Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LVI
LE POIS DE ROME
Il était une fois un homme et sa femme. La femme prenait soin du jardin; elle le bêchait au printemps et y semait des légumes. Pendant plusieurs années, le mari trouva tout bien; mais voilà qu'un beau jour il se mit en tête que sa femme n'entendait rien au jardinage. «C'est moi,» lui dit-il, «qui m'occuperai cette année du jardin.»
Semant un jour des pois de Rome[58], il en remarqua un qui était plus gros que les autres; il le mit à la plus belle place, au milieu du carré. Tous les matins il allait voir son pois de Rome, et le pois de Rome grandissait, grandissait, comme jamais on n'avait vu pois de Rome grandir. L'homme dit à sa femme: «Je vais aller chercher une rame pour ramer mon pois de Rome.—Une rame!» dit-elle, «quand tu prendrais le plus haut chêne de la forêt, il ne serait jamais assez grand.»
Cependant le pois de Rome, à force de grandir, finit par monter jusqu'au Paradis. L'homme dit alors: «J'ai envie de ne plus travailler; je m'en vais grimper à mon pois de Rome et aller trouver le bon Dieu.—Y penses-tu?» lui dit sa femme. Mais il n'en voulut pas démordre; il grimpa pendant trois jours et arriva au Paradis: une feuille du pois de Rome servait de porte. Après avoir traversé une grande cour, puis une longue suite de chambres, dont les feuilles du pois de Rome formaient les cloisons, il se trouva devant le bon Dieu et lui dit: «Je voudrais bien ne plus être obligé de travailler. Ayez pitié de moi et donnez-moi quelque chose.—Tiens,» dit le bon Dieu, «voici une serviette dans laquelle tu trouveras de quoi boire et manger. Prends-la et redescends par où tu es monté.»
L'homme fit mille remerciements, redescendit et rentra au logis. «Ma femme,» dit-il, «le bon Dieu m'a donné de quoi boire et manger.» D'abord elle ne voulut pas le croire; mais quand elle vit la serviette et tout ce qui était dedans, c'est alors qu'elle ouvrit de grands yeux.
Au bout de quelque temps, quand il n'y eut plus rien dans la serviette, l'homme se dit: «Il faut que je remonte à mon pois de Rome.» Il fut encore trois jours pour arriver au Paradis. La feuille qui fermait l'entrée s'écarta pour le laisser passer. «Que veux-tu, mon ami?» lui demanda le bon Dieu.—«Nous n'avons plus rien à manger,» répondit l'homme. Le bon Dieu lui donna une autre serviette encore mieux fournie que la première, et l'homme redescendit par le même chemin.
Les provisions durèrent plus longtemps cette fois; mais pourtant on en vit la fin. L'homme dit alors: «C'est bien fatigant de toujours monter à mon pois de Rome!—Oui,» répondit la femme, «plus fatigant que de travailler.—Je vais,» dit l'homme, «demander au bon Dieu de me donner de quoi vivre le reste de mes jours.» Il se mit donc encore à grimper, et arriva au bout de trois jours à l'entrée du Paradis. Les larges feuilles du pois de Rome s'écartèrent pour le laisser passer. «Que veux-tu, mon ami?» lui demanda le bon Dieu.—«Je voudrais bien,» dit l'homme, «ne plus être obligé de travailler. Donnez-moi, je vous prie, de quoi vivre le reste de mes jours. J'ai trop de mal à grimper à mon pois de Rome; je suis bien malheureux.—Tu vas être content,» lui dit le bon Dieu. «Tiens, voici un âne qui fait de l'or. Mais ni toi, ni ta femme, n'en dites rien à personne, et vivez comme on doit vivre, sans trop dépenser; car vous feriez parler de vous.»
L'homme redescendit bien joyeux avec son âne et dit à sa femme en rentrant chez lui: «Voici un âne qui fait de l'or.—Es-tu fou?» lui dit-elle.—«Non, je ne le suis pas; tu vas voir. Mais surtout n'en parle à personne.» Il prit le drap du lit, l'étendit sous l'âne, et en quelques instants, le drap se trouva couvert de pièces d'or. La femme acheta du linge, des habits propres et de beaux meubles.
