Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXXVIII
LA FILLE DU MARCHAND DE LYON
Il était une fois la fille d'un marchand de Lyon. Sa mère, qui ne l'aime pas, ordonne un jour à un serviteur de la tuer et de lui apporter son cœur tout vif. Le serviteur ne peut se décider à exécuter cet ordre; il prend le cœur d'un chien et le porte à sa maîtresse. La jeune fille s'enfuit dans la forêt et se cache dans le creux d'un chêne.
Un jour qu'un comte est à la chasse dans cette forêt, ses chiens s'arrêtent devant l'arbre et se mettent à aboyer. Le comte, étant arrivé, se dit qu'il y a quelqu'un de caché dans l'arbre. «Sors d'ici, créature!» dit-il, «sinon je te tue.» La jeune fille sort de l'arbre, et le comte la recueille dans son château. Bientôt il l'épouse, et elle lui donne un fils.
La mère du comte n'aime pas sa belle-fille. Un jour, la jeune femme s'en va dans son carrosse faire des emplettes à la ville, ayant avec elle son petit enfant. Le cocher et le laquais l'insultent, sachant que la mère du comte la déteste. Ils prennent l'enfant et le jettent sur la route, où il est écrasé.
La jeune femme saute en bas de la voiture, à demi morte, et se réfugie dans un village. Elle prend des habits d'homme et se fait appeler Petit-Jean.
[Ici nos notes sont tout à fait incomplètes. Dans une occasion que nous ne pouvons préciser, le comte se trouve dans la même maison que Petit-Jean, probablement dans une auberge où ce dernier est en service. Petit-Jean est invité à conter une histoire. Il fait alors le récit de tout ce qui lui est arrivé. Le comte reconnaît sa femme et la ramène dans son château. Le cocher et le laquais sont brûlés vifs.]
REMARQUES
Ce conte se rattache, pour la première partie (jusqu'au déguisement de la jeune femme), à un groupe de contes que M. Kœhler a étudié dans ses remarques sur le conte sicilien nº 24 de la collection Gonzenbach. Il se rapproche surtout, pour cette première partie, d'un conte du Tyrol italien (Schneller, nº 50), dont voici l'analyse: Une mère, jalouse de la beauté de sa fille, charge un homme de la tuer et de lui apporter son cœur comme signe de l'exécution de cet ordre. L'homme se laisse toucher par les pleurs de la jeune fille, et apporte à la mère le cœur d'un chien. Au bout d'assez longtemps, la jeune fille, s'imaginant que sa mère a regret de sa cruauté, revient au pays. Sa mère ordonne de nouveau au même homme de la tuer et de lui apporter ses mains. L'homme coupe les mains de la jeune fille, mais ne la tue pas. Elle vit pendant longtemps dans une forêt, se réfugiant la nuit dans le creux d'un vieux saule. Un jour que le fils du roi est à la chasse, il l'aperçoit et croit d'abord que c'est un animal singulier; il la poursuit jusqu'à son arbre. Il l'en fait sortir et l'emmène dans son château, où bientôt il l'épouse, malgré la reine sa mère. Quelque temps après il part pour la guerre, et, pendant son absence, la jeune femme accouche de deux enfants. La reine-mère envoie dire à son fils qu'elle est accouchée de petits chiens. Le prince répond qu'à son retour il verra ce qu'il y aura à faire. La reine-mère envoie un second messager pour faire savoir au prince qu'en présence de l'irritation du peuple, elle est obligée de faire brûler sur la place publique la jeune reine et sa progéniture. Mais la jeune reine a eu vent de ce dessein, et elle s'enfuit dans la forêt avec ses enfants. Elle rencontre deux personnages à l'air vénérable, saint Jean et saint Joseph, qui baptisent les enfants et donnent à la mère une belle maison dans la forêt; puis la Sainte-Vierge lui dit de plonger ses moignons dans une certaine fontaine, et il lui repousse des mains. Au bout de six ans, le prince, étant à la chasse, s'égare dans la forêt et demande l'hospitalité dans la maison. Sa femme se fait reconnaître, et désormais ils vivent heureux.
