contre le bâton; puis, quand il a le bâton, il l'envoie tuer l'homme et reprendre la coupe d'or. Il se met de la même manière en possession de deux autres objets merveilleux: un marteau de fer qui, si l'on en frappe neuf fois la terre, fait surgir une tour de fer à neuf étages, et un sac de cuir qui fait pleuvoir aussi fort que l'on veut quand on le secoue. Muni de ces quatre talismans, il retourne dans son pays pour se venger du khan. Il arrive vers minuit derrière le palais; par la vertu de son marteau, le lendemain matin, une tour de fer à neuf étages s'élève à cette place. Le khan, furieux, rassemble ses sujets et leur ordonne d'entasser du charbon contre cette tour et de l'allumer; mais l'homme secoue son sac de cuir, des torrents de pluie tombent et le brasier s'éteint.—Le conte kalmouk se termine brusquement à cet endroit.
Voilà bien, réunies ici, et l'introduction du conte allemand, et la lutte du possesseur des objets merveilleux contre le roi, épisode commun au conte allemand et à notre conte. Mais ce second trait va se retrouver, plus nettement accusé encore, dans le second récit oriental.
Ce récit est un djâtaka, c'est-à-dire une légende bouddhique, rédigée dans la langue sacrée du bouddhisme, le pali, et relative aux aventures du Bouddha dans ses précédentes existences (Five Jatakas, with a translation by V. Fausböll. Copenhagen, 1861, p. 20 seq.). Là, un habitant du royaume de Kasi, chassé par ses parents, est jeté par un naufrage dans une île, au milieu de la mer. Il y trouve un sanglier, possesseur de joyaux qui lui permettent de s'élever en l'air; il les lui dérobe pendant son sommeil et le tue. Puis, voyageant à travers l'espace, il arrive sur les hauteurs de l'Himavanta. Voyant de là plusieurs ermitages, il descend et entre chez un premier ascète, qui possède une hache, laquelle coupe du bois, allume du feu et exécute les ordres qu'on lui donne. Il offre ses joyaux à l'ascète en échange de cette hache, et, quand il l'a entre les mains, il lui ordonne d'aller couper la tête à l'ascète et de lui rapporter ses joyaux. Il se rend ensuite chez un second ascète; celui-là a un tambour magique qui, frappé d'un côté, met en fuite l'ennemi, et qui, frappé de l'autre côté, fait paraître une armée entière. L'homme fait aussi un échange avec cet ascète, puis il envoie la hache lui couper la tête et reprendre ses joyaux. Il agit de même avec un troisième ascète, possesseur d'une tasse qui, si on la retourne, fournit tout ce que l'on souhaite. Maître alors des quatre objets merveilleux, l'homme fait porter une lettre au roi de Baranasi pour le sommer de lui abandonner son royaume. Le roi envoie des gens avec ordre de se saisir de lui. Mais l'homme frappe un des côtés de son tambour, et aussitôt il se trouve entouré d'une armée; il retourne sa tasse, et une grande rivière inonde tout le terrain où se déploie l'armée royale. Enfin il ordonne à sa hache de lui rapporter la tête du roi. Il entre avec toutes ses forces dans la capitale et monte sur le trône.
NOTES:
[34] Dans un conte danois du même genre (Grimm, III, p. 91), c'est une giberne, comme dans le conte français.
[35] Dans un conte lithuanien qui correspond au conte allemand de la collection Grimm que nous venons de citer (Chodzko, p. 349), c'est également un bâton qui remplace le havre-sac et ses soldats.