A quelque temps de là, elle reçut la visite de sa belle-sœur. «Oh!» dit celle-ci en entrant, «que tout est beau chez vous depuis que je ne suis venue! Vous faites donc bien vos affaires?—Tu ne vois pas encore tout,» dit l'autre, et elle lui montra son armoire remplie de linge, sa bourse bien garnie de pièces d'or. «D'où peut vous venir cette fortune?» demanda la belle-sœur.—«Je vais te le dire, mais garde-toi d'en parler à personne. Mon mari est monté au pois de Rome qui va jusqu'au Paradis, et le bon Dieu lui a donné un âne qui fait de l'or.» Elle la conduisit à l'écurie et lui fit voit l'âne; c'était un âne gris tacheté de noir. De retour chez elle, la belle-sœur s'empressa de rapporter à son mari ce qu'elle venait d'apprendre. Le mari, s'étant procuré un âne du même poil que celui de son beau-frère, vint pendant la nuit prendre l'âne aux écus d'or, et laissa l'autre à sa place. On ne s'aperçut de rien.
Quelque temps après, l'homme au pois de Rome, n'ayant plus d'argent, eut recours à son âne; mais ce fut peine inutile. Il dut encore grimper au Paradis. «Que demandes-tu?» lui dit le bon Dieu. «Ne t'ai-je pas donné tout ce qu'il te fallait?—Ah!» répondit l'homme, «l'âne ne veut plus faire d'or maintenant.—Mon ami,» dit le bon Dieu, «ta femme n'a pas gardé le secret, et l'âne est chez ton beau-frère, qui te l'a volé. Mais je veux bien venir encore à ton aide. Tiens, voici un bâton. Va chez ton beau-frère; s'il fait difficulté de te rendre l'âne, tu n'auras qu'à dire: Roule, bâton!»
L'homme prit le bâton, et, à peine descendu, courut chez le beau-frère, qui était avec sa femme. «Je viens voir,» leur dit-il, «si vous voulez me rendre mon âne.—Ton âne? A quoi nous servirait un âne? Nous avons nos chevaux. (C'étaient des laboureurs.) D'ailleurs, tu n'as pas le droit d'aller dans nos écuries.—Eh bien! roule, bâton!» Aussitôt le bâton se mit à les rosser de la bonne manière. «Ah!» criaient-ils, «rappelle ton bâton.» L'homme rappela son bâton et leur dit: «Vous allez me rendre mon âne.—Nous ne savons ce que tu veux dire.—Eh bien! roule, bâton!» Et le bâton frappa de plus belle. «Rappelle ton bâton,» dit la femme, «et nous te rendrons ton âne.»
Le bâton rappelé, l'homme reprit son âne et le ramena à la maison. Depuis lors, il ne manqua plus de rien et vécut heureux avec sa femme.
NOTES:
[58] On appelle ainsi, à Montiers, les haricots.
REMARQUES
Ce conte est formé de deux éléments qui ne se trouvent pas toujours combinés ensemble, le thème des objets merveilleux, qui s'est déjà présenté à nous dans cette collection (nos 4, Tapalapautau, et 39, Jean de la Noix), et celui de la plante qui monte jusqu'au ciel.
Nous avons étudié le premier de ces thèmes à l'occasion de nos nos 4 et 39; nous ajouterons seulement qu'on a dû remarquer dans le Pois de Rome que la serviette qui se couvre de mets au commandement est remplacée prosaïquement par une serviette où se trouve à boire et à manger. Nous avons déjà vu la même altération de l'idée première dans notre nº 19, le Petit Bossu.
Quant au second thème, nous l'étudierons ici, dans les diverses combinaisons où il se rencontre.
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Parmi les contes où ce second thème n'est pas combiné avec le premier, nous citerons d'abord un conte russe (Ralston, pp. 294-295): Un vieux bonhomme plante un haricot sous sa table. Le haricot pousse si bien qu'il faut lui ouvrir un passage à travers plafond et toit; il finit par toucher au ciel. Le bonhomme grimpe à la tige du haricot. Arrivé au ciel, il voit une cabane dont les murs sont de gâteau; les bancs, de pain blanc, etc. Cette cabane est la demeure de douze chèvres, qui ont, l'une un œil, l'autre deux, et ainsi de suite jusqu'à douze. Par la vertu de certaines paroles, le vieux parvient à endormir la chèvre à un œil, qui est chargée de faire bonne garde, puis, les jours suivants, les autres chèvres. Malheureusement il oublie d'endormir le douzième œil de la dernière, et il est pris.—L'histoire ne s'arrête pas là, dans une variante également russe (ibid., p. 295); elle se lance dans une série de hâbleries à la Münchhausen. Chassé de la maison gardée par la chèvre aux six yeux, le moujik retourne à sa tige de pois: plus de tige de pois. Il se fait une corde avec des fils de la vierge, etc., etc.