Ce type de conte,—qui se retrouve avec quelques modifications dans le conte sicilien indiqué plus haut, dans un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 124), dans un conte allemand (Prœhle, I, nº 36), dans un conte lithuanien (Leskien, nº 46), dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, nº 15), dans un conte normand (Fleury, p. 151), et, pour l'introduction, dans un conte serbe (Vouk, nº 33),—est apparenté avec une sorte de légende, bien connue au moyen âge, et dont M. le comte de Puymaigre a étudié un grand nombre de formes européennes dans son ouvrage intitulé Folklore (Paris, 1885). La forme littéraire la plus ancienne de cette légende se trouve dans un poème du moyen âge, le Roman de la Manekine, œuvre de Philippe de Beaumanoir, le célèbre jurisconsulte du XIIIe siècle. On a publié également un «mystère» où ce roman est dramatisé. Voici, en quelques mots, le sujet de cette histoire: Un roi de Hongrie, resté veuf, est supplié par ses barons de se remarier. Il a promis à la défunte reine de n'épouser qu'une femme qui lui ressemblerait; ne trouvant cette ressemblance que dans sa fille nommée Joie, il veut l'épouser. Celle-ci, apprenant le dessein de son père, se coupe la main gauche, qui tombe dans une rivière. Le roi, furieux, la condamne à être brûlée vive. Un mannequin,—de là le titre du roman,—est mis à la place de Joie, qu'on embarque. Elle aborde en Ecosse, où le roi du pays s'éprend d'elle et l'épouse malgré sa mère. Au bout d'un an, il part pour une expédition lointaine; pendant son absence, Joie met au monde un beau petit prince. La reine-mère intercepte la lettre qui annonce au roi cet heureux événement, et lui en substitue une autre où l'on raconte que la jeune reine est accouchée d'un monstre. Le roi ordonne d'attendre son retour avant de rien décider sur le sort de Joie. A cette lettre, sa mère en substitue de nouveau une autre, où il est enjoint au sénéchal de livrer Joie au bûcher. Cette fois encore la reine est sauvée par un mannequin qu'on brûle à sa place, et elle s'embarque avec son enfant. Le roi revient, découvre la vérité, fait enfermer sa mère et se met en quête de sa femme. Au bout de sept ans, il la retrouve à Rome. Là est aussi le roi de Hongrie, tourmenté par ses remords; il fait dans une église une confession publique. Joie, témoin de son repentir, se fait connaître. On retrouve dans une fontaine la main coupée, qui jadis a été avalée par un esturgeon, et, grâce à une bénédiction du Pape, cette main va se rattacher au bras de la reine.
Ce trait de la main coupée, qui se retrouve dans la plupart des versions de cette légende, figure aussi dans les divers contes populaires énumérés plus haut: dans tous, la méchante mère ordonne à ceux qu'elle envoie tuer sa fille de lui apporter les mains de celle-ci, en signe d'exécution de ses ordres.
M. E. Legrand, dans ses Contes grecs (p. 24), donne la traduction d'une autre légende de cette famille, extraite d'un livre de piété qui a été composé au XVIIe siècle par un moine crétois et qui est encore très populaire en Grèce. Cette forme grecque de la légende est plus voisine des contes cités au commencement de ces remarques que la Manekine et les récits du même groupe. Ainsi, nous y trouvons une reine qui, jalouse de la beauté de sa belle-fille, ordonne à un serviteur de la tuer et de lui apporter les mains de la princesse.
