Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
XLIII
LE PETIT BERGER
Il était une fois un roi et une reine qui n'avaient qu'une fille; c'était une enfant gâtée, à qui l'on passait tous ses caprices. Se promenant un jour dans les champs avec le roi et la reine, elle vit un troupeau de moutons et voulut avoir un agneau. Ses parents s'adressèrent à la bergère; celle-ci leur dit que les moutons ne lui appartenaient pas et les renvoya au fermier, qui n'était pas loin; finalement, la princesse eut son agneau. Elle voulut ensuite le mener aux champs elle-même. Cette nouvelle fantaisie contraria fort ses parents; ils regrettèrent de lui avoir acheté l'agneau. «Il fait bien chaud dans les champs,» dirent-ils à leur fille; «tu te gâteras le teint. D'ailleurs, il n'est pas convenable pour une princesse de garder les moutons.»
Au bout de quelque temps, l'agneau devint brebis et mit bas un petit agneau; l'année suivante il en vint d'autres, si bien que la princesse finit par avoir un troupeau. Elle en était toute joyeuse et disait à sa mère qu'elle vendrait la laine de ses moutons. «Nous n'avons pas besoin de cela,» répondait la reine.
Il fallait un berger au troupeau. Le roi, étant sorti pour en chercher un, fit la rencontre d'un jeune garçon qui avait l'air très doux et très gentil. «Où vas-tu, mon ami?» lui demanda le roi.—«Je cherche un maître.—Veux-tu venir chez moi? je suis le roi.—Cela dépend des gages que vous me donnerez.» Le roi lui fit une offre dont il fut content, et le jeune garçon le suivit.
«Maintenant,» dit le roi à sa fille, «tu n'as plus besoin d'aller aux champs.» La princesse répondit: «J'irai conduire mon troupeau le matin, et le soir j'irai le rechercher.—C'est au mieux,» dit le roi; «le matin et le soir il fait frais aux champs; ainsi le soleil ne te gâtera pas le teint.»
Tous les jours le roi donnait au petit berger de la viande et une bouteille de vin. La princesse, un matin, conduisit le petit berger dans une belle plaine, près d'un petit bois. «Gardez-vous bien d'entrer dans ce bois,» lui dit-elle; «il y a là trois géants.—Je n'y entrerai pas, ma princesse,» répondit-il.
Mais elle ne fut pas plus tôt partie qu'il entra dans le bois; il avait tiré de sa poche un petit couteau de deux sous à sifflet, et sifflait joyeusement. Tout à coup, il vit venir un géant tout vêtu d'acier qui lui cria: «Que viens-tu faire ici, drôle?—Je me promène en gardant les moutons du roi.» Le géant tourna autour de lui. «Qu'as-tu donc sur le dos?» lui demanda-t-il.—«C'est une gibecière,» répondit le berger; «j'ai dedans du pain, de la viande et du vin. En veux-tu?» Le géant accepta. Après avoir mangé toutes les provisions du berger, il prit la bouteille et la vida d'un trait. Il n'eut pas plus tôt bu qu'il se laissa aller à terre et s'endormit: les géants ne sont pas habitués à boire du vin. Aussitôt le petit berger lui enfonça son couteau dans la gorge. Ensuite il fit le tour du bois et trouva une maison toute d'acier; il y entra: dans l'écurie était un cheval d'acier; dans les chambres, chaises, tables, cuillers, fourchettes, tout était d'acier. C'était la maison du géant.
Le soir, quand la princesse arriva, le petit berger était revenu dans la prairie. Elle lui demanda; «Etes-vous entré dans le bois?—Non, ma princesse.—Tant mieux; j'étais en peine de vous.—Ah!» dit-il, «ma princesse, qu'il faisait chaud aujourd'hui! J'ai eu bien soif.—Si vous n'avez pas eu assez d'une bouteille,» dit la princesse, «demain vous en aurez deux: une de mon père, comme à l'ordinaire, et une que je vous donnerai; mais n'en dites rien à mon père.»