Dans un conte westphalien (Grimm, nº 112), un paysan a laissé tomber dans un champ une graine de navet; il en sort un arbre, qui s'élève jusqu'au ciel. L'homme y grimpe, et, tandis qu'il est à regarder dans le Paradis, il s'aperçoit que l'on coupe l'arbre. Il tresse une corde avec de la menue paille, etc.—Comparer un autre conte westphalien (Grimm, III, p. 193), où une histoire du même genre est mise dans la bouche d'un jeune paysan qui s'est fait fort de dire les plus grandes hâbleries du monde. Ce conte appartient au groupe de contes où celui qui «mentira le mieux» gagnera telle ou telle chose, parfois (ici, par exemple) la main d'une princesse.—Nous mentionnerons, parmi les contes de ce groupe, comme présentant ce même thème, un conte lithuanien (Schleicher, p. 38), un conte serbe (Vouk, nº 44), un conte grec moderne (Hahn, nº 59), un conte norvégien (Asbjœrnsen, t, II, p. 97).
Dans un conte français, que M. Alphonse Karr dit avoir entendu raconter dans son enfance (Moniteur universel, 18 mars 1879), un saint ermite, désolé de la mauvaise conduite des habitants de son village et ne voyant aucun résultat de ses prières, demande à être admis devant le bon Dieu pour lui exposer ses vœux. Saint Jean, son patron, lui apparaît en songe et lui donne une fève qui, plantée par l'ermite, croît merveilleusement et finit par arriver au ciel, où le saint homme, après y avoir grimpé, demande et obtient ce qu'il désirait.
Dans un troisième conte russe (Ralston, p. 291), un vieux bonhomme plante dans sa cave un chou qui grandit aussi merveilleusement que les haricots, pois, etc., des contes précédents. Ici, le vieux fait un trou dans le ciel avec sa hache et s'y introduit. Il y voit un moulin à bras qui, à chaque tour, donne un pâté et un gâteau avec un pot d'eau-de-vie de grain. Après avoir bien mangé et bien bu, le bonhomme redescend et dit à sa femme de venir avec lui là-haut. Il la met dans un sac qu'il tient avec les dents et commence à grimper; mais, à moitié chemin, le sac lui échappe, et la vieille femme est tuée, etc.
Ce moulin merveilleux fait penser à la serviette de nos contes lorrains et des contes analogues. Un autre conte russe (Ralston, p. 296) va se rapprocher davantage de ces contes. Le héros du conte russe, toujours un vieux bonhomme, après avoir grimpé à un chêne né d'un gland planté par lui dans sa maison, trouve dans le ciel, outre le moulin à bras, un coq à crête d'or. Il rapporte l'un et l'autre chez lui, mais bientôt un seigneur vole le moulin, lequel est finalement repris par le coq.
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Dans les contes qui vont suivre, la ressemblance avec le Pois de Rome est complète. Voici, pour commencer, un conte flamand (A. Lootens, nº 1): Un homme plante une fève de marais; le lendemain il voit qu'elle a grandi et qu'elle a monté jusqu'à la porte du Paradis. Il y grimpe et obtient de saint Pierre une brebis à laquelle il suffit de dire: «Petite brebis, secoue-toi!» pour voir pleuvoir les écus. Comme dans notre nº 4, Tapalapautau, l'homme est attrapé par un hôtelier qui substitue une brebis ordinaire à la brebis aux écus. Saint Pierre lui donne ensuite une table qui se couvre de mets au commandement, et enfin un sac d'où sortent, quand on prononce certaines paroles, des gourdins qui battent les gens. Par le moyen de ces gourdins, l'homme se fait rendre sa table et sa brebis.—Dans un conte de la Bretagne non bretonnante (Sébillot, I, nº 12), un homme est si pauvre qu'il ne lui reste plus qu'une fève. Il la plante dans son jardin et lui dit tous les matins de pousser bien vite pour qu'il aille chercher son pain au Paradis. Au bout de quelques jours, la fève lui dit qu'il peut monter. Il arrive à la porte de Paradis, où il trouve saint Pierre. Les objets donnés successivement par saint Pierre sont un âne qui fait des écus, une serviette qui se couvre de mets quand on lui dit: «Pain et vin», et enfin, l'un et l'autre ayant été volés par un aubergiste, un bâton qui rosse les gens.—Même enchaînement dans un des contes picards (nº 4) publiés dans le tome VIII (1879) de la Romania. Ici, c'est en grimpant à la tige du haricot pour en cueillir les gousses que Jean arrive au Paradis. Les objets donnés par le bon Dieu sont l'âne merveilleux, une table qui apprête à dîner, et une poêle (sic) qui frappe tout ceux qu'on désigne.—Voir encore un conte toscan (Pitrè, Novelle popolari toscane, nº 29), où saint Pierre donne au petit garçon qui a planté la fève une table, un âne et une massue.
