Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXVI
LA BIQUE & SES PETITS
Il était une fois une bique qui avait huit biquets. Elle leur dit un jour: «Nous n'avons plus ni pain, ni farine; il faut que j'aille au moulin faire moudre mon grain. Faites bonne garde, car le loup viendra peut-être pour vous manger.—Oui, oui,» répondirent les enfants, «nous tiendrons la porte bien close.—A mon retour,» dit la bique, «je vous montrerai ma patte blanche, afin que vous reconnaissiez que c'est moi.»
Le loup, qui écoutait à la porte, courut tremper sa patte dans de la chaux, puis il revint auprès de la cabane et dit: «Ouvrez-moi la porte, mes petits bouquignons, ouvrez-moi la porte.—Ce n'est pas maman,» dirent les enfants, «c'est le loup.» Et, comme le loup demandait toujours à entrer, ils lui dirent: «Montrez-nous patte blanche.» Le loup montra sa patte blanche, et la porte s'ouvrit. A la vue du loup, les pauvres petits se cachèrent comme ils purent; mais il en attrapa deux et les mangea. Le loup parti, les enfants qui restaient refermèrent la porte.
Bientôt après, la bique revint. «Ouvrez-moi la porte, mes petits bouquignons, ouvrez-moi la porte.—Montrez-nous d'abord patte blanche.» La mère montra sa patte, et les enfants lui ouvrirent. «Eh bien!» leur dit-elle, «avez-vous ouvert la porte au loup?—Oui,» répondirent-ils, «et il a mangé Pierrot et Claudot.»
La bique aurait bien voulu ne plus laisser les enfants seuls au logis, mais il lui fallait retourner au moulin pour y prendre sa farine. «Surtout,» leur dit-elle, «gardez-vous bien d'ouvrir au loup.»
Le loup, qui rôdait aux environs, s'enveloppa la patte d'une coiffe blanche, et dit: «Ouvrez-moi la porte, mes petits bouquignons, ouvrez-moi la porte.—Montrez-nous patte blanche.» Le loup montra sa patte: on ouvrit; alors il sauta sur les biquets et en mangea trois.
La bique, à son retour, fut bien désolée, et, comme elle était obligée de sortir une troisième fois, elle fit mille recommandations à ses enfants. Mais le loup leur montra encore patte blanche, les biquets ouvrirent, et il les mangea jusqu'au dernier.
Quand la bique revint, plus de biquets! La voisine accourut à ses cris et chercha à la consoler. «Restez un peu avec moi,» lui dit la bique. «J'ai de la farine, je vais mettre du lait plein le chaudron, et nous ferons des gaillées[97].»
Tandis qu'elles étaient ainsi occupées, elles entendirent le loup qui criait du dehors: «Ouvrez, commère la bique.—Non, compère le loup. Vous avez mangé mes enfants.—Ouvrez, commère la bique.—Non, non, compère le loup.—Eh bien, je monte sur le toit et je descends par la cheminée.»
Pendant que le loup grimpait, la bique se hâta de jeter une brassée de menu bois sous le chaudron et d'attiser le feu. Le loup, s'étant engagé dans la cheminée, tomba dans le chaudron et fut si bien échaudé qu'il en mourut.
NOTES:
[97] Mets du pays, fait de pâte cuite dans du lait.
REMARQUES
Dans une variante de ce conte, également recueillie à Montiers-sur-Saulx, il n'y a que deux biquets, Frérot et Sœurette. Compère le loup, rencontrant la bique, lui demande si elle ira le lendemain à la foire pour acheter des pommes. Pendant l'absence de la bique, le loup frappe à la porte en disant:
«Ouvrez-moi la porte, mes petits biquignons,J'ai du laiton plein mes tetons,Et plein mes cornes de broussaillons.»Mais les biquets lui disent de montrer la patte et n'ouvrent pas. Le lendemain la bique va ramasser des poires, et le loup revient: il a trempé sa patte noire dans la farine. Les biquets ouvrent; il mange Frérot. Quand la bique rentre au logis, Sœurette lui dit: «Maman, le loup est venu; il a mangé Frérot, et moi je me suis cachée dans un sabot.»—La fin est à peu près celle de notre texte, si ce n'est que le loup a été invité par la bique à venir manger des grimées (mélange de farine et d'œufs, cuit dans du lait). Quand le loup frappe, la bique lui dit qu'elle est occupée à passer de la farine et qu'il descende par la cheminée.
Comparer, dans les Fables de La Fontaine, le Loup, la Chèvre et le Chevreau (IV, 15). Les deux récits recueillis à Montiers sont tout à fait indépendants de cette fable; ils se rapprochent beaucoup plus de divers récits étrangers qui sont, comme eux, de simples contes où l'on fait figurer des animaux au lieu d'hommes, sans intention de moraliser.