Il est intéressant de constater qu'un conte syriaque du type de notre nº 28, le Taureau d'or, et dans lequel un père veut également épouser sa fille (voir le résumé de la première partie de ce conte syriaque dans les remarques de notre nº 28, I, p. 279), a une seconde partie, du reste indépendante de la première, qui présente une suite d'aventures non sans analogie avec les récits précédents (c'est à peu près le thème de Geneviève de Brabant): La jeune reine Çabha a mis au monde deux enfants aux cheveux d'or et d'argent, un garçon et une fille. Un jour que le prince est à la chasse, l'intendant fait d'odieuses propositions à la reine, qui les repousse avec indignation. Alors l'intendant tue le petit garçon et dit ensuite au prince que Çabha a cherché à le faire tomber dans le péché et que, de dépit de voir sa résistance, elle a tué son propre fils, pour lui attribuer ce meurtre[127]. Le prince ordonne de porter la mère et les enfants dans la montagne, de les tuer et de lui apporter de leur sang, pour qu'il le boive. Les serviteurs chargés de l'exécution de cet ordre se contentent de les abandonner dans la montagne; ils tuent un oiseau et rapportent son sang au prince. Çabha, restée seule dans ce désert, voit bientôt sa fille mourir; elle prend le corps de l'enfant et celui de son frère assassiné et les lave dans une certaine fontaine avant de les ensevelir. Alors, par la grâce de Dieu, ils reviennent à la vie. Dieu donne aussi à Çabha un beau château. Plus tard, le prince passe du côté de ce château. Çabha dit à son fils de l'inviter à entrer. Elle paraît, le visage voilé, devant le prince et lui dit de rendre un jugement sur ce qu'elle va lui exposer. Elle lui raconte alors toute son histoire, et le prince la reconnaît.
Un conte swahili de l'île de Zanzibar n'est pas non plus sans rapport avec le thème de la «Jeune fille aux mains coupées»; on y retrouve, disposés et motivés d'une façon particulière, plusieurs des éléments importants de ce thème: la main coupée, puis miraculeusement rétablie; la jeune fille trouvée dans la forêt par un prince qui l'épouse, et ensuite calomniée; enfin la reconnaissance des deux époux. Voici ce conte swahili (E. Steere, p. 393): Un père, en mourant, dit à son fils et à sa fille: «Que voulez-vous avoir, ma bénédiction ou ma fortune?—La fortune,» dit le fils.—«La bénédiction, dit la fille. La même chose se renouvelle à la mort de la mère[128]. Le fils prend tout le bien; il enlève même à sa sœur deux objets qui la faisaient vivre, et vient enfin chez elle pour couper une plante produisant des fruits, sa seule ressource. La jeune fille lui dit qu'avant de couper cette plante, il faudra qu'il lui coupe la main. Il le fait. Alors elle s'en va dans la forêt et monte sur un arbre. Ses larmes tombent sur un fils de roi, qui l'emmène et l'épouse. Le frère de la jeune femme, apprenant où elle est, va dire au roi, père du prince, en l'absence de ce dernier, qu'elle a eu plusieurs maris et qu'elle les a tous tués. On la conduit hors de la ville, avec son petit enfant. Quand le prince est de retour, on lui dit que sa femme et son fils sont morts. La jeune femme a l'occasion de rendre service à un serpent, qui lui conseille de tremper son bras dans un certain lac, et la main repousse. Elle vit quelque temps chez les parents du serpent. Comme elle désire retourner chez elle, le serpent, son obligé, lui dit: «Demandez à mon père son anneau, et à ma mère son coffret.» Les serpents sont très affligés de cette demande, mais ils donnent néanmoins l'anneau et le coffret. Par la vertu de l'anneau, qui fait avoir tout ce que l'on désire, la jeune femme se procure une grande maison, à côté de la ville de son mari. Le roi, le prince et leur suite viennent voir la maison; la jeune femme les reçoit et se fait reconnaître.
Cette dernière version de cette histoire, avec son serpent reconnaissant, nous paraît avoir, sur certains points, un cachet plus primitif que les autres, une forme plus voisine de la forme originale. Apporté évidemment par les Arabes dans l'île de Zanzibar, ce conte, ainsi que la plupart des contes arabes, doit être originaire de l'Inde.