Dans un conte grec moderne (nº 1 de l'appendice des Deutsche Mærchen, de Simrock), même combinaison, avec quelques traits particuliers: Un vieux bonhomme n'a pour nourrir sa famille qu'un caroubier. Or, cet arbre grandit si fort, qu'il finit par atteindre presque le ciel, et tous les jours le bonhomme grimpe au caroubier pour en cueillir les gousses. Voilà qu'une fois il entend dans l'air l'Hiver et l'Eté qui se disputent, chacun prétendant valoir mieux que l'autre. Ils aperçoivent l'homme sur son arbre et le prennent pour arbitre. Celui-ci leur dit qu'ils sont l'un et l'autre si bons, qu'il est très difficile de choisir entre eux. Les contestants, très satisfaits de sa réponse, lui font cadeau d'un petit pot de terre: «Il te procurera tout ce dont tu auras besoin; mais garde-toi de le dire à personne.» L'homme commande au pot de lui procurer un bon repas; de même le lendemain. Sa femme le presse tant qu'il finit par lui révéler le secret. Quelque temps après, leur fils, ayant vu une jeune princesse, en devient éperdument amoureux. Il dit à sa mère d'aller la demander pour lui en mariage au roi. Ce dernier répond qu'il y consentira, si le lendemain le jeune homme et ses parents ont en face de son palais à lui un palais bien plus beau. Que fait la femme? Elle ordonne au petit pot de leur procurer un palais, et alors le mariage a lieu. Le roi et ses serviteurs enivrent le vieux bonhomme et lui extorquent son secret; ils lui volent son petit pot et lui en substituent un autre en apparence semblable. Le bonhomme est donc obligé de remonter sur son arbre; il revoit l'Hiver et l'Eté, qui prennent pitié de lui et lui donnent un gourdin et une corde: «Tu n'auras qu'à commander, et ils garrotteront et bâtonneront ceux que tu voudras.» Par ce moyen le bonhomme rentre en possession de son petit pot.
Dans un conte corse (Ortoli, p. 171), un pauvre diable, qui court après la fortune, arrive un jour dans un pays où il trouve un châtaignier si grand qu'il va jusqu'au ciel. Il y monte, et arrive au Paradis. Les objets qu'il reçoit successivement de saint Pierre sont une serviette merveilleuse, un âne qui fait de l'or et un bâton qui bat les gens, et notamment le fripon d'hôtelier.
Dans un conte de la Normandie, recueilli par M. Edélestand du Méril (Etudes sur quelques points d'archéologie et d'histoire littéraire, 1862, p. 474), il y a association d'un autre thème: Le bonhomme Misère rencontre Notre-Seigneur et saint Pierre; il leur demande l'aumône. Notre-Seigneur lui donne une fève et lui dit de s'en contenter. Misère s'en retourne chez lui, et, comme il n'a pas de jardin, il plante la fève dans l'âtre de sa cheminée. La fève ne tarde pas à pousser; le soir, elle sort déjà par le haut de la cheminée, et, le lendemain matin, on n'en voit plus le sommet. Misère grimpe à la tige de la fève; ne trouvant pas de gousses, il monte toujours et arrive au Paradis. Saint Pierre lui promet, à sa prière, qu'il aura toujours dans sa maison de quoi boire et manger. Malheureusement pour Misère, sa femme l'oblige à grimper plusieurs fois encore à la fève pour adresser à saint Pierre des demandes de plus en plus déraisonnables, et il finit par redevenir aussi pauvre qu'auparavant.—Ce dernier élément qui vient se combiner avec notre thème est celui que développe le nº 19 de la collection Grimm, le Pêcheur et sa Femme.
Mentionnons encore un conte flamand (J. W. Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, nº 16), qui offre la combinaison de l'histoire du haricot avec le thème du nº 35 de la collection Grimm, le Tailleur dans le Ciel, et ensuite avec les hâbleries dont nous avons parlé tout à l'heure.
Dans un conte anglais (Grimm, III, p. 321.—Brueyre, p. 35), Jack grimpe à un haricot qui monte jusqu'aux nuages. Il arrive dans une contrée inconnue, où il rencontre une fée, et où il a ensuite des aventures avec un géant.