Citons d'abord le conte allemand nº 5 de la collection Grimm: Le loup, après plusieurs tentatives inutiles pour entrer dans la maison de la bique, s'en va chez le meunier et le force à lui blanchir la patte avec de la farine; il se fait ainsi ouvrir par les biquets. Il les avale si goulument qu'ils descendent dans son ventre tout vivants. La bique n'a qu'à découdre le loup, pendant qu'il dort, pour ravoir ses petits; elle met à leur place de grosses pierres, puis elle recoud le ventre du loup, qui, en voulant boire à une fontaine, est entraîné par le poids des pierres et se noie.—Comparer un conte de la Slavonie (Krauss, I, nº 17), qui présente ces deux mêmes parties, mais où la bique est remplacée par une bonne femme et ses sept petits enfants.
Dans un conte catalan (Rondallayre, III, p. 134), nous allons trouver quelques traits se rapprochant davantage de notre conte et surtout de sa variante: Une chèvre s'en va en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle pour se faire guérir les jambes, sur lesquelles est tombée une pierre. Elle fait des fromages et les laisse à ses petits. En partant, elle leur recommande de n'ouvrir à personne si on ne leur dit:
«Obriu, obriu, cabretas,Porto llet á las mamelletas,Porto brots á las banyetas,» etc.«Ouvrez, ouvrez, chevreaux; j'apporte du lait dans mes mamelles, j'apporte des ramilles sur mes cornes, etc.» (C'est tout à fait, comme on voit, le même mot de passe, les mêmes petites rimes que dans la variante, de Montiers.) Le renard, qui a tout entendu, imite la voix de la chèvre. La porte s'ouvre, les chevreaux effrayés se cachent, et le renard prend les fromages. Un loup, le voyant les manger, le force à lui indiquer où il les a pris, et le renard lui enseigne ce qu'il faut dire pour se faire ouvrir. Le loup va frapper à la porte des chevreaux; mais ceux-ci reconnaissent bien que ce n'est pas leur mère. Quand la chèvre est de retour, elle leur dit que désormais à quiconque voudra entrer il faudra faire montrer la patte. Pendant l'absence de la chèvre, le loup revient, et, comme on lui demande de montrer la patte, il s'en va la tremper dans de la chaux. Alors la porte s'ouvre, et le loup mange les fromages. Le lendemain, quand le loup frappe de nouveau à la porte, la chèvre lui fait ouvrir; mais, tout à l'entrée, elle a mis un chaudron plein d'eau bouillante. Le loup y tombe et s'y échaude.—Le conte se poursuit par le récit des mauvais tours joués par le renard au loup et par la fin tragique de celui-ci, qui, très maltraité dans ses aventures, est tué à coups de cornes par la chèvre et les chevreaux.
Dans un conte russe (Gubernatis, Zoological Mythology, I, p. 406), le loup, voyant que sa voix le trahit, va chez le forgeron et se fait faire une voix semblable à celle de la chèvre (sic)[98]. De cette façon il trompe les chevreaux et les mange tous, à l'exception du plus petit, qui s'est caché sous le poêle. La chèvre se promet de se venger: elle invite à dîner son ami le renard ainsi que le loup. Après le dîner, elle engage ses hôtes à sauter, pour se divertir, par dessus un trou qui s'ouvre dans le plancher. La chèvre saute la première, puis le renard, puis enfin le loup, qui tombe dans le trou rempli de cendres chaudes, et s'y brûle si bien qu'il en meurt.—Dans un autre conte russe (ibid., p. 407), c'est dans la forêt que la chèvre défie le loup de sauter par dessus un trou dans lequel des ouvriers avaient fait du feu. Le loup y tombe, et le feu fait crever son ventre, d'où les chevreaux sortent, encore vivants, comme dans le conte allemand.
Citons encore un conte grec moderne d'Epire (Hahn, nº 85, dernière partie), où le loup contrefait la voix du renard pour tromper un poulain que le renard élève dans sa maison, et se faire ouvrir la porte. (Le loup va d'abord chez un forgeron,—comme dans deux des contes russes,—pour qu'il lui fasse la langue bien fine; mais la langue ne fait que grossir. Alors le forgeron lui dit de l'aller mettre dans une fourmilière et de l'y laisser jusqu'à ce que les fourmis l'aient rendue toute fine. Le loup suit ce conseil, et c'est ainsi qu'il peut contrefaire la petite voix du renard.) Pour venger la mort de son poulain, le renard invite le loup à dîner, et, quand celui-ci est appesanti par la bonne chère, le renard le défie de sauter par dessus un grand chaudron rempli d'eau bouillante. Le loup accepte le défi, mais le renard le pousse; il tombe dans le chaudron, où il périt.—Comparer un conte serbe (Vouk, nº 50), dans lequel les personnages sont les mêmes. Ici le renard défie le loup de sauter par dessus un pieu aiguisé, et le loup s'y embroche.