⁂
Pour la seconde partie de notre conte,—celle où l'héroïne se déguise et est invitée à conter une histoire, en présence de son mari, qui ne l'a pas reconnue,—nous avons à citer particulièrement un conte toscan (Nerucci, nº 51). Ce conte se rapproche, pour le commencement, du conte syriaque: tous les malheurs dont Caterina est victime lui ont été suscités par son précepteur, dont elle a repoussé les propositions infâmes; c'est sur le rapport de cet homme que le roi, père de Caterina, a ordonné à ses serviteurs de conduire celle-ci dans la forêt pour la tuer et de lui rapporter sa langue; c'est encore le précepteur qui, après le mariage de Caterina avec un prince, égorge leur enfant, pendant l'absence du prince.—A partir de cet endroit, la ressemblance avec le conte lorrain s'accentue: Caterina, désespérée, quitte sa maison, se déguise en paysanne et s'engage comme servante dans une auberge. Il arrive qu'un jour le prince, mari de Caterina, son père et le précepteur entrent ensemble dans cette auberge, au retour d'une chasse. Le prince, qui est toujours triste depuis la disparition de sa femme, dit qu'il aimerait à entendre un conte pour se distraire. On demande à Caterina, que personne ne reconnaît sous ses habits de paysanne, d'en conter un. Alors elle raconte l'histoire de la «malheureuse Caterina». Son père et son mari la reconnaissent, et le précepteur est brûlé vif.
En Orient, un conte arabe d'Egypte (Spitta-Bey, nº 6) offre une grande ressemblance avec ce conte toscan et avec le nôtre: L'héroïne, restée seule au pays pendant que ses parents font un pèlerinage, est en butte aux obsessions du cadi qui, sans cesse repoussé, écrit au père, pour se venger, qu'elle se conduit mal. Le père envoie son fils avec ordre d'emmener la jeune fille dans le désert, de l'y égorger et de remplir de son sang un flacon. Le frère, au lieu de la tuer, l'abandonne dans le désert, pensant qu'elle sera dévorée par les bêtes féroces, et il remplit un flacon du sang d'une gazelle. La jeune fille monte sur un arbre; un fils de roi la voit, l'emmène et l'épouse. Il en a deux fils et une fille. Un jour, elle part avec ses enfants pour aller visiter ses parents, accompagnée d'une escorte, que commande le vizir. Celui-ci, pendant le voyage, fait des propositions criminelles à la jeune femme, et, pour briser sa résistance, tue successivement ses trois enfants. Elle trouve moyen de lui échapper. Elle rencontre un garçon qui fait paître des moutons, change de vêtements avec lui, puis s'engage comme valet chez un cafetier. De retour auprès du roi, le vizir lui dit que sa bru est une ogresse qui a mangé ses enfants et s'est enfuie dans le désert. Le roi se met immédiatement en route avec le vizir pour chercher l'ogresse et la mettre à mort. D'un autre côté, le père de la jeune femme, ayant appris que son fils ne l'avait pas tuée, dit au cadi qu'il est cause de sa fuite et qu'ils se mettront tous les trois à sa recherche. Un soir, les deux compagnies se rencontrent dans le café où sert la jeune femme.[129] Le roi demandant si quelqu'un veut raconter une histoire, le prétendu valet raconte la sienne. On rend justice à son innocence, et le cadi ainsi que le vizir sont brûlés vifs.
NOTES:
[127] Dans le conte italien du XVIe siècle, que nous avons analysé dans les remarques de notre nº 28 (I, p. 278) et qui est très voisin du conte syriaque pour sa première partie, l'indigne père de la jeune reine vient, sous un déguisement, tuer les enfants de celle-ci, pour lui faire attribuer ce crime.
[128] Il est curieux de retrouver à peu près ce début dans des contes écossais et irlandais: Au moment où l'aînée de trois sœurs quitte la maison de sa mère, celle-ci lui demande si elle veut moitié d'un gâteau avec sa bénédiction ou le tout avec sa malédiction. Elle préfère tout le gâteau. Même demande est faite ensuite à chacune des deux autres filles, et la plus jeune, seule, préfère la bénédiction. (Voir Campbell, nos 15, 17; Kennedy, I, p. 54.)—Des contes portugais du Brésil (Roméro, nos 7, 20, 21) présentent un semblable passage.
[129] Pour ce passage caractéristique, le conte toscan et le conte arabe se ressemblent, comme on voit, complètement. En revanche, le conte lorrain a en commun avec le conte arabe le trait du déguisement de la jeune femme en homme.