Le lendemain, la princesse le conduisit encore dans la plaine et lui défendit d'aller dans le petit bois; mais, comme la veille, dès qu'il l'eut perdue de vue, il y entra en sifflant dans son sifflet. Cette fois, il rencontra un géant tout vêtu d'argent, qui lui dit: «Que viens-tu faire ici, drôle?—Je me promène,» répondit le berger. «Quoique tu sois plus gros et plus grand que moi, tu ne me fais pas peur.». Le géant tourna autour de lui et lui demanda: «Qu'as-tu donc sur le dos?—C'est une gibecière; il y a dedans du pain, de la viande et du vin. As-tu faim?—Oui, je mangerais bien un morceau.» Le berger lui donna son dîner, puis il lui présenta une de ses bouteilles, que le géant vida d'un trait. L'autre bouteille y passa également, et le géant s'endormit. Alors le berger lui enfonça son couteau dans la gorge. Il fit ensuite le tour du bois et vit une maison toute d'argent: dans l'écurie était un cheval d'argent; dans les chambres, chaises, tables, assiettes, cuillers, fourchettes, tout était d'argent. C'était la maison du géant.
En arrivant le soir, la princesse dit au berger: «Etes-vous entré dans le petit bois?—Non, ma princesse.—Vous avez bien fait.—Ah!» dit-il, «ma princesse, qu'il a fait chaud aujourd'hui!—Demain,» dit-elle, «je vous donnerai deux bouteilles; avec celle que mon père vous donnera, cela fera trois bouteilles. Mais surtout, n'en dites rien.»
La princesse conduisit, le jour suivant, le petit berger dans la même plaine et lui défendit d'entrer dans le bois; mais, aussitôt qu'elle eut le dos tourné, il y entra en sifflant dans son sifflet. Il eut à peine fait quelques pas qu'il se trouva en face d'un géant tout vêtu d'or. «Que viens-tu faire ici, drôle?—Je me promène.» Le géant tourna autour de lui. «Qu'as-tu donc sur le dos?—C'est une gibecière: il y a dedans du pain, de la viande et du vin. As-tu faim?—Oui, j'ai faim.—Eh bien! mange.» Quand le géant eut mangé, le berger lui donna une bouteille, qu'il vida d'un trait. «En veux-tu une autre?» lui demanda le berger.—«Oui.—En veux-tu une troisième?—Oui.—En veux-tu une quatrième?—Mais tu en as donc un tonneau?—Oh! bien,» dit le berger, qui n'en avait plus, «je la garde pour quand tu auras encore soif.» Le géant une fois endormi, le petit berger lui enfonça son couteau dans la gorge, puis il fit le tour du bois et vit une maison toute d'or: dans l'écurie était un cheval d'or; dans les chambres, chaises, tables, assiettes, cuillers, fourchettes, tout était d'or. C'était la maison du géant.
Cependant le roi, qui voulait marier sa fille, fit préparer trois pots de fleurs: plusieurs seigneurs devaient combattre à qui gagnerait ces pots de fleurs et épouserait la princesse. Celle-ci dit au petit berger: «Venez demain, à neuf heures, et tâchez de gagner le prix.»
Le petit berger promit de venir. Le lendemain, en effet, il s'habilla tout d'acier, de sorte que personne ne le reconnut. «Ah! le beau seigneur!» disait le roi, «je voudrais bien qu'il eût ma fille.» Mais la princesse pleurait, ne voyant pas venir son berger. Après avoir combattu longtemps, le berger gagna un pot de fleurs, ce dont le roi fut enchanté.
Le soir, quand la princesse vit le berger, elle lui dit tout affligée: «Pourquoi n'êtes-vous pas venu?—La chaleur m'avait rendu malade.—Ah!» dit la princesse, «vous n'êtes pas bien ici; vous dépérissez.» Durant les trois jours qu'il avait rencontré les géants, il n'avait ni bu ni mangé.—«Je tâcherai d'y aller demain,» répondit-il.
Le lendemain, il s'habilla tout d'argent. «Voilà,» dit le roi, «un superbe chevalier! Il est encore plus beau que celui d'hier.» Ce fut encore le berger qui gagna le second pot de fleurs, à la grande satisfaction du roi.
Le soir, la princesse fit des reproches au berger. «Ah! ma princesse,» dit-il, «que voulez-vous que je fasse au milieu de ces grands seigneurs? Je n'oserai jamais y aller.—Je vous prêterai les habits de mon père,» dit la princesse.—«Vous êtes bien bonne, ma princesse, mais je n'en ai pas besoin; j'irai demain.—Eh bien,» dit-elle, «on vous attendra.»
Le jour suivant, il s'habilla tout d'or et se présenta à neuf heures au château. «Ah! le beau jeune homme!» dit le roi, «je voudrais bien qu'il eût ma fille.—Mon père;» dit la princesse, «si l'on attendait jusqu'à neuf heures et demie?» A neuf heures et demie, ne voyant toujours pas venir le berger, elle dit: «Mon père, attendons jusqu'à dix heures.» Dix heures sonnèrent; elle demanda un nouveau délai. «Nous attendrons jusqu'à onze heures,» dit le roi, «mais pas plus tard; ce n'est pas ma faute si ton berger ne veut pas venir.» A onze heures précises, le combat commença; il dura longtemps, et ce fut encore le petit berger qui gagna le dernier pot de fleurs.
Le soir venu, la princesse se rendit auprès de lui tout éplorée et lui dit: «C'est vous que je voulais épouser, et mon père va me donner à un autre.—Oh!» dit le berger, «si je ne suis pas venu, c'est que j'ai encore été un peu malade.»
Le lendemain, pourtant, il pria la princesse de le suivre dans le petit bois, et lui montra les trois pots de fleurs qu'il avait mis dans la maison d'acier. «C'est moi,» dit-il, «qui les ai gagnés, et, de plus, j'ai vaincu les trois géants: voici la maison du premier.» Il lui fit voir aussi la maison d'argent et la maison d'or, en lui disant: «Tout cela m'appartient.—Hélas!» dit la princesse, «maintenant vous êtes trop riche pour moi!» Mais le petit berger se présenta avec elle devant le roi. Celui-ci, ayant appris que c'était lui qui avait gagné les trois pots de fleurs, consentit avec joie à lui donner sa fille en mariage, et les noces se firent le jour même.
REMARQUES
Nous pouvons d'abord rapprocher du conte lorrain un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 326): Un jeune homme s'engage chez un comte comme berger. Il doit prendre garde que son troupeau ne s'aventure dans certaine prairie enchantée. Un jour, fatigué de surveiller ses bêtes, il les laisse aller dans la prairie. Tout à coup apparaît un dragon à une tête. Le berger, qui, par suite de circonstances trop longues à raconter ici, est en possession d'une épée merveilleuse, abat la tête du monstre; il l'ouvre et y trouve une clef de fer, qu'il met dans sa poche. Le lendemain, il tue un dragon à deux têtes, dont l'une renferme une clef d'argent; le jour d'ensuite, un dragon à trois têtes, dans l'une desquelles il trouve une clef d'or. Au moyen de ces trois clefs, il pénètre dans trois grandes salles souterraines, l'une toute de fer, l'autre d'argent, la troisième d'or, où sont trois chevaux, l'un noir, l'autre rouge, l'autre blanc, et trois armures: de fer, d'argent et d'or. Le comte ayant fait annoncer un grand tournoi, dont le prix est la main de sa fille, le berger s'y rend sur le cheval noir et avec l'armure de fer. Il réussit à enlever une fleur que tient la jeune fille, assise au haut d'une colonne, et s'enfuit à toute bride. Voyant que le vainqueur ne revient pas, le comte ordonne un second, puis un troisième tournoi, où le berger paraît d'abord avec le cheval rouge et l'armure d'argent, puis avec le cheval blanc et l'armure d'or, et où il remporte encore la victoire. Après chaque tournoi, il fait secrètement hommage de la fleur à la fille du comte. Celui-ci, ayant appris que les trois fleurs sont revenues entre les mains de sa fille, lui demande de qui elle les tient. Le berger est interrogé, et le comte lui donne sa fille en mariage.
Dans d'autres contes analogues, nous allons rencontrer certains détails de notre conte qui manquent dans le conte tyrolien.