Dans un conte de la Bretagne non bretonnante (Sébillot, Littérature orale, p. 242), le dénouement est le même que dans le conte grec, abstraction faite d'une altération: Le loup dit à la chèvre de faire chauffer une bassine d'eau: ils s'amuseront à sauter par dessus. La chèvre saute la première et ne tombe pas dans l'eau. Quant au loup, il prend mal son élan et tombe dans la bassine, où il s'échaude.—Le commencement de ce conte, où le loup ne peut entrer dans la cabane de la chèvre, la farine qu'il a mise sur sa patte étant en partie tombée, se rapproche de notre variante de Montiers et du conte catalan pour les petites rimes que dit la chèvre. Voici ces rimes:
«Ouvrez la porte, mes petits bichets,J'ai du lait-lait dans mes tétés,Du brou-brou (du lierre) dans mes caunés (cornes).Débarrez, mes petits, petits.»Il existe en Ecosse une version de ce conte, mais elle n'est qu'indiquée en quelques mots dans la collection Campbell (t. III, p. 93): Le renard se déguise en chèvre, et, après diverses tentatives, finit par entrer dans la maison de la chèvre et par manger les chevreaux. La chèvre s'en va chez le renard, qui est en train de dîner. Après avoir englouti toute une chaudronnée de nourriture, le renard dit à la chèvre de lui gratter la panse. La chèvre la lui fend, et les chevreaux sortent du ventre du renard.
Dans un conte italien du Bolonais (Coronedi-Berti, nº 21), une renarde recommande à ses petits de n'ouvrir que quand elle leur dira: «Montrez la petite patte.» Les petits disent au loup: «Non, ce n'est pas maman. Elle a dit de n'ouvrir que quand on dirait: Montrez la petite patte.» Le loup revient une autre fois, et il dit en faisant une petite voix: «Montrez la petite patte.» Les petits renards ouvrent la porte, et le loup les croque tous. La renarde se venge du loup en le faisant un jour descendre dans un puits au bout d'une corde et en l'y laissant périr.
Dans un conte espagnol (Caballero, II, p. 50), le Carlanco (sorte de loup-garou) contrefait la voix de la chèvre et répète le mot de passe qu'il lui a entendu dire. Il entre ainsi dans la maison de la chèvre, mais les petits se réfugient au grenier et tirent l'échelle derrière eux. Quand la mère revient, ils lui crient que le Carlanco est dans la maison. Alors la chèvre va chercher une guêpe à qui elle a eu occasion de sauver la vie. La guêpe, lui rendant service pour service, entre par le trou de la serrure et pique si bien le Carlanco qu'elle le force à déguerpir.
La fin de notre conte et surtout de sa variante se retrouve à peu près dans un conte du pays messin (E. Rolland, Faune populaire de la France. Les Mammifères sauvages, 1877, p. 134): Le loup, profitant de l'absence de la chèvre, a croqué les chevreaux. A quelques jours de là, la chèvre rencontre le loup et lui dit: «Bonjour, loup, tu as bien travaillé; aussi je veux t'inviter à dîner pour demain.» Le loup accepte. Quand il arrive, la chèvre lui dit qu'elle est occupée à faire la pâte et ne peut ouvrir: il n'a qu'à monter sur le toit et à passer par la cheminée. Le loup le fait et il tombe dans une chaudière pleine d'eau bouillante. «Ah!» crie-t-il, «commère la chèvre, je ne mangerai plus tes petits.» Et la chèvre le laisse partir.
Même fin encore dans un conte italien du Mantouan (Visentini, nº 31), que nous aurons occasion de rapprocher de notre nº 76, le Loup et les petits Cochons: Une jeune fille, nommée Marietta, qui a eu des affaires avec un loup et l'a plusieurs fois berné, entend un soir un bruit dans le tuyau de sa cheminée. Pensant bien que c'est le loup, elle prend un chaudron, le remplit d'eau et le met sur le feu. Le loup descend tout doucement, et, au moment où il croit sauter sur Marietta, il tombe dans l'eau bouillante et y périt.
M. E. Rolland, dans sa Faune populaire citée plus haut, donne, d'après des images imprimées à Epinal,—images bien connues, du reste,—une variante de ce conte (pp. 132 et suiv.). Là, comme dans plusieurs des contes précédents, le loup trempe sa patte dans la farine; mais, quand il veut montrer patte blanche aux biquets, il s'aperçoit que toute la farine est tombée en chemin. Le renard lui conseille de se déguiser en pèlerin et d'aller demander aux biquets l'hospitalité. Le loup suit ce conseil; mais commère la chèvre l'a reconnu à travers une fente. Elle lui dit que la porte est barricadée et l'engage à passer par la cheminée: on lui mettra une échelle pour descendre. Le loup se hâte de monter sur le toit et entre dans la cheminée; mais la chèvre a fait un grand feu, dont la fumée suffoque le loup. Il tombe dans le brasier et y est grillé comme un boudin.
NOTES:
[98] Dans un second conte russe (Ralston, p. 165), un petit garçon, nommé Ivachko, est parti dans un canot pour pêcher. Une sorcière entend la mère de l'enfant l'appeler du rivage pour le faire revenir. La sorcière répète ensuite les mêmes paroles, mais sa voix est rude, et Ivachko ne s'y laisse pas prendre. Alors la sorcière va chez un forgeron et lui dit: «Forgeron, forgeron, fais-moi une belle petite voix comme celle de la mère d'Ivachko, sinon je te mange.» Le forgeron lui forge une petite voix, et elle trompe ainsi Ivachko.