Commençons par un conte hongrois (Gaal, p. 32): Tous les porchers d'un roi disparaissent successivement; aussi personne ne se présente pour les remplacer. Un jeune homme appelé Pista tente l'aventure. Le plus vieux verrat du troupeau lui conseille de demander au roi une miche de pain et une bouteille de vin: il les donnera au dragon qui viendra pour le dévorer. Pista suit ce conseil, et il offre le pain et le vin au dragon, en le priant d'épargner sa vie. Après avoir bu, le dragon s'endort. Alors Pista tire son couteau de sa poche et lui coupe la gorge. Il trouve dans la gueule une clef de cuivre, au moyen de laquelle il ouvre la porte d'un château de cuivre. Dans le jardin du château, il cueille une rose si belle que, lorsqu'il revient chez le roi, la plus jeune des trois princesses la lui demande en présent. Le lendemain, le vieux verrat lui conseille de se pourvoir de deux fois plus de pain et de vin. Même aventure lui arrive avec un second dragon, plus fort que le premier, et Pista pénètre dans un château d'argent. Enfin, le jour d'après, il tue de la même manière un troisième dragon et se met en possession d'un château d'or. Vient ensuite l'histoire du tournoi où Pista se rend trois jours de suite, avec trois équipements différents, pris successivement dans chacun des trois châteaux. Chaque fois, il abat d'un coup de lance une pomme d'or sur laquelle est écrit le nom d'une des trois princesses, et s'enfuit. Il va ensuite, sous ses vêtements ordinaires, réclamer au roi son salaire de porcher. Comme il a mis les trois pommes d'or dans son chapeau, il le garde sur sa tête. La plus jeune des princesses le lui enlève, et les pommes d'or tombent par terre. Il est reconnu pour le vainqueur, et épouse la princesse.
Dans un second conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 91), la fermière chez laquelle sert le berger lui recommande de ne pas laisser aller les moutons dans la prairie des trois géants. Ces géants demeurent dans un magnifique château, et on en a si grand'peur que le roi a promis sa fille en mariage à quiconque les tuerait. Le berger s'en va droit de ce côté en chantant et jouant de la cithare. Un des géants accourt au bruit, et les réponses du berger à ses questions lui plaisent tant qu'il va chercher du pain et du vin pour qu'ils mangent et boivent ensemble. Le berger met un narcotique dans le vin du géant, qui ne tarde pas à s'endormir; puis il tire son couteau de sa poche, coupe la tête du géant et prend la langue. Il se met de nouveau à chanter et à jouer de son instrument. Le second géant arrive; il a le même sort que le premier, et aussi, un peu après, le troisième.—La fin de ce conte tyrolien se rapproche d'un passage de notre nº 5, les Fils du Pêcheur. Un forestier, qui a trouvé les cadavres des géants, va porter les têtes au roi et réclame la récompense promise; mais le berger, qui a gardé les trois langues, dévoile l'imposture.
Nous mentionnerons encore deux autres contes tyroliens (Ibid., p. 96 et 372), qui ont, l'un et l'autre, les trois géants et le tournoi. Dans celui de la page 96,—où le berger apparaît successivement sous une armure d'abord d'acier, puis d'argent et enfin d'or,—nous relèverons un trait de notre conte qui ne s'était pas encore présenté à nous: l'amour de la princesse pour le berger. Ce dernier trait figure dans deux contes italiens du même genre (Comparetti, nos 22 et 62). Le second de ces contes a même un détail qui, sur ce point, le rapproche particulièrement de notre Petit Berger. La princesse conseille au berger d'aller, lui aussi, combattre à la joute; mais il fait le niais. Ce nº 62 de la collection Comparetti est altéré dans sa première partie. Le nº 22 est beaucoup mieux conservé: nous y trouvons la défense de passer un certain ruisseau; le serpent à trois têtes, dans chacune desquelles est une clef qui ouvre la porte d'un château; les trois châteaux, de cristal, d'argent et d'or; la joute et la triple apparition du berger avec cheval de cristal et bride de cristal, cheval d'argent et bride d'argent, etc.
A ces rapprochements il faut ajouter la première partie d'un conte flamand, qui correspond à peu près à la première partie du nôtre (J.-W. Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, nº 2), un conte autrichien assez peu complet (Vernaleken, nº 23), un conte allemand (J.-W. Wolf, Deutsche Hausmærchen, p. 269), et un conte slave de Moravie (Wenzig, p. 1).
Les deux derniers contes ont en commun un détail particulier: quand, pour la troisième fois, le héros s'enfuit après le tournoi, le roi ou les princes qui ont pris part à la fête cherchent à l'empêcher de s'échapper et le blessent à la jambe; c'est à cette blessure qu'il est ensuite reconnu pour le vainqueur. (Comparer la fin d'un des contes tyroliens mentionnés plus haut, Zingerle, II, p. 96.) Ce trait, on s'en souvient peut-être, se rencontre dans notre nº 12, le Prince et son Cheval.
Du reste, l'idée générale de ce dernier conte n'est pas sans analogie avec celle de notre Petit Berger et des contes étrangers du même type: l'un des contes italiens dont nous avons parlé (Comparetti, nº 62) emprunte à ce thème du Prince et son Cheval, au lieu d'un simple détail, tout un épisode, l'histoire des rapports du héros avec ses deux beaux-frères; un autre conte, recueilli dans le «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, nº 11), après une première partie analogue à la première partie du Petit Berger,—combat du chevrier contre le dragon de cuivre, le dragon d'argent et le dragon d'or, et prise de possession par lui de trois châteaux, de cuivre, d'argent et d'or,—donne, comme le Prince et son Cheval, le récit de trois batailles où le chevrier, devenu marmiton chez le roi, relève, sans être connu, la fortune de l'armée royale. Ici, il accourt la première fois à la tête de soldats aux armures de cuivre; la seconde fois, avec des soldats aux armures d'argent, et enfin avec des soldats aux armures d'or. Ces trois armées, il les fait successivement apparaître en secouant une bride de cuivre, une bride d'argent et une bride d'or, qu'il a rapportées des châteaux des trois dragons.
Dans un conte allemand de la collection Müllenhoff (nº 15), le tournoi est remplacé par le combat du héros contre un monstre que le roi, son maître, lui a ordonné d'aller tuer. Le premier jour, ce monstre a trois têtes; le second, six; le troisième, neuf. Jean les abat avec les trois épées de cuivre, d'argent et d'or qu'il a trouvées chez les géants.—Un conte breton, recueilli par M. F.-M. Luzel (5e Rapport, p. 34), présente cette même idée d'une façon qui la rapproche tout à fait de nos contes les Fils du Pêcheur (nº 5) et la Reine des Poissons (nº 37). Il ne s'agit pas seulement de tuer un monstre, mais de sauver une princesse que ce monstre (ici un serpent à sept têtes) doit dévorer. Le berger, qui combat trois jours de suite, arrive chaque fois sous une armure différente,—couleur de la lune, couleur des étoiles, couleur du soleil,—qu'il a trouvée dans le château du sanglier, lequel, dans ce conte breton, tient la place des géants ou des dragons. Malgré l'introduction de cet épisode du combat contre le serpent, le conte se termine par le tournoi, mais avec une altération, nécessaire pour qu'il n'y ait pas double emploi: le chevalier inconnu ayant disparu après avoir tué le serpent, le roi fait annoncer dans tout le royaume un grand tournoi qui doit durer trois jours; le berger s'y rend, équipé en chevalier, et la princesse le reconnaît.—Dans un conte souabe (Meier, nº 1), un berger va successivement dans trois vallées où il lui est défendu d'aller; chaque fois il tue un géant et découvre un château dans l'écurie duquel est un cheval de couleur différente. Or, son maître a promis sa fille au diable. Le berger, qui a trouvé dans chacun des trois châteaux une bouteille de vin et une épée qui doivent donner le moyen de vaincre le diable, le vainc en effet par trois fois. La troisième fois, le diable, qui a paru d'abord sous la forme d'un serpent, puis sous celle d'un dragon, puis enfin sous celle d'un aigle, lui fait une blessure à la main. Le gentilhomme, maître du berger, le surprend pendant qu'il examine sa blessure, et le berger est obligé d'avouer ses exploits.
Müllenhoff mentionne une variante allemande recueillie par lui, dans laquelle l'histoire du berger et de ses trois chevaux merveilleux est combinée avec «le conte bien connu où le héros gravit à cheval une montagne de verre pour conquérir la main d'une belle princesse». Ce second thème est au fond le même que celui du tournoi. C'est ce qui se voit plus nettement encore peut-être dans les contes de ce type où, au lieu d'avoir à gravir à cheval une montagne de verre, les prétendants à la main d'une princesse doivent faire sauter leur cheval jusqu'au troisième étage du château royal (contes russe, polonais, finnois cités par M. R. Kœhler dans ses remarques sur le conte esthonien nº 15 de la collection Kreutzwald).
⁂
En Orient, nous avons à citer un conte des Avares du Caucase (Schiefner, nº 4), dont nous avons déjà dit un mot à propos de notre nº 40, la Pantoufle de la Princesse (II, p. 73): Le plus jeune de trois frères, obéissant aux dernières volontés de son père, passe successivement trois nuits sur la tombe de celui-ci. La première fois, à minuit, paraît un superbe cheval «bleu»; le jeune homme le dompte, et le cheval lui dit d'arracher un crin de sa crinière: si jamais le jeune homme a besoin de ses services, il n'aura pour le faire venir qu'à brûler ce crin. La seconde nuit, même aventure avec un cheval rouge, et, la troisième, avec un cheval noir. Quelque temps après, la nouvelle se répand que le «souverain de l'Occident» donnera sa fille à celui qui sautera avec son cheval par dessus une certaine tour. Le jeune homme, à l'insu de ses frères qui n'ont pour lui que du mépris, brûle le crin du premier cheval, et aussitôt le cheval «bleu» se trouve devant lui, apportant à son maître une armure bleue et des armes bleues. Le jeune homme s'en revêt et se rend à la ville du «souverain de l'Occident». Il saute avec son cheval par dessus la tour et enlève la princesse. Suivent deux autres exploits semblables, que le jeune homme accomplit, d'abord tout équipé de rouge et avec le cheval rouge, puis tout équipé de noir et avec le cheval noir. Dans ces deux occasions, il enlève les deux sœurs de la princesse. Il garde pour lui la plus jeune et donne les deux autres à ses frères.—Le récit s'engage ensuite dans une autre série d'aventures.
Nous ferons remarquer que la triple veillée du héros sur la tombe de son père forme également l'introduction des contes esthonien, russe, polonais, finnois, mentionnés ci-dessus. Voici, par exemple, en quelques mots, le conte esthonien: Un père, en mourant, dit à ses trois fils de passer chacun à son tour une nuit sur sa tombe. C'est le plus jeune, méprisé par ses frères, qui passe les trois nuits, et, chaque fois, l'âme de son père lui dit que, lorsqu'il aura besoin de beaux habits pour aller parmi les grands seigneurs, il n'aura qu'à venir frapper sur la tombe. Le roi du pays ayant promis la main de sa fille à celui qui gravirait à cheval une montagne de verre sur le sommet de laquelle est la princesse, endormie d'un sommeil magique, le jeune homme s'en va frapper sur la tombe de son père: aussitôt paraît un cheval de bronze et, sur la selle de ce cheval, une armure de bronze. Une seconde fois, c'est un cheval d'argent et une armure d'argent, et enfin un cheval d'or et une armure d'or. Le jeune homme gravit d'abord un tiers de la montagne, puis les deux tiers; enfin il arrive au sommet, et la princesse est délivrée.
Toujours en Orient, nous rappellerons un conte syriaque, résumé dans les remarques de notre nº 1, Jean de l'Ours (I, p. 22), et où se trouve la triple apparition du héros dans un tournoi, sur trois chevaux de couleur différente.
Enfin, dans l'Inde, nous aurons à mentionner, pour ce même épisode du tournoi, un conte de la collection de miss Stokes (nº 10), dont nous avons donné l'analyse dans les remarques de notre nº 12, le Prince et son Cheval (I, p